-Alors ? s'enquit George lorsque je revins à leur hauteur.

-Ma mère passait juste voir mon père, mentis-je sans réfléchir. Elle devait lui donner quelques affaires...

J'agirai la queue, les moustaches frémissantes. Ce mensonge était difficile à dire. Mais il sembla les convaincre car ils n'insistèrent pas.

-Tes parents divorcent ? gémit cependant Ashley, les oreilles tristement couchées sur le crâne.

-Tu peux t'occuper de tes affaires ? feulai-je, à bout de patience.

Mentir était difficile, mais avoir à subir les questions impertinentes de cette Erkaïn hautaine en était une autre.

-Allons en cours, proposa plutôt George en m'attrapant par la patte.

Je jetai un regard méprisant à la féline et laissait les trois autres m'entraîner. Sinna resta en retrait, et Jeane en profita pour se presser à ma gauche. Tandis qu'elle claudiquait maladroitement, elle se pencha légèrement dans ma direction et George l'imita.

-Tu nous diras la vérité après ? murmura-t-elle d'une voix à peine audible.

-Mais c'est la vérité ! insistai-je, les crocs serrés.

Étais-je si mauvais menteur ?

-Allez, pas à nous, sourit George. On comprend que t'ai pas voulu le dire devant Ashley et Sinna. Mais tu nous diras après, hein ?

Je réprimai un soupir ; ils étaient forts. Ou bien me connaissaient ils mieux désormais.

-Ok. Mais pas ici.

Ils échangèrent un coup d'oeil complice et je levai les yeux au ciel, quoique amusé. Ce qui était certain, c'était que l'on ne s'ennuyait jamais, avec eux.

Le reste de l'après midi fila sous nos truffes sans que nous ne puissions l'apercevoir ; le Gorille Johan nous fit part de ses inquiétudes concernant l'assassinat de Kaeryna, bien que la moitié de la classe seulement fut présente lors de son cours. Nul ne savait où étaient passés les autres.
Ensuite, ce fut l'élégante professeur de politique Myra qui nous accueillit. Elle se révéla être une délicate Fennec au fort caractère. Elle avait un penchant pour le droit et la justice qui m'ennuyait, et les ragots que colportèrent Jeane et George tout le cours durant ne furent pas à son avantage.

Lorsque la fin de la classe fut annoncée, les élèves se pressèrent de quitter les lieux et George se planta face à nous, un air de défi dans les yeux :

-On devrait aller à la salle d'étude.

Je levai les yeux au ciel ; voilà bien la dernière chose que j'avais envie de faire.

-Bien sûr, raillai-je, sarcastique. Et ensuite on ira lire tous les manuels de cours pour le plaisir ?

-Impossible, souris l'Ours, je l'ai déjà fait et le faire une seconde fois serait bien ennuyeux.

Jeane pouffa, excédée par son comportement.

-Il y a quelque chose que je ne comprends pas, intervint Sinna en nous rejoignant. Tu travailles comme un fou, tu participes toujours en classe et tu veux absolument avoir des bonnes notes, mais à côté de ça tu sèches. Où est la logique ?

Nous dévisageâmes George. Sinna disait vrai. Mais l'Ours préféra hausser les épaules et, l'air de rien, terminer de ranger ses affaires dans son sac.

-J'aime autant m'amuser que travailler, voilà tout, fit-il au bout d'un moment. Je crois que la clé de la réussite est celle de savoir faire l'équilibre entre les deux.

Interdit, je fixai un instant le jeune Erkaïn. Ses paroles n'avaient pas beaucoup de sens à mes yeux, mais elles témoignaient d'une grande sagesse. George était un Erkaïn mature et patient. Si il y avait bien une personne dont j'étais désormais certain qu'elle réussirait à Enohria, c'était lui.

-Allez, on y va.

Il incita Jeane à grimper sur son dos et tous les quatre, nous quittâmes la salle en silence.

La salle d'étude était voisine de la bibliothèque. Aussi lorsque nous penetrâmes dans la pièce, nous pûmes apercevoir sur le mur de gauche des traces de suies. Elles faisaient tâche sur l'élégante tapisserie rouge bordeaux. Mal à l'aise, je me recroquevillai sur moi même tandis que nous trouvions une table. George se pressa de déballer son sac, à l'instar de Jeane et Sinna qui n'étaient pas aussi motivées que l'Ours. Quant à moi, je m'assis en bout de table aux côtés de George et m'étendis sur le bois couleur ocre. La truffe sous les pattes, je crus bien m'endormir quand la vision de la bibliothèque saccagée me revint en mémoire. Je battis des paupières, réprimant un grognement, et songeai aux paroles de Kaï. Étais-je réellement destiné à sauver Phoenix de la Deuxième Guerre des Trônes ? C'était pourtant impossible. Comment un seul jeune Erkaïn, d'origine des bas-fonds, piètre élève, arrogant et détenteur d'un Don destructeur pouvait être un héro, un sauveur ?

-Normalement, commença George d'un ton plus sérieux que jamais, notre premier chapitre en Histoire devrait porter sur les Ères dans ses grandes lignes. Jusqu'ici nous n'avions étudié que l'histoire de Phoenix. Je pense que ça va être intéressant.

J'entendis Jeane gémir :

-J'm'en fous de ton programme à la con, peluche. J'ai mal à la tête. Et j'ai mal à la patte.

-C'est drôle, souffla Sinna d'une voix lointaine, les premières pages du chapitre ne portent pas sur la Première et la Seconde Ère. Elles parlent de la Troisième.

Le frottement précipité des pages m'indiqua que George était avide de voir cela de ses propres yeux.

-Oh, oui, c'est vrai ! s'extasia-t-il. Ça parle de la Pirate Neelya Spaïce. On dit qu'elle savait naviguer sur un trois-mâts à elle seule. Elle a combattu sa mère Alita Squats, une puissante Sorcière, et a été élue Reine des Pirates. Ensuite elle a tué Bianca Steelel et détruit le Portail menant à la Caraïbe dans le but de sauver son peuple. Mais l'explosion de Magie qu'elle a libéré a provoqué un déplacement de la croûte terrestre et donc la naissance de la Quatrième Ère. Après ça, il est dit qu'elle a mystérieusement disparue sur une île et qu'elle n'est jamais réapparue.

Je redressai la truffe :

-Une explosion de Magie ? Il faudrait quelque chose d'extrêmement puissant pour arriver à déplacer la croûte terrestre.

Un instant, mon cœur avait manqué un battement. Était-il possible que cette Neelya ait détenu un Don similaire au mien ?

-Elle a utilisé la Pierre Forbante, m'indiqua George. C'est le Noyau de la Caraïbe.

J'agitai les moustaches, déçu. Finalement, j'étais seul. Comme toujours.

-Perso j'ai jamais bien capté cette histoire de Pierres, soupira Jeane. C'est grave compliqué comme truc.

-C'est juste que les Pierres contiennent à elles seules toute la Magie des Mondes, expliqua George, fier de son nouveau rôle de professeur. Il y a huit Pierres, une pour chacun des Mondes. Si jamais par exemple la Pierre de Phoenix, à savoir la Pierre de Crystal, est détruite, alors Phoenix sombre dans le Néant. Phoenix disparaît quoi.

-C'est déjà arrivé ? questionna Sinna, curieuse.

-Je l'avais lu quelque part, oui, concéda l'Ours. La célèbre Marion Jones, une Viking du Monde de Rogwyne, a consacré sa vie entière à rassembler les morceaux de l'Oeil du Faucon, la Pierre de son Monde qui avait été détruite. Il sombrait dans le Néant. Elle a même été jusqu'à se rendre sur Titan pour y parvenir.

Jeane fut prise d'un frisson :

-Titan m'donne la chair de poule. Jamais d'la vie j'irai là bas.

-C'est sûr que ça doit pas être le Monde le plus accueillant des Huit... pouffa George.

Il eut un long silence, et je fixai tour à tour chacun des Erkaïns autour de cette table. Songeaient-ils à la guerre, aux conflits à venir, comme moi à cet instant ? Se rendaient-ils compte qu'à tout instant, notre vie, notre avenir entier pouvait basculer ?

-J'ai peur qu'on n'arrive pas à finir le programme, gémit George.

Jeane fronça les sourcils :

-Hein ? Pourquoi ?

-C'est évident, grinçai-je entre mes dents, agacé.

Ne voyait-elle pas ce dont tous parlaient depuis des heures déjà ?

-Parce que nous avons raté un cours ce matin ! geignit l'Ours, à mon plus grand désarroi. À cause de ça, on va prendre un regard considérable.

-Quoi ?! feulai-je, l'échine hérissée. Mais George, t'es con ou tu le fais exprès ?! Jamais on ne va finir le programme, puisque on va tous crever à cause de la guerre !

Toutes griffes dehors, j'attrapai mon sac et quittai la salle en trombe. Ils ne comprenaient rien. Et ils ne pourraient jamais comprendre.