Chapitre 19 : Drôles de paroles pour un Roi (Corrigé)
Le soir s'annonça sans même daigner me prévenir ; le ciel se ternit, laissant la chute du soleil emporter les dernières couleurs sur son sillage. Je ne savais pas où j'étais, comment je m'y étais retrouvé ni ce que j'allais bien pouvoir faire désormais. Il m'était même difficile de trouver à qui ces affaires dans ce sac de fortune appartenaient. Il jonchait là, à ma droite, et ses lanières décousues pendaient mollement, comme sans vie. L'étiquette de papier trempé d'humidité était inscrit d'un "Kenfu" à la calligraphie maladroite. Qui avait écrit ces petites lettres biscornues ? Je ne savais plus.
Le nœud de ma gorge se resserra, et je détournai le regard. Je resserrai ma queue autour de moi et posai la truffe sur mes pattes, les babines chatouillées par mon pelage emmêlé. Les images de la journée me revenaient dans un enchaînement brouillé de colère et de frustration, comme hachés. De quoi avais-je l'air, aussi maigrelet et maladif que j'étais, à me dresser contre tous ceux qui osaient m'adresser la parole ? De grands yeux fous écarquillés, un museau trop large, une fourrure noire, sale et irrégulière, des joues creusées et de frêles membres squelettiques. Je n'étais résolument pas à ma place ici, dans ce monde de créatures au regard brillant, dans lequel se reflétait déjà la promesse d'un avenir radieux. Ils avaient tous la chance de n'avoir à traîner de lourdes chaînes derrière eux, comme j'avais constamment à le faire. Ces liens de métal rouillés que je ne parvenais à briser, qui me ramenaient incessamment à des souvenirs d'enfance, à ces ciels poudrés de pollution et ce sentiment de misère et de soumission, que les lumières sur la colline ne cessaient de nous rappeler.
Mes muscles se raidirent, et je fermai les yeux. Pourquoi ces visions m'aissaillaient-elles bien plus que lorsque je leur faisais face ? Craignaient-elles de m'affronter au dehors d'un souvenir ou bien étais-je simplement dans un étrange mal être à vivre une meilleure vie ? Peut être cela n'était-il dû qu'aux changements brutaux auxquels j'avais dû faire face. Peut être même étaient-ils responsables de mes crises magiques.
Je me redressai alors et courbai l'échine tout étirant mes pattes endolories. J'agitai mes moustaches, réprimant un long soupir, et jetai mon sac sur mon épaule. J'espérai qu'Aïru avait quitté la bibliothèque, afin que je puisse converser avec Kaï sans avoir à le croiser. Les mots que j'avais persus n'avaient pas quitté mon esprit, et leur goût amère m'était resté sur la langue.
Je m'ébrouai et promenai mon regard aux alentours ; il n'y avait pourtant là qu'une profonde obscurité silencieuse, cernée par quelques lampadaires isolés. Je quittai le cercle de buissons en bondissant par dessus les feuillages et repris appuis au sol le plus silencieusement possible. Loin de moi l'envie que l'on me trouve ainsi dans la cours d'Enohria alors que la Lune se levait.
Je serpentai donc entre les arbres, ventre à terre, jusqu'à atteindre le seuil de l'édifice. La faible lueur émanant de l'intérieur m'indiquait que seules quelques bougies étaient encore allumées. Je me demandai alors qu'elle était l'utilité d'éclairer les couloirs de cette façon, avant de chasser cette stupide interrogation de mon esprit ; ça n'était pas vraiment le moment opportun pour ce genre de questions.
J'atteignis les lourdes portes de bois sans difficultés ; désormais que je connaissais leur emplacement, il m'avait été bien plus facile de les retrouver.
Je tournai la poignée d'une patte faible, comme épuisée. Je me demandai alors comment pouvais-je encore trouver la force de m'y rendre.
-Ah, Kenfu ? fit une voix amusée.
Je me stoppai sur le seuil de la grande salle, soudain dubitatif. Je n'étais plus si sûr de vouloir lui parler, tout à coup. Je n'étais même pas certain d'avoir envie d'adresser la parole à qui que ce soit.
Je balayai la bibliothèque d'un regard exaspéré. L'endroit était plongé dans la pénombre, et seul un halot de lumière argenté perçait les vitraux, étalant sur le parquet de bois verni un lac blanc scintillant.
-Les professeurs n'ont rien dit au sujet de ta petite bagarre, cette fois-ci, poursuivit-il.
La vieille Tortue quitta l'ombre des étagères pour s'avancer à la lumière de la lune, un léger sourire perché au coin des lèvres. Je pouvais décerner d'ici l'étincelle de ses yeux azur, si ténébreux dans cette nuit éclairée.
-Que c'est gentil à eux, raillai-je en refermant la porte derrière moi, les moustaches agitées.
De quel droit avaient-ils quelque chose à dire, de toute manière ? Voilà une chose de plus dont je n'avais compris le sens dans le système éducatif de Phoenix. L'avis d'un professeur sur une chose qui ne le concernait pas le moins du monde.
-Ils auraient pu demander ton renvoi, cette fois-ci, me rappela Kaï, presque hilare. Le pauvre Tobias s'est retrouvé à l'infirmerie.
Mes oreilles se couchèrent vers l'arrière, et je dévoilai aussitôt mes crocs :
-Je ne suis pas sûr qu'il faille le défendre, feulai-je, toutes griffes dehors. Insulter ma mère l'a bien amusé.
Le regard du vieux Roi s'assombrit :
-C'est la raison pour laquelle tes professeurs n'en n'ont pas dit mot. Ils...
-Je ne veux pas de leur pitié, l'interrompis-je d'un ton sec.
Ma queue fouetta l'air d'un geste agacé, et je plissai de la truffe :
-Je sais ce que tu allais dire, poursuivis-je d'un souffle, le coeur serré. Ils ont de la peine pour moi. Ils savent ce que j'ai vécu et ne peuvent me reprocher d'avoir une telle réaction.
-Alors, pourquoi es-tu autant en colère contre toi même ?
Je redressai un regard humide vers la vieille Tortue. Il me toisait d'un air doux, presque compatissant. Pouvait-il seulement comprendre ?
-Tu ne peux pas lutter contre toi-même, mon jeune ami, ajouta-t-il tout en relevant le menton vers les vitres illuminées d'argent. Tu ne peux pas lutter contre ton Don. Contre cette Magie que tu gardes enfouie en toi. Elle est plus forte.
-Mais...
-Non, tu l'as sentie, me coupa-t-il, la voix brusquement durcie. Quand tu as frappé Tobias. Tu as senti cette Magie en toi, n'est-ce pas ? Alors ne me dis pas que c'est impossible. Ne me dis pas que ce n'est que passager.
Il tapota le sol du bout de sa canne. Ses rides se creusèrent davantage et il se courba, une expression de profonde tristesse au visage. A cet instant, il semblait plus vieux que jamais.
-Rien n'est passager, murmura-t-il d'une voix à peine audible.
Puis, il pivota dans ma direction et plongea son regard dans le mien, agrippant mon âme d'un solide harpon :
-Tout ça, toute cette Magie, ces Dons, ces questions sans réponses. Ce n'est que le début.
-Pourquoi me dire ça ? balbutiai-je, tentant tant bien que mal de retrouver un temps soit peu d'assurance. Je n'en ai rien à faire, sincèrement. Dites le à George où à Jeane, eux ils devraient adorer...
Mais il frappa brusquement le parquet de son bâton, m'arrachant un sursaut, et haussa le ton :
-Détrompe toi, mon ami, détrompe toi ! L'étincelle est là, elle jaillit au creux des branches et des feuillages. Bientôt, tout va flamber.
Il fit un pas dans ma direction. Je voulus lui signifier une nouvelle fois mon indifférence à la question mais il me stoppa net dans mon élan :
-D'après toi, pourquoi est-ce que je m'intéresse autant à ton cas ?
-Fous moi la paix ! crachai-je, l'échine hérissée.
Ne voyait-il donc pas que je n'avais aucun désir d'être mêlé à tout cela ?!
-Tu n'as pas juste un Don, Kenfu, tonna-t-il, déversant par la même occasion un lourd silence dans la salle.
Mon cœur tambourinait à mes tympans, menaçant de quitter ma poitrine à tout instant. Je n'aurais pas dû venir. Cette vieille Tortue n'avait visiblement plus toute sa tête et me lançai des mots insensés à la truffe. C'était la seule explication.
-Tu penses que tout ce qui t'arrives depuis ton arrivée ici n'est qu'un pur hasard ? enchaîna-t-il. Que cela n'est dû qu'à ton statu social ?
Il fit une pause, haletant, avant de se radoucir.
-Me croirais-tu seulement si je te le disais ? souffla-t-il comme pour soi-même.
-Peu importe ce que je crois ou non, sifflai-je entre mes crocs serrés. Tu es trop superstitieux. J'ai peut-être un Don, mais ça ne va pas plus loin. Toutes les personnes qui ont eu une vie de malheur et de misère n'est pas dû au hasard, arrête de te voiler la face. C'est de votre faute, toi et tous tes politiques. C'est vous qui nous laissez dans cette crasse.
Il lâcha un long soupir. J'avais comme le sentiment que lui comme moi savions que cette conversation ne mènerai à rien.
-C'est parfaitement légitime de croire une telle chose, trancha-t-il finalement. Puisque tu refuses de m'écouter sur ce point, je vais t'en révéler un autre.
-Je ne veux pas savoir, le coupai-je en balayant ses paroles d'un geste désinvolte de la queue. Je m'en fous. Je veux juste retrouver une vie normale.
Mais à ma plus grande surprise, il pouffa et une lueur amusée naquis au creux de ses yeux bleus :
-Une vie normale. Les gens qui ont un Don n'ont jamais de vie normale.
-Tu dis ça pour me faire croire à ton histoire, ripostai-je, le ton froid. Il a forcément existé des créatures avec un Don qui ont mené une existence ordinaire.
Le vieux Roi haussa les épaules, abdiquant une nouvelle fois :
-Soit. Mais ça n'empêche pas la guerre.
Mon cœur manqua un battement.
-La guerre ? répétai-je, railleur.
Si le sournois serpent de l'inquiétude s'était soudain glissée en moi, les réalités auxquelles je faisais face chaque jour devaient démentir cette affirmation.
-Les Iles de Phoenix sont en paix depuis plus de vingt ans, assurai-je en levant les yeux au ciel.
Cependant, le vieux Roi secoua négativement le menton :
-Les conflits reviennent. Il se murmure des complots pour renverser mon Trône dans les Iles Changers. Bientôt, ils attaqueront.
L'envie me prit de contre-argumenter, mais je n'en fis finalement rien. Ma queue s'agita, et mes moustaches s'ébrouèrent. Se pourrait-il qu'il dise vrai ?
Je me secouai, revenant à moi, et esquissai un semblant de sourire sarcastique :
-C'est toi, le Roi. Moi, je suis une pauvre créature de Phoenix et un élève d'Enohria. Rien de plus. Alors maintenant, je vais aller me coucher.
Je lui adressai un signe de tête pour le moins insolant et tournai les talons, prenant précipitamment la porte. Je ne voulais plus entendre un seul de ses mots farfelus.
-Une guerre se prépare, Kenfu ! lança-t-il à travers l'embouchure des lourdes portes, tandis que je détalai dans le couloir. Une guerre se prépare !
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