Chapitre 10 : Rires inattendus (Corrigé)
L'après midi venu, nous nous retrouvâmes aux portes du campus. Je les attendais donc près des lourdes portes de bois, les oreilles dressées pour percevoir le moindre bruit ; j'avais peur que l'on nous voit et que l'on nous force à aller en cours.
Même si j'avais du mal à me l'avouer, je n'étais pas prêt à voir mon père, et je n'en avais aucune envie. Peut-être étais-je terrifié, car il m'inspirait une figure si noire et si cruelle que si je pouvais repousser ma rencontre avec lui au plus loin possible, je n'allais pas m'en priver.
Et puis, je n'aimais pas non plus les cours, alors autant profiter de quitter un peu les lieux pour sécher. Cela me permettrait, au passage, de découvrir la ville.
George et Jeane me rejoignirent quelques minutes plus tard, la fourrure toute hérissée mais titubant de rire.
-T'as vu sa tête ? s'exclama Jeane entre deux soubresauts.
-Oh oui, il avait l'air d'un idiot ! rigola l'autre.
Je levai un sourcil ; qu'avaient-ils fait pour être aussi secoués ? Mais surtout, il me semblait étrange que leur haine l'un envers l'autre ait été si vite oubliée.
-Et ben, on s'amuse bien, à ce que je vois, déclarai-je d'une voix sèche en agitant les moustaches.
-Allez, rit un peu le chat ! me supplia George. On dirait que t'a jamais sourit de ta vie.
Mais Jeane ne me laissa pas rétorquer ; elle nous poussa dehors après avoir tiré les portes, et elle dévala les marches des escaliers en hurlant de joie.
-Oh non, je vais vomir si je fais comme elle, rit l'ours. J'ai trop mangé, ajouta-t-il à mon adresse, un grand sourire aux lèvres, et il s'avança à la suite de la lapine.
Je le suivis en silence, amusé. Étais-je sorti avec deux petits de quatre ans ? Peu importe, songeai-je en me secouant. Essaie de t'amuser un peu, au moins...
-Et donc, pourquoi tu es venu à Enohria, si tu veux partir de Phoenix ? questionna George, réellement intéressé.
Je haussai les épaules sans répondre. Pourquoi voulait-il savoir ça ? Ça ne le regardait pas, et s'il croyait que j'allais lui raconter ma vie et m'ouvrir à lui... Il avait parlé à la mauvaise personne.
-C'est pas tes affaires, maugréai-je d'une voix sèche.
-Je me doutais que tu me répondrais ça, répliqua l'autre d'une voix douce.
Ma fourrure se hérissa, et j'accélérai le pas. Pour qui se prenait-il ? J'avais parfaitement le droit de ne pas vouloir lui parler de ma vie privée. Cela ne le regardait pas, et je n'étais pas sûr de vouloir lui confier que ma mère et moi vivions dans la misère et la pauvreté, que mon père nous avait abandonné, qu'à présent il me fallait aller à Enohria pour me fonder un avenir professionnel sûr pour pouvoir aider ma mère financièrement.
-Et ben, vous en tirez une tête ! rit Jeane en nous voyant arriver, écroulée au sol et essoufflée de sa course folle dans les escaliers.
-Toi tu t'es fatiguée pour la journée, sourit George, ignorant sa remarque, avant de se tourner vers moi et de me souffler : tant mieux pour nous, elle sera plus facile à supporter.
L'intéressée poussa un cri indigné et tapa de sa patte la truffe de l'ours, les oreilles en arrière. Ils rirent, et j'eus l'ombre d'un sourire. Au moins s'ils se disputaient entre eux, j'étais épargné de leurs questions accablantes.
-Alors, on fout quoi ? s'extasia Jeane, littéralement hystérique.
-Toi, c'est ta première sèche, remarquai-je en souriant.
-On pourrait aller au parc, proposa George.
-Pourquoi pas dans une maison de retraite, tant qu'on y est ? rétorquai-je, agacé mais amusé.
Jeane éclata de rire et l'ours plissa les yeux, quelque peu vexé.
-Allons au parc d'attractions ! s'exclama-t-elle ensuite, les yeux brillants.
-Alors y en a un qui veut aller chez les vieux, et l'autre veut aller chez les bébés ? m'exaspérai-je en levant les yeux au ciel.
Ce fut au tour de George de se moquer d'elle ; il balança sa truffe vers l'arrière, riant aux éclats. Jeane leva un sourcil, amusée, et répliqua :
-Mais non, pour faire des grosses attractions et pour boire des Damors !
George haussa les épaules et me dévisagea, cherchant une réponse.
-Comme vous voulez, je m'en fous, finis-je par déclarer, exaspéré.
Pourquoi étais-je sortit avec ces deux imbéciles ? ma sèche aurait été bien plus amusante sur le toit, à contempler le paysage et à rester seul, plutôt que de faire des stupides manèges avec ces idiots immatures.
Nous prîmes donc la navette pour nous rendre au parc ; les deux semblaient bien connaître la ville, alors je me contentai de les suivre sans broncher. Assis sur la banquette à l'arrière du bus, la truffe collée à la vitre, je ne prononçait pas un mot.
Étais-je censé m'amuser pendant une sèche ? J'étais pourtant là, dépité et l'esprit occupé.
Je finis par pivoter vers les deux Erkaïns, qui se chamaillaient à nouveau sur un sujet des plus stupides.
-Vous vous connaissez depuis longtemps ? leur lançai-je. Non pas que ça m'intéresse, mais ça me fait chier d'encore vous entendre vous prendre la tête.
Leur réaction fut immédiate ; ils plissèrent de la truffe, écœurés, et Jeane s'indigna :
-J'le connais pas. On est à côté en classe et c'est tout.
L'autre approuva d'un signe de tête, plus sérieux que jamais. Amusé, je laissais mon regard sauter de l'un à l'autre ; ce n'était pas l'image qu'ils renvoyaient.
Je lâchai un soupir et me réinstallai confortablement sur mon siège. Mes pensées derivèrent, solitaires, sur les eaux du fleuve qui glissait à ma fenêtre.
Je pensais à ma mère, seule dans notre misérable appartement. Personne pour l'aider, personne pour lui remonter le moral.
Je déglutis. Ma place était à ses côtés, et non pas dans cette école de riche Erkaïn à l'égo démesuré. Se prenaient-ils réellement pour des grands maîtres, tout comme mon père ? Tout ceci était sa faute. Jamais je n'aurais eu à y venir s'il n'avait pas abandonné ma mère.
Mais il fallait bien que je fasse quelque chose pour l'aider, et puis me voir entrer dans une école aussi prestigieuse lui faisait plaisir et la rendait fière. Avais-je le choix ?
-Oh, Kenfu, tu descends ou tu restes là ?! m'interpella George, la tête passée par l'ouverture.
Plongé dans mes pensées, je n'avais même pas remarqué que la navette était arrivée à destination. Je sautai de mon siège et les rejoignis en quelques pas.
Une fois dehors, le vent fouetta mon pelage et je plissai les yeux ; le paysage gris monotone alourdissait mon humeur et l'exaspération montait en moi : que faisions-nous ici ?
Au beau milieu d'une place vide, quelques déchets étaient éparpillés un peu dans les coins. Une palissade de pierre masquait la vue sur tout le pourtour Nord, Est et Ouest. Seul un portail grillagé dans le coin gauche en face nous permettait d'accéder au parc.
Les paysages colorés et idylliques du centre de Stellarium semblaient bien loin, désormais.
Jeane se précipita vers lui, et George et moi la suivîmes plus lentement ; j'étais loin d'être aussi excité et impatient qu'elle.
Nous atteignîmes le grillage en silence, et lorsque la vue se dégagea, je pus enfin voir le parc. J'en fus totalement abasourdis ; ici et là grimpaient des rails en forme de boucles géantes, et une foule énorme se promenait à ses pieds. On entendait les cris de peur et de joie des clients dans les attractions, le brouhaha incessant d'une mer d'Erkaïns impatients.
Jeane bondit sur le dos de George, les yeux pétillants, alors que ce dernier abordait un large sourire. Moi même, je ne pus m'empêcher d'éprouver une légère excitation. Était-ce parce que c'était ma première sortie avec d'autres Erkaïns, ou même ma première sortie dans un parc d'attraction tout simplement ?
Ma mère et moi n'avions jamais eu les moyens d'y aller. Mais voilà que j'avais l'argent que l'école nous prêtai pour loisir et autres, et je m'avouai même malgré moi que cela gonflait mon cœur de bonheur.
*
L'après midi qui suivit fut, en réalité, le meilleur de toute mon existence. Avais-je déjà connu une pareille adrénaline à la sèche ? Non, jamais. M'étais-je déjà autant amusé avec d'autres Erkaïns. Pas à ma connaissance.
Au début, nous ne fîmes que quelques attractions banales ; puis Jeane fut prise d'une envie folle de tenter les circuits les plus fous. Le dernier fut celui qui me secoua le plus : après de longues minutes d'attente dans la queue, nous nous installions dans les sièges, bien attachés, et le train démarrait sa course. J'avais hurlé, de peur probablement, lorsque notre wagon avait pivoté dans tous les sens possibles à une vitesse phénoménale.
Lorsque nos deux tours furent passés, je descendis du train, les pattes tremblantes et le pelage ébouriffé. A ma vue, les deux autres explosèrent de rire, et je feulai, vexé.
-C'est ça, moquez vous... grommelai-je tout en lissant ma fourrure en panache.
-T'aurais vu sa gueule ! s'exclama Jeane, littéralement morte de rire, écroulée au sol.
Je lui tirai la langue, les oreilles couchées en arrière, mais je ne pus m'empêcher de sourire à mon tour. George nous entraîna ensuite dans un stand de damors et de crêpes, où nous commendâmes chacun un de chaque. Puis, nous nous assîmes à une table de pique-nique et je degustais ma crêpe et mon alcool avec plaisir.
-Au moins, maintenant on sait que Kenfu kiffe pas les attractions fortes, se moqua Jeane, les babines dégoulinantes de chocolat.
-Ni le vide, apparemment, renchérit George, et lui et la lapine éclatèrent de rire.
Je me renforgnai mais ne pus m'empêcher de lâcher un sourire ; je commençai à apprécier ces deux là, car ils faisaient abstraction de mon mauvais caractère et du fait que j'étais le fils du grand Aïru. Ils me traitaient comme si j'étais n'importe qui. Et cela, même si je refusais de me l'avouer, me réchauffait le cœur et me remplissait d'un bonheur sans égal.
Peut être avais-je enfin trouvé des Erkaïns avec qui m'entendre... Qui me comprendraient et m'apprécieraient.
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