Chapitre 11 : l'Ombre révélée (Corrigé)

Nous ne rentrâmes à Enohria que tard dans la soirée, encore secoués de rires inexplicables. George et Jeane titubaient à droite à gauche, complètement ivres, et je me contentai de les suivre en riant de leurs baragouinages.

Lorsque nous descendîmes de la navette, il me fallut les tirer hors du bus, car ils s'étaient lourdement endormis sur la banquette. Je m'efforçai donc de les réveiller, à présent sur le trottoir ; au bout de quelques minutes, George s'éveilla, une grimace mécontente au visage.

-Ah, j'ai un de ces mal de crâne ! gémit-il d'une petite voix en se levant d'une patte faible.

Je lui tapotai l'épaule en levant les yeux au ciel : il ne pouvait s'en prendre qu'à lui même. Puis, je l'aidai à installer Jeane sur son dos, et nous remontâmes l'escalier interminable qui menait à Enohria.

L'ascension fut longue et difficile ; j'avais l'impression que mes pattes pesaient plus d'une tonne, et ma vision se brouillait à toutes les dizaines de marches passées. La fatigue était à mes trousses, et plus d'une fois je crus que j'allais m'évanouir. Avais-je moi aussi trop bu ? Je n'en avais pas l'impression. Mais cette journée m'avait creusé, aussi bien fut-elle terminée.

J'entamai la dernière marche en soupirant de soulagement ; je m'écroulai au sol, le souffle court, et j'eus envie de rester là toute la nuit. Les dalles froides me rafraîchissaient, et de toute façon, je n'avais plus la force de me relever.

Je sentis une patte me pousser. D'abord doucement, puis elle me secoua dans tous les sens. Je tournai la tête vers mon agresseur et je vis que l'ours affichait un air terrifié.

-Kenfu réveille-toi, je t'en supplie... ! souffla George, les dents serrées.

Les yeux écarquillés, ma fourrure se hérissa devant sa mine tetanisée. Je sautai sur mes pattes et titubai en arrière lorsque je vis qui se tenait devant moi. Niru, accompagnée d'un immense gorille et d'un fennec.

Je me crispai ; ils étaient visiblement au courant que George, Jeane et moi avions volontairement séché. Et voilà qu'à présent je me retrouvais face à trois professeurs qui faisaient deux fois ma taille et qui me dominaient de toute leur hauteur. Leur regard enragé nous transperçait, comme de fines lames tranchantes qui nous tailladaient de l'intérieur. Je déglutis et me songeai soudain au fait que nous devions être les premiers, depuis la création de l'école, à sécher les cours. En particulier celui du Grand Aïru.

D'un geste sec, Niru ordonna à George de se retirer. Il coula un regard dans ma direction, puis se précipita à l'intérieur, Jeane toujours affalée sur son dos.

Quant à moi, je restai planté là. Le moindre geste de travers pourrait me coûter ma place dans cette école, si t'en est qu'elle ne m'était déjà pas retirée.

-Tu vas nous suivre sans discuter, c'est compris ? lâcha Niru, les crocs à découvert. Le directeur t'attend dans son bureau.

Je feulai puis hochai la tête, la queue en panache. Ils firent volte face et je les suivai, tout crispé de peur et de colère. Voilà que j'allais être renvoyé ; je ne m'imaginai pas rentrer chez moi et annoncer à ma mère que je l'avais déçue, et que je n'avais même pas réussi à tenir une journée dans cette école sans faire la moindre bêtise.

Je suivais donc les trois imposants Erkaïns pendant quelques minutes, la mine renfrognée. Ils me firent entrer dans une pièce sombre, seulement éclairée d'une lampe solitaire au plafond ; au centre était placé un bureau de bois couvert de paperasse et de petits objets dont j'ignorai l'utilité. La chaise qui lui faisait face ressemblait à un trône, aux accoudoirs poudrés de doré et au tissu de velours vert. Autour s'alignaient des étagères remplies de livres, et le sol était tapissé d'un doux tapis brodé. Ils me firent asseoir sur la chaise et s'éloignèrent de quelques pas en baissant la truffe.

J'agitai les oreilles, agacé et impatient. J'étais là, assis dans cette sombre pièce comme un condamné. N'avaient-ils pas autre chose à faire que d'houspiller un gamin insolent qui avait horreur de l'école ? Je trouvai cela pitoyable de me convoquer pour une telle chose. Et puis, n'y avait-il pas également George et Jeane ?

A moins que... À moins qu'ils ne puissent me renvoyer. J'étais le fils du Grand Aïru, et celui-ci avait probablement une réputation à tenir. Des scandales à éviter qui feraient tâche sur sa grandiose image.

J'écarquillai soudainement les yeux et me repliai sur moi-même : était-ce lui qui m'avait convoqué ? Était-il le directeur d'Enohria ? Je réalisai alors que j'étais terrifié. Qu'allait être sa réaction à ma vue ? Était-il réellement si puissant et patibulaire que l'on racontait ? J'espérai que non.

Je lâchai un grognement ; pourquoi avais-je soudainement si peur ? Je ne voulais pas que mon père sache qu'il me terrifiait. Avant d'être un héro, c'était un lâche, un égoïste dépourvu d'amour et de compassion. Il nous avait abandonnés, ma mère et moi, et jamais je ne pourrais lui pardonner cette erreur.

Je coulai un regard vers les trois professeurs ; ils me fixaient d'un œil mauvais, et je feulai, les crocs à découverts :

-Bande d'idiots ! Votre Grand Maître adoré ne peut pas me renvoyer, je suis son fils !

Ils firent mine de n'avoir rien entendu et se replièrent au fond de la pièce. Je me crispai ; j'entendais résonner dans le couloir des bruits sourds, m'indiquant qu'une imposante créature approchait. Mon échine se hérissa lorsqu'il poussa la porte ; le silence se fit, pétrifié de terreur lui aussi, et j'observai le panda-roux progresser dans l'ombre, la face voilée dans l'ombre de la pièce.

Il s'assit sur la chaise de velours et me fit face ; le visage toujours masqué, il posa les poings sur la table et grogna :

-Pourquoi t'amuses-tu à sécher les cours et à être insolent avec tes professeurs ?

J'ouvris la bouche pour rétorquer, agacé et les oreilles plaquées en arrière, mais il me coupa brutalement :

-Explique moi ce que cela t'apporte ! cracha-t-il, littéralement hors de lui.

-J'en... commençai-je en me levant brusquement, et la chaise bascula vers l'arrière.

-NE ME COUPE PAS ! hurla-t-il, et il se leva à son tour en frappant le bureau de la patte.

Il apparut enfin dans le rayon de lumière, et je titubai en arrière, le souffle coupé ; mon père était un grand panda-roux musculeux à l'air patibulaire. Son pelage blanc était couturé de tâches noisette en anneaux qui englobaient deux yeux verts émeraude si brillants et si mauvais que mon pelage se hérissa. Une cicatrice lui barrait le museau et le rendait encore plus effrayant qu'il ne l'était déjà.

-Je te coupe si j'en ais envie, grognai-je à voix basse d'une voix emplie de haine.

Il resta muet de stupeur de ma réponse. Sa vue me terrifiait, c'était vrai, mais je ne pouvais oublier tout ce qu'il m'avait fait.

-Tu as déjà oublié ? rugis-je en haussant le ton, cette fois-ci tremblant de rage. Tu as abandonné ma mère ! Tu m'as abandonné moi !

Ses oreilles se couchèrent, et il perdit soudain toute assurance.

-Mais...

-Ferme la ! Tu nous a abandonné à la pauvreté et à la misère sans aucun scrupule ! Tu n'es qu'un lâche, un égoïste qui ne pense qu'à lui ! Tu te crois héros ?! Non, tu n'es qu'un sale panda-roux trop imbu de lui même qui laisse sa famille vivre dans la merde ! T'as pensé à ça, un peu ?!

Je serrais les poings, et une énergie nouvelle irrigua mes membres. Je tremblai comme un fou, le pelage hérissé, et une aura puissante m'encercla ; je me sentais invincible. Alors mon père voulait jouer au plus fort ? Il voulait me remettre à ma place, me rappeler que c'était lui qui commandait ? Et bien moi j'allais lui rappeler qu'il m'avait brisé le cœur. Qu'il avait brisé celui de ma mère. Que l'abandon et le rejet n'étaient pas une solution, une partie de plaisir. Savait-il au moins ce que je ressentais ? J'en doutais.

Ce n'était pas mon père : c'était un lâche, un monstre, un égoïste de première classe.

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