Chapitre 21 : la Première Guerre des Trônes (Corrigé)

-Et sinon y c'est passé quoi avec Sinna ? Vous vous êtes bien regardés au cours de Niru c'matin, roucoula Jeane.

Je fermai les yeux, pouffant légèrement, l'ombre d'un sourire aux lèvres. Drôle de manière de changer de sujet. George exagéra un regard de reproche et esquissa un sourire :

-Voyons, laisse-le. Tu vois bien qu'il est gêné.

Je feulai, pourtant amusé par la manière dont la conversation dérivait :

-Je serais gêné lorsque les profs découvriront que je vous ai tué !

Ils éclatèrent de rire et je ne tardai pas à les suivre, le cœur quelque peu allégé. Ces deux-là dégageaient une énergie peu courante, bien qu'elle soit totalement décalée.

-Tu n'as pas nié ! s'exclama l'Ours, les yeux ronds.

Mon sourire fondu aussi vite qu'il était apparu ; la blague ne s'arrêtait pas et franchissait une limite. Toutes griffes dehors, j'agitai les moustaches :

-Vous êtes complètement cons. Elle est avec Tobias, en plus.

-Ils sont pas officiellement ensemble, me corrigea George. C'est Jeane qui me l'a dit. Et Jeane connaît tous les potins.

Je levai les yeux au ciel ; et cela ne faisait que deux jours que nous étions là. Qu'importe ce qu'elle avait vu ou non. S'ils pensaient que j'étais le genre d'Erkaïn à m'intéresser à une femelle, ils se trompaient du tout au tout.

-Je n'aime personne, feulai-je, la truffe plissée de dégoût. Et encore moins une femelle.

Jeane haussa les épaules, les yeux pétillants :

-T'sais, y a pas de mal à aimer. Moi j'aime trop être en mode amour avec quelqu'un. 

-Bien sûr, raillai-je, méprisant. Et bien moi, je trouve ça ridicule. On se prend la tête pendant des jours, c'est bizarre, effroyablement oppressant et embarrassant, on se donne du mal, tout ça pour qu'au final tout se termine parce que l'autre n'est plus capable d'assumer.

Il eut un silence tendu. Je lissai ma fourrure ébouriffée et repris d'un ton froid :

-C'est du temps perdu pour rien. C'est un poids. L'amour, ça sert juste à boucher un trou, combler un manque. Ces stupides Humains desquels on descend avaient peur de ne vivre que pour un rien, alors ils se sont trouvé une raison de vivre, à savoir vivre pour quelqu'un d'autre. C'est tellement plus facile comme ça, hein ?

George baissa les yeux, une moue dubitative au visage. A ses côtés, Jeane me fixait d'un regard désapprobateur :

-Tu t'trompes. L'amour, on peut rien faire cont'e ça. C'est l'seul truc qui résiste à la Magie, du coup obligé c'est cool. En plus quand t'es triste et tout, ben y a quelqu'un qui t'aide. Qui t'donne l'impression que tout va pas mal. Qui lis ton cœur sans qu'tu lui parles.

L'Ours et moi échangeâmes un regard confus. Lui comme moi n'avions jamais entendu Jeane parler ainsi. Quelque chose me disait que son rapport à l'amour était différent du nôtre, et sur bien des points.

-Par exemple moi j'ai eu plusieurs copains, assura-t-elle. Pis y a eu l'dernier, celui qui... Enfin c't'ait... Ouais, y a eu les problèmes politiques, tout ça...

Mais son regard s'assombrit et sa voix se brisa. La pierre dans mon estomac s'était soudain alourdie. Je n'étais visiblement pas le seul à porter de lourds souvenirs sur les épaules, bien que ce fut ma première impression. Quelle était la nature de ses souffrances ? Etait-ce encore un conflit de ragots et de potins, ou bien le passé de Jeane était-il plus sombre que je ne l'avais imaginé ? Je me demandai si cela avait un rapport avec ce dont Kaï m'avait parlé. Le copain de la Lapine était-il impliqué ?

-Les problèmes politiques... ? répétai-je d'une voix à peine audible, le regard porté au loin sur l'horizon.

Cela ne me disait qui rien aille.

-Tu ne nous as pas tout dit, n'est-ce pas ? s'inquiéta George, recroquevillé sur lui-même.

Je haussai les épaules, la gorge nouée, et soufflai :

-Ce dont je vous ai parlé toute à l'heure, ce dont Kaï m'a fait part... J'ai fait mention d'une guerre.

-C'est vrai qu'on a même pas capté, pouffa Jeane d'un semblant de rire amusé, masquant plutôt une peur soudaine à ces paroles jusqu'ici oubliées.

-Il m'a dit que les tensions grimpaient, enchaînai-je, les dents serrées. Il craint qu'il y ait une nouvelle guerre entre les Iles. 

-Tu dis qu'y aurait p't'être une deuxio Guerre des Trônes ? m'interrogea la Lapine d'une voix fébrile.

Je coulai un regard vers elle, et je vis George balayer les alentours d'un regard inquiet. Nous n'étions pas autorisés à aborder le sujet. En effet, alors que Kaï accédait au statu de Roi de Phoenix il y a de ça quelques dizaines d'années, il avait formellement censuré toute information concernant la Première Guerre des Trônes. Personne n'en savait plus, sinon qu'elle avait duré dix ans et causé des pertes considérables, tout peuples confondus.

Et voilà que Jeane annonçait le sujet. Je plissai les yeux, les moustaches frémissantes. Etait-elle au courant de quelque chose ?

-J'suis censée rien poucave... grimaça-t-elle, hésitante. Mais j'crois qu'c'est mieux pour vous d'savoir.

George, bien que nerveux à l'idée que l'on nous surprenne à échanger sur le sujet, l'encouragea à poursuivre d'un léger signe de tête.

-Ben... Mon... Mon copain était espion, risqua-t-elle vivement.

Interloqués, nous la fixâmes quelques seconde dans un silence tendu. 

- Espion ? répétai-je, comme certain d'avoir mal interprété ses paroles.

-Ouais, soupira Jeane. Mais un jour la police l'a chopé et ils l'ont embarqué. Jamais revu.

J'agitai les oreilles, soudain méfiant. Les choses se révélaient bien plus complexes que je ne l'avais cru. Tout était donc lié ? Et si la Lapine mentait, simulait sa tristesse pour mieux me soutirer des informations tout en ayant conscience de mon lien avec Kaï ? Et si j'en avais déjà trop dit ? Allais-je être la cause d'un conflit à venir ? Cette simple idée m'arracha un frisson.

-Enfin bref... grommela-t-elle, visiblement mal à l'aise d'évoquer ce sujet. Pour vous la jouer courte, ben c't'ait y a trente ans. Quand les Changers ont attaqué pour prendre le trône à Kroak, le Roi Erkaïn, les autres îles ont dit d'quel côté elles étaient et tout l'monde s'entendaient grave pas. Y avait des alliances et des conflits d'partout. Après les Changers ont réussi à avoir le Trône de Phoenix, mais ils l'ont pas gardé longtemps parc'que y a la Reine des Amazones elle a rassemblé une alliance pour s'en emparer. Elle a trahit tout l'monde, a fait une dictature, pis les Changers et les Erkaïns se sont alliés pour la renverser. Les deux Rois sont morts pendant que Kaï tuait la Reine des Amazones et tous les autres sans pitié, à s'qu'on dit.

Elle marqua une pause, comme réfléchissant à quelque chose dont elle ne voulait pas parler, puis termina :

-Il est monté sur l'Trône et a dit à tout le monde qu'maint'nant c't'ait lui qui commandait, et c'lui qui le contredisait il lui défonçait la gueule. Pis il a nommé chaque Roi et Reine de chaque île pour faire le Grand Conseil et voilà.

Je réprimai un long soupir. Kaï, la vieille tortue de la bibliothèque, avait mis un terme à une guerre de force qui durait déjà depuis dix longues années. Il s'était autoproclamé Roi et rétablit la paix, soit, mais n'avait semblé, d'après Jeane, n'éprouver le moindre scrupule à tuer pour le Trône. Au fond, n'était-il juste qu'un autre politique avide de pouvoirs et de richesses, comme l'avait été ma première impression à son sujet ?

J'échangeai un regard avec les deux autres, terriblement inquiet.

-Je ne comprends pas pourquoi Kaï a interdit l'accès à toutes les informations à ce sujet.

George haussa les épaules et eut une grimace :

-A mon avis, nous n'avons pas ici toute l'entière vérité. Il doit y avoir des choses épouvantables que le Roi ne veuille pas que l'on sache.

Je plissai de la truffe ; je n'aimais pas cette idée. Pas alors qu'il m'avait clairement fait comprendre que si la guerre était déclarée, j'aurais un important rôle à y jouer.

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