Chapitre 23 : Les visages de Kaï (Corrigé)

Le fracas des chaises et des tables renversées d'un bout à l'autre résonnait dans toute la salle. Hurlements horrifiés et cris de protestations fusaient partout, rebondissant dans un écho infini contre les murs de la pièce. Mais le brouhaha assourdissant ne m'atteignait pas. Ne résonnait à mes oreilles qu'un sifflement lointain, ainsi une seule et unique phrase dont le rebond sourd se répétait contre les parois de mon crâne.

Une guerre se prépare.

Sans réfléchir, je bondis sur mes pattes et bousculai quiconque se tenait au travers de mon chemin pour quitter la salle, oppressé par les corps confondus, aveuglé par les fourrures. Je peinais à respirer, à réfléchir.

Une guerre se prépare.

Je jaillis hors de la mer d'élèves en furie, dérapai sur la plateforme et vis le vide manquer de m'avaler lorsque je percutai la rambarde de plein fouet. Ravalant ma peur, je sautai sur l'une des cordes et me laissai glisser jusqu'en bas, où je sautai au sol dans une roulade maladroite. Les paumes brûlées par les ficelles rêches des cordages, j'eus une grimace lorsque je posai mes pattes sur le parquet verni pour détaler ventre à terre au détour des couloirs.

Tout ceci avait forcément un lien.

J'en étais persuadé.

Quelque chose me le disait, je le sentais là, au fond de moi.

Alors que j'accélérai ma course, poussant sur mes muscles endoloris, je perçus un bruit de pas précipités et me stoppai net. Hors d'haleine et les oreilles dressées sur mon crâne, je fis volte-face et tombai nez à nez avec un énorme Ours couleur miel.

-George ! m'étranglai-je, les yeux écarquillés.

Je fis un bond en arrière, surpris. Le cœur tambourinant dans ma poitrine, j'aperçus derrière lui Jeane, qui nous rattrapait à peine.

-Vous m'avez fait une peur bleue ! feulai-je, agacé.

Ils se contentèrent d'un sourire désolé, avachis au sol, peinant à reprendre leur respiration. Je levai les yeux, exaspéré, puis me figeai lorsque je remarquai une troisième silhouette un mètre plus loin. Stupéfait, je reconnus aussitôt ce regard bleu inexpressif ; Sinna cavalait dans notre direction, la fourrure en bataille. Que faisait-elle ici ?!

-Qu'est-ce que tu fous ? crachai-je, montrant les crocs.

-Vous préparez quelque chose, siffla-t-elle en retour, les yeux plissés. Et à mon avis, ce n'est vraiment pas...

-Détrompe toi ! la coupai-je, méprisant. Arrête de faire l'idiote et mêle toi de ce qui te regarde !

-Kaï t'aime bien ? demanda-t-elle plutôt, pensive.

Interloqué, je fus pris d'un mouvement de recul. Mais à quoi jouait-elle ?! Je feulai à nouveau, toutes griffes dehors, avant de me tourner vers Jeane et George :

-Et vous, qu'est-ce que vous foutez là à me suivre ?!

-Toi qu'est c'tu fais ? rétorqua Jeane, un sourcil arqué, reprenant peu à peu son souffle.

-Je... tentai-je, hésitant.

Pourquoi ne pouvaient-ils donc pas me laisser gérer mes affaires seul ?! N'avaient-ils donc rien d'autre à faire ? Je leur jetai un regard de haine et lançai, abandonnant toute tentative de discussion :

-Vous avez cas la mettre où j'pense, votre curiosité !

La queue en panache, je tournai les talons et repris ma course vers la bibliothèque. Sans surprise, les trois autres me talonnèrent, ragaillardis par leur courte pause.

-Et c'est où, "où j'pense" ? entendis-je George demander, perplexe.

-T'es vraiment con, t'sais ça ? le taquina Jeane, secouée d'un petit rire moqueur.

Je réprimai un grognement agacé. Ce qu'ils pouvaient être stupides, parfois.

J'accélérai le pas ; les enjeux de la situation m'étaient soudain revenus à l'esprit. Je virai alors à droite et déboulai devant les imposantes portes de chênes ; sans plus attendre, je les poussai en grognant sous leur poids.

Nous pénétrâmes dans la bibliothèque, non sans bruit, et les trois autres s'arrêtèrent au seuil pour reprendre leur souffle. Je leur jetai un regard dédaigneux, les crocs serrés et la queue fouettant nerveusement l'air. Leur présence ne me réjouissait pas ; en particulier celle de Jeane. Si ce qu'elle nous avait confessé la veille était vrai, alors il était tout à fait possible qu'elle ne soit pas dans la même position que nous. Elle pourrait tout aussi bien comploter dans notre dos qu'être une espionne pour le compte de Kaï. Ce qui expliquerait pourquoi ce dernier en sait tant sur moi, mes doutes, mes peurs, mon passé et mon Don. J'eus un frisson ; j'espérai me tromper.

Je m'ébrouai, les moustaches agitées. Mon esprit s'emmêlait dans de drôles de superstitions.

Je balayai la grande salle du regard, nerveux, mais l'endroit était vide de vie. La lumière qui perçait par les fenêtres demeurait claire et rayonnante, n'éclairant que les minuscules particules de poussière contenues dans l'air, qui dansaient dans un silence inquiétant. Les rangées d'étagères menaient jusqu'à l'étrange fontaine, recouverte d'une nuée de petits pétales roses parfaitement immobiles. Seules les respirations hachées des trois Erkaïns dans mon dos se faisaient entendre, brisant d'une seule expiration trop bruyante l'harmonie qui régnait.

Incapable de rester immobile, je laissai mes pattes me traîner de long en large devant les truffes quelque peu perdues de mes camarades de classe.

-À quoi sert cet endroit ? murmura George à voix basse, les yeux levés vers les vitraux.

Il semblait émerveillé par les décors colorés des lieux, comme respectueux quant à l'atmosphère qui chargeait la salle d'une étrange aura de paix et de sérénité. 

-À faire parler les curieux, sifflai-je entre mes crocs.

Je levai les yeux au ciel, exaspéré. Cela ne se voyait donc pas ? Des livres par centaines, cela ne se trouvait pas dans un cabinet de toilettes.

-Tu n'es pas venu seul cette fois-ci, mon jeune ami, s'amusa une voix sage.

L'écho s'étala dans toute la salle, et mes muscles se raidirent. Pourquoi avait-il toujours ce besoin de paraître énigmatique, de surprendre de la sorte ?

-Qui est là ?! gémit Jeane, terrifiée.

Je feulai, les crocs à découverts :

-Arrête de faire l'enfant ! Ce n'est que Kaï.

-K... Kaï ?! Le... Le Roi ?! balbutia-t-elle, la gueule ouverte, totalement abasourdie.

Je lui jetai un regard lourd de sous-entendus. Il aurait mieux fallu qu'ils ne viennent pas.

Mais la vieille Tortue était bien décidée à poursuivre son petit jeu. Nous restâmes plantés là, immobiles, l'oreille tendue. J'étais à peu près certain qu'il s'amusait de notre impatience, tout en sachant la raison de notre venue. Trouvait-il cela amusant ?! Probablement.

-Ce n'est plus drôle, Kaï ! On a besoin de te parler !

Les trois autres étouffèrent un cri de surprise, les yeux écarquillés de stupeur. Je me contentai de garder mon calme, les muscles raidis d'impatience ; le sujet était bien trop important pour attendre ! Qu'importe la manière dont je m'adressai au Roi ! Là dehors, les émeutes faisaient rage, de même que la peur et le chaos. N'était-ce pas l'exact rôle d'un souverain, de rétablir l'ordre et d'apaiser les craintes du peuple ? Aujourd'hui celui-là même se cachait derrière les étagères de sa bibliothèque, à l'abri des regards et de la haine. Cela faisait-il de lui le parfait coupable du meurtre de Kaeryna ?

Je déglutis ; le voile s'était déchiré, et toutes mes imprudences me révélaient alors leur dangerosité. Allait-il nous tuer à notre tour ? Avais-je mis George, Jeane, et même Sinna, en danger, en accourant ici sans réfléchir ?

Cependant, mes pensées furent interrompues par un mouvement derrière quelques étagères non loin. Une ombre tomba sur l'allée principale de la bibliothèque et la silhouette du Roi se dévoila à la lumière. Il avait relevé sa canne et s'avançait vers nous d'une démarche lente, lourde.

-Bonjour, mon jeune ami, me salua-t-il en esquissant son habituel sourire amusé. Que me vaut cette visite précipitée en plein milieu d'un cours ?

-Je pense que tu le sais très bien.

-Ah, vraiment ? s'amusa-t-il.

Il fit tournoyer son bâton dans les airs, feignant une tranquillité mensongère. Je plissai les yeux ; malgré ses efforts apparents pour le cacher, ses pattes tremblaient et ses joues s'étaient creusées, de même que les poches sous ses yeux s'étaient alourdies. Ainsi courbé et avachi sur lui-même, il avait plus que jamais l'apparence d'un vieillard.

-Je suis un Roi, et non un devin, me rappela-t-il en me toisant de son regard bleu perçant. Ne t'imagine pas des choses sans preuves, jeune Panda-Roux.

-Ce n'est pas ce que tu m'as laissé entendre hier soir, feulai-je, les oreilles rabattues sur mon crâne.

Me prenait-il pour un idiot ?

-Tout dépend du point de vue, riposta la vieille tortue, plus méfiante désormais.

-Mais de quel point de vue parles-tu ?!

La frustration et l'indignité faisaient gonfler mon pelage ; j'avais du mal à suivre les affirmations de la vieille Tortue, désormais. Kaï m'avait pourtant révélé qu'une guerre s'annonçait inéluctablement, alors pourquoi soudain nier ? Pourquoi soudain démentir et ridiculiser mes interrogations ?!

-Pourquoi t'énerves-tu ainsi ? préféra-t-il retourner.

-Pourquoi ?! m'écriai-je, les pattes tremblantes. POURQUOI ?! Tu veux que je te rappelle qui m'a affirmé hier, qui m'a hurlé, qu'une guerre arrivait ?! Et comme par hasard le lendemain, Kaeryna est assassinée ! La princesse enlevée !

-Calme toi, Kenfu, m'ordonna-t-il d'une voix sèche, comme conscient des pensées qui me traversaient l'esprit. Il ne sert à rien de s'énerver, il faut simplement...

-Arrête de mentir ! beuglai-je. Arrête de...

-TAIS TOI !

Les lampes suspendues au plafond se brisèrent, et le court-circuit provoqua un bruit assourdissant. Recroquevillé sur moi-même, je fixai le Roi sans esquisser le moindre geste. Une ombre grandissait dans la bibliothèque, chassant toute trace de colère, d'inquiétude, ou même de culpabilité ; à présent, seule la peur régnait. Derrière moi, j'entendis les trois autres reculer, terrifiés.

-Puis-je te rappeler qui commande, ici ? rugit-il, soudain redressé et férocement planté devant nous.

Sa mine patibulaire m'arracha un frisson. Combien de visages le Roi avait-il ?

-Crois-tu réellement qu'il est agréable pour moi de voir mon Royaume glisser peu à peu dans le néant, dans la mort et dans la guerre ?!

Je n'osai répondre. Mieux valait garder ce que je pensai pour moi.

-Cesse de faire l'enfant, cracha-t-il, les traits déformés par la colère. Réfléchis un peu ! Je ne tirerais aucune satisfaction à tuer Kaeryna.

Les battements de mon cœur cognaient férocement à mes tympans. Chaos. Désordre. Mort. Terreur. Le monde basculait. Les murs de la maison s'écroulaient et le soleil aride brûlait les victimes, les tâchant de sang, les noyant dans les odeurs de la mort.

Secoué de spasmes, je perçus un long rugissement au plus profond de mon être, qui m'arracha un gémissement sous la douleur qu'il faisait grandir sous mes côtes.

-Et tu te demandes pourquoi ton père t'a abandonné, hein ? railla Kaï dans un faible souffle de colère.

Je perçus le crissement de mes griffes sur le parquet, et ma queue glissée entre mes jambes fut prise de tremblements. Je secouai la truffe, les crocs serrés, luttant contre une force invisible qui me comprimait les poumons et y confinait l'air. Les paroles du Roi résonnaient à travers mon crâne, indéfiniment, sans pour autant que je ne les entende. Il mentait. J'en étais certain. Je cernais sa peur, ses doutes, ses faiblesses et ses tremblements. Sa colère se tenait fébrilement sur des piliers de terreur et de mensonges. Voilà que l'ombre grandissait sur mon cœur, agrippait les lambeaux de mon esprit secoué de questions et d'angoisses. J'étais cerné, malmené dans cette cage de fer.

Et j'étais impuissant.   

Je levai un regard de haine dans sa direction, et l'étincelle de peur que je lus dans son regard m'arracha un grognement menaçant. Les secondes ralentirent tandis que je me redressai sur mes pattes ; dès lors, seuls les battements de mon cœur tonnèrent dans la salle. Les vents se levèrent et la noirceur qui se faufilait à mes pattes avala la moindre particule de lumière.

Bientôt, l'odeur électrique de la Magie emplit la pièce, et la fumée verte brouilla ma vision ; qu'était-il en train de se passer ? Je n'en savais rien. En revanche, il y avait cette rage, cette haine, cette douleur, qui bouillait en moi et était prête à se déverser. Le volcan ne tarderait pas à entrer en éruption, malgré mes efforts considérables pour le contenir. Je serrais les pattes et me contorsionais sous de terribles rugissements. Il me semblait croire que s'était les miens, mais je n'étais plus sûr de rien. Je savais seulement que j'étais seul. Terriblement seul.

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