Chapitre 36 : les Vérités de Jeane (Corrigé)
Ils demeurèrent ainsi quelques secondes durant, avant de finalement se détacher. Je les observai se dévisager en silence, les poings serrés. Je n'appréciais guère ce qu'il se passait sous mes yeux.
— Kenfu... me réveilla Jeane, mal à l'aise. Oh, faut y aller.
— Laisse-les, tout ira bien pour eux, ajouta George en posant sur mon épaule une main rassurante.
Je détournai le regard, les dents serrées, et fis face aux visages inquiets de mes quatre amis.
— Bon, on y va ? lâchai-je, comme impatient.
Ils choisirent d'oublier l'instant, ce qui me rassura, et Ashley pépia :
— On va où, on va où ?!
— On dit qu'on va aux chiottes et on sort en mode discrets ? proposa Jeane, un sourire malicieux au coin des lèvres.
— Bonne idée, approuva George.
Sinna hocha silencieusement la tête. Jeane prit ainsi les devants du groupe et nous fraya un chemin jusqu'à la sortie. Mais soudain, tandis que l'éclatante lumière des LEDs du couloir nous apparaissait enfin, notre guide percuta deux silhouettes de passage et ses yeux s'écarquillèrent sous le choc :
— Papa ?! Maman ?! s'étrangla-t-elle, presque horrifiée.
Nous l'encadrâmes, curieux, et découvrîmes un couple qui me fit aussitôt reculer d'un pas. S'ils avaient des traits délicats, des mains douces et soyeuses, l'aura qu'ils répandaient sur leur sillage était une toute autre affaire. Ils transpiraient l'argent à des kilomètres à la ronde. Et pour le comprendre, nul besoin de remarquer les bijoux agrémentés de pierres précieuses dont ils étaient ornés -pour ma part, j'avais juste l'impression d'être face à deux guirlandes- ni de leurs vêtements lustrés et scintillants qui semblaient tout droit sorti de la vitrine. Leur regard et leur posture se suffisaient à eux-mêmes. Deux yeux brillants, sans cesse abaissés vers leur interlocuteur dans un puissant sentiment de supériorité ; pour souligner le tout, leur nuque était si droite qu'on aurait presque pu penser qu'elle avait été dessinée à la règle. J'eus une grimace : à vrai dire, cela ne m'aurait même pas étonné si ç'avait été le cas.
— Jeane, ça alors, minauda la mère de l'intéressée.
Elle déposa sa coupe d'alcool sur le plateau d'un serveur qui passait et joignit chaleureusement ses mains avec celles de sa fille :
— Alors dis nous, tu te plais bien ici ?
Mais elle n'attendit pas sa réponse et releva un énigmatique regard mauve dans notre direction :
— Je vois que tu t'es fait plein d'amis ! C'est génial.
J'arquai un sourcil, amusé, et attendis la réponse cinglante de Jeane, prétextant que ses parents l'embarassaient et qu'ils feraient mieux de retourner jouer dans leur propre cour ; cependant, elle n'en retourna rien et préféra baisser les yeux. Je ne fus pas le seul que son silence choqua ; j'échangeai un regard consterné avec George. Lui non plus n'en revenait pas.
— Les gars, lâcha finalement notre amie, je vous présente Althar et Aurélia des Lapins, mes parents. Ils sont membres de la Cours Phoenicienne et propriétaires de la société qui fabrique les navettes que vous voyez souvent sur les fleuves. Elles sont toutes de chez eux.
Sidérés, nous écarquillâmes les yeux et dévisageâmes la jeune femme. Savoir que ses parents possédaient la seconde fortune du pays était une chose ; l'entendre parler comme quelqu'un de normal en était une autre. Pour la première fois depuis que je la connaissais, elle n'avait employé aucun mot abrégé.
George, que je sentis mal à l'aise devant de telles figures Phoeniciennes, ne sut que faire d'autre que de s'incliner légèrement. Je lui lançai un brusque coup de coude entre les côtes et il se redressa vivement, un sourire douloureux aux lèvres. Les parents de notre amie nous fixaient, visiblement exaspérés.
— Papa, maman, poursuivit-t-elle, je vous présente Ashley des Chats, George des Ours et Sinna et Kenfu des Panda-Roux.
Au dernier nom énoncés, leur regard s'illumina et il m'accordèrent un sourire enchanté :
— Tu es le fils unique d'Aïru, je me trompe ? s'amusa Althar d'une voix sage.
Je hochai doucement le menton et Aurélia enchaîna en attrapant le bras de son mari :
— Il nous parle souvent de toi. Il dit que tu es un véritable prodige et que tu feras de grandes choses.
Ce fut au tour de George d'appuyer sur mes côtes lorsqu'un rire sarcastique tenta de m'échapper ; mon sourire disparut aussitôt le coup de coude me coupa le souffle, et je me contentai d'approuver en silence, ne sachant que faire d'autre.
— On va la laisser s'amuser tranquillement, souffla Aurélia avec toute la grâce du monde. A plus tard ma chérie.
— Au revoir, grinça Jeane entre ses dents dans un rictus forcé.
Ils s'évaporèrent dans le brouhaha et dans la foule, nous laissant ainsi perplexe à quelques pas de la sortie. Les questions voulurent s'élancer hors de ma bouche mais notre amie avait déjà détalé vers l'entrée, où elle prétexta vouloir se rendre aux toilettes. Ils nous ouvrirent le passage et nous prîmes le chemin des toilettes dans un silence nerveux. Puis, lorsque nous nous fûmes assurés qu'ils ne regardaient plus dans notre direction, nous filâmes hors du bâtiment.
L'air frais de la soirée me gifla le visage, et je vis Ashley et Sinna s'ébrouer sous la morsure du froid.
Jeane, en revanche, ne semblait en aucun cas dérangée par la température et elle nous entraîna d'un bon pas entre les différents édifices, jusqu'aux grandes portes d'Enohria.
-C'est génial ! s'écria Ashley alors que nous dévalions les escaliers à toute vitesse. Youhou !
Elle poussa un cri de joie, bientôt suivie par Jeane.
L'obscurité, percée par les rais de lumière jaunie des lampadaires, était teinte de reflets bleutés. Les étoiles brodées dans l'écharpe de nacre du ciel.
Je levai le nez vers elles, impressionné par leur quantité, et ne sus laquelle regarder.
Soudain, mes pieds prirent la décision de me fausser compagnie et je manquai de m'écrouler ; la marche loupée, je poussai un cri de surprise et retrouvai mon équilibre juste à temps. Les quatre autres me jetèrent un regard moqueur et émirent un grand rire qui troubla le silence de la nuit.
Une fois toutes les marches dévalées, Jeane nous entraîna à travers les ruelles et nous nous enfonçâmes dans les recoins de Stellarium.
-Comment tu connais aussi bien Stellarium ? demandai-je, les sourcils froncés.
Elle m'accorda un sourire par dessus son épaule :
-J'suis à l'école à Stellarium depuis mes cinq piges, expliqua-t-elle tout simplement. J'ai commencé à aller faire la teuf à seize. Du coup forcé j'connais plein d'boîtes.
-Seize ans ? répéta George, les yeux ronds. Mais tu sais que c'est dangereux d'aller en boîte aussi jeune !
Elle leva les yeux au ciel :
-MDR. J'sais j'suis pas conne. Mais j'm'en fous. Et pis c'est là qu'j'ai rencontré mon copain.
George et moi échangeâmes un regard médusé, un sourcil arqué.
-Quel âge il a, ton copain ? m'enquis-je, craignant la réponse.
-Vingt-sept, pouffa-t-elle. Vous verrez vos gueules, c'est grave drôle.
-Vingt-sept ?! répéta Ashley, sous le choc. Mais tu l'as rencontré à quel âge ?
-J'avais dix-sept et lui du coup il avait vingt-quatre.
-Woaw... s'étouffa George, qui ne trouvait même plus les mots.
Quant à moi, je me gardai bien du moindre commentaire. Jeane était libre de ses choix, même si j'étais pour le moins surpris. Là où j'avais vécu, ce genre de choses étaient courantes et ne me surprennaient guère ; mais que Jeane, qui toute sa vie durant avait vécu à Stellarium, mène une telle vie me laissait sur le cul. Je m'interrogeai alors sur ses raisons de prendre ainsi de tels risques, mais n'en fit pas part avec le groupe. Sûrement nous le révélerait-elle lorsqu'elle en ressentirait le besoin.
Nous finîmes par percevoir une musique, qui tonnait quelques rues plus loin. Lorsque nous débouchâmes dans la bonne rue, je fus surpris par la foule. Les lumières dansaient devant un établissement, duquel s'échappait les tambours d'un rythme musical électrique.
Nous ne prîmes même pas la peine de faire la queue ; Jeane nous entraîna jusqu'à l'entrée, où un vigile en uniforme lui décrocha un regard complice :
-Rubis ?
-Celle-là même, sourit-elle avec un clin d'oeil.
Il ouvrit la barrière et Jeane -enfin, Rubis... ?- nous incita à la suivre. Pour la première fois depuis que je connaissais la jeune Erkaïn, je me demandai si j'avais bien fait de devenir son ami. Je quittai les ruelles dangereuses et les mauvaises fréquentations d'Erkaï pour m'en trouver de nouvelles alors que j'étais porteur d'un Don ravageur et qu'une guerre avait failli être déclenchée.
Une fois à l'intérieur, nous descendîmes sur un tapis rouge et en profitâmes pour nous jeter sur Jeane.
-C'est quoi cette histoire de Rubis ?! beugla George pour couvrir le bruit de la musique. T'étais pas ce que je pense au moins ?
-Non, rit-elle, t'es fous ou quoi bien sûr que non. C'est juste que j'avais décidé y a un bail d'prendre un aut'e nom pendant mes sorties. Pour la sécurité quoi.
Nous laissâmes échapper un soupir de soulagement. Voilà une chose qu'il nous aurait été difficile d'oublier concernant Jeane.
-Vous êtes prêts à faire la teuf toute la nuit ? hurla-t-elle alors que nous arrivions dans la salle où les lumières rouges violettes fusaient.
Ils égosillèrent un grand oui, mais preferai ne rien dire pour ma part. Était ce réellement une bonne idée, avec les évènements actuels ?
-Merde à la fin ! hurlai-je à mon tour. J'en ai marre de me poser mille questions par seconde ! J'en ai ras le cul de tout le temps m'inquiéter ! On va faire la fête, on va boire et on va s'éclater comme des vrais étudiants !
Ils reprirent un grand oui en cœur et nous pénétrâmes dans la grande salle.
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