Chapitre 9

Après un week-end passé à m'engueuler avec Nora, j'ai repris le boulot ce matin. Désormais nous sommes à couteaux tirés, parce que je ne suis plus capable d'accepter la situation sans rien dire. Bien sûr, j'éprouve quelques remords : j'ai embarqué, malgré lui, Louis dans notre dispute familiale, et je refuse d'accepter que ma tante, la personne que j'admire le plus dans ce monde, soit dans une situation si critique.

J'ai quitté la maison tôt ce matin, pour éviter tout le monde. Au début de toute cette histoire, je ressentais de l'abattement ; aujourd'hui, je suis en colère. En colère parce que j'ai vingt-quatre ans, que ma tante pense que j'en ai quinze, et que je lui donne raison. En colère parce que le peu de joie que j'arrive à retirer de ma vie va m'être enlevé. Et en colère parce que je sais qu'au fond, tout ça c'est stupide.

En fin de journée, je décline l'invitation à dîner de Cheyenne. Je n'ai ni la force ni le moral, et j'ai envie de croire que c'est passager.

Sauf que ça ne passe pas.

Le reste de la semaine se passe de la même manière : je travaille la journée, préviens mes amis que je suis trop fatiguée pour sortir et rentre immédiatement chez moi pour m'enfermer dans ma chambre. Parfois, Louis me rends visite, "parce que je l'inquiète", mais je l'ignore.

Au bout de deux jours, ma tante s'énerve.

— Les repas se prennent en famille, Shéhérazade. Si tu n'es pas disposée à nous faire honneur de ta présence, tu peux tout aussi bien loger autre part.

Autant vous dire que le soir suivant je suis descendue manger, même si j'ai fait la gueule tout du long. Il est probable qu'à l'heure actuelle, Louis soit son nouveau neveu préféré.

Une partie de ma baisse de moral s'explique par la soudaine absence de Léo. Alors que, la semaine précédente, elle était venue à la librairie presque tous les jours, elle ne s'est pas montré une seule fois. Et alors que je guette son arrivée chaque après-midi, je suis forcée d'admettre qu'elle me manque. Son attitude, ses goûts étranges, sa franchise me manquent. Chaque fois que Louis me demande si j'ai des nouvelles, je suis certaine qu'il comprend, lui aussi.

Je pourrais lui envoyer un message. Ça me prendrait dix secondes. Mais je n'arrive pas à rassembler le courage pour le faire.

Au matin de mon dernier jour, je suis épuisée. Les disputes avec Nora n'ont pas arrêté, malgré la présence involontaire de Louis. Cheyenne a finalement arrêté de me harceler par SMS, mais seulement afin de laisser Éloïse et Marc prendre le relais. La veille ils sont venus à la librairie, "par hasard". Je sais qu'ils sont seulement inquiets, mais mon cafard me rend égoïste, et je leur ai demandé de me laisser tranquille.

Je me demande s'ils préviendront Léo, me concernant. De toute façon, elle est trop occupée pour montrer un signe de vie. En début de semaine, l'une des chansons de Dua Lipa est passée sur la radio de la librairie, et j'ai pensé à notre après-midi ensemble, quand j'avais naïvement cru que nous étions devenues amies.

Hier soir, j'ai enfin avoué à Louis que le silence de Léo me déprimait. Il ne m'a pas taquiné et m'a simplement prise dans ses bras.

— Attends un peu avant de te faire des films. Peut-être qu'elle a un souci chez elle. Ça lui arrive assez souvent de ne pas donner de nouvelles... Un peu comme toi actuellement.

Je n'ai pas relevé sa pique et me suis contentée de faire comme si je n'avais rien entendu. Louis est resté avec moi, lançant un film sur son ordinateur jusqu'à ce que je tombe de fatigue. Rien de mieux qu'un Tarantino pour m'endormir, aussi étrange que ce soit.

Tout cela pour dire que rien ne va plus, mais qu'il me suffirait de prendre le temps de réfléchir pour me rendre compte que c'était mes émotions qui me contrôlaient, et non plus ma raison. Évidemment, il ne me viendrait pas à l'esprit de prendre ce temps.

Je suis dans la réserve quand je l'entends. Sa voix grave et assurée me parvient, détonante au milieu du calme ambiant. Mon cœur fait une embardée et je me précipite hors de ma cachette. Elle se tient près de la caisse, sublime dans une robe courte qui laisse ses épaules nues. Je ne pense pas l'avoir jamais vue si apprêtée. Quand elle m'aperçoit, un sourire fleurit sur ses lèvres ; et je dis bien "fleurir", car aucun autre mot ne peut décrire ces expressions qui n'appartiennent qu'à elle. Plus tard, je me remémorerai ce moment précis en me demandant si c'était de l'amour.

— Salut, Shéra.

Justine, ma collègue, nous jette un coup d'œil perplexe. Je me rends compte que je suis restée prostrée trop longtemps et j'entraîne Léo avec moi derrière les rayons.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

Je ne parviens pas à adoucir la dureté de mon ton. Elle ne s'en formalise pas et s'appuie contre l'étagère, m'offrant peut-être malgré elle une vue plongeante sur son décolleté. Lève les yeux, idiote.

— Je me suis dit que je pourrais passer te voir.

Rien que ça. Je ris jaune, n'essaie même pas de cacher mon désarroi. Son culot est inégalable.

— Bien entendu. Non, Léo. Qu'est-ce que tu fais vraiment là ?

Cette fois mon visage a dû se durcir, car elle semble me prendre au sérieux. La gêne se lit dans ses yeux et je croise les bras pour accentuer un peu plus notre rapport de force. Hors de question de me faire mener en bateau une énième fois.

— En fait... je suis venue m'excuser, en quelque sorte. De ne pas t'avoir donné de nouvelles.

— D'accord.

Ses yeux se plissent, comme si elle cherchait à me sonder. Je ne laisse rien paraître, je ne lui donnerai pas le plaisir de me cerner d'un coup d'œil encore une fois.

— C'est tout ? j'ajoute.

— Ça te dirait d'aller à la plage après ton travail ?

Je contemple l'idée de refuser. Après tout, je ne lui dois rien. Léo a montré à plusieurs reprises qu'elle aimait avoir le dessus sur les autres, et qu'elle était consciente de son charme. Est-ce une bonne idée de la pardonner si vite ?

— On verra.

Voilà ma réponse. Elle comprend, peut-être, que je ne suis pas d'humeur, car elle n'insiste pas. Pas de sourire narquois, de gestes assurés. Elle me fait un signe de la main et s'en va. Je la suis des yeux jusqu'à ce que sa silhouette disparaisse à l'extérieur. Justine me regarde depuis la caisse mais je l'ignore et retourne dans la réserver.

L'après-midi passe trop lentement. Quand, enfin, nous fermons boutiques, je me retrouve seule dans la rue, sans savoir quoi faire. Je lui ai dit "on verra". Mais moi-même, je ne sais pas ce que cela implique. Est-ce que je dois la rappeler ? Ais-je même envie d'aller à la plage avec elle ? Je réalise que, pour la première fois, c'est moi qui suis en contrôle.

Au bout de dix minutes à rester plantée au milieu du trottoir, je me sens de plus en plus conne. Mon regard passe de mon téléphone à l'horizon, où j'imagine le sable brûlant et les vagues de la méditerranée. Soudain, je me rends compte que je ne suis pas allée me baigner depuis des lustres. Enfin, la semaine dernière représente pour moi une époque lointaine.

— Shéra !

Mon nom dans sa bouche me donne des frissons. Léo accoure vers moi et s'arrête. J'ai l'impression de la découvrir à nouveau dans cette robe ; cette foutue robe qui semble avoir été faite pour elle.

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Je me suis dit que tu n'aurais pas les tripes de me rappeler, alors je t'ai attendu à un café dans le coin, m'explique-t-elle. J'ai bien fait ?

Je dissimule mon embarras et lui tournant le dos, faisant mine de chercher quelque chose dans mon sac.

— Bon, on y va ?

Je peux sentir son sourire ravi brûler mes omoplates nues. Sa main trouve la mienne aussi naturellement que si nous avions fait cela toute notre vie, et la voilà qui m'entraîne jusqu'à la plage ; notre plage. En posant les pieds sur le sable, je me rends compte que mes baignades avec Léo m'ont manqué.

Comme si nous n'avions jamais arrêtée, nous nous installons sur notre banc à l'ombre. Il est dix-huit heures trente, les vacanciers commencent à partir mais il reste encore du monde. Il fait presque quarante degrés et mon corps habitué à la climatisation de la librairie est en train de cuire.

— Tiens.

Léo me tends l'un de ses écouteurs. Je crois reconnaître une chanson de The Chainsmokers, et contemple l'idée de la taquiner. Tiens, tu n'écoutes pas que des artistes féminins ?

Heureusement pour mon estime personnelle, je m'abstiens. Nous écoutons de la musique en silence, mes yeux suivants distraitement les mouvements de foule. Le plus étrange, c'est sans doute que les mots ne nous manquent pas. Léo n'esquisse pas la moindre envie de faire la conversation, et moi non plus.

Je ne suis pas détendue à ses côtés pour autant. Sa présence tends mes muscles et exacerbe mon rythme cardiaque. Je peux sentir des effluves de son parfum me parvenir et j'ai douloureusement conscience de son épaule à quelques centimètres de la mienne.

Les minutes passent. Je m'enfonce dans mes propres pensées, si bien que lorsqu'elle reprend son écouteur, je sursaute.

— Allons sur la plage, me propose-t-elle.

Les lieux se sont beaucoup vidés et nous migrons sur le sable. Le long de la promenade des Anglais, les restaurants se préparent à ouvrir pour le soir, alors qu'une petite foule profite du temps plus frais pour se balader.

Nous nous installons à-même le sable et je replies mes jambes contre moi. Mon regard se porte sur l'océan et je prends une grande inspiration d'air salé. Me reviens à l'esprit une sortie en voilier que j'avais faite, l'année dernière, avec Louis et Esteban. Le vent marin avait saccagé mes cheveux, mais j'avais tout bonnement adoré.

— Shéra.

Léo m'appelle et je quitte ma contemplation de la mer avec regret. Seulement là je me rends compte qu'elle me fixe, l'air grave.

— Mmh ?

— Comment ça va ?

— Bien.

— Ça n'a pas l'air, pourtant.

Je grimace. C'était si visible que ça ? Je faisais pourtant attention à me comporter comme d'habitude.

— Tu peux parler, répliqué-je, c'est toi qui a disparu pendant une semaine. Moi, j'ai continué ma petite vie.

Léo reste silencieuse. Ses sourcils se froncent, comme si elle ne comprenait pas ma réponse.

— Qu'est-ce que tu me fais, là ?

Si j'avais réussi à rester calme jusque-là, sa réaction me fait fulminer.

— Pardon ?

— Tu m'as très bien entendue. Je t'ai dit que j'étais désolée, qu'est-ce que tu veux de plus ?

— Que tu sois honnête, pour une fois.

— Oh, excuse-moi, princesse. Ce n'est pas moi qui manque d'honnêteté ici.

— Je ne t'ai jamais menti.

— Ce n'est pas de ça que je parle. Je parle du fait que tu n'es même pas capable de reconnaître tes propres émotions. Tu sais, Louis m'a appelé, avant-hier. Comme quoi tu étais complètement déprimée et tu n'arrêtais pas de te disputer avec ta tante. Et j'aurais voulu lui dire que ce n'était pas mon problème, mais, tu vois, j'étais inquiète pour toi. Surtout que, une semaine plus tôt, tu m'avais assuré que tu n'étais plus en colère qu'elle vende la maison. Est-ce que c'était un mensonge ?

Je ne m'attendais pas à ce que la conversation dérive sur ce sujet. Le regard de Léo est accusateur, trop pour que je puisse le soutenir. Finalement, elle soupire.

— Tu peux me le dire, tu sais. Que tu ne vas pas bien.

Sa voix s'est faite plus douce, peut-être parce qu'elle se rends compte elle aussi que le ton s'est durcit trop vite.

— Je n'aime pas les relations à sens unique, répliqué-je. Pourquoi tu étais absente pendant toute une semaine ?

Son regard me sonde mais cette fois, je le retiens. J'ose espérer qu'elle va enfin me raconter, mais ses lèvres restent hermétiquement closes, jusqu'à ce qu'elle se lève.

— Allons-nous baigner.

J'ai l'habitude, maintenant de ses changements de sujet.

— On a pas nos maillots de bain.

— On s'en fiche.

Elle me tends la main, comme une trêve. Je comprends qu'elle ne me dira jamais ce que je veux entendre.

Léo plonge dans un grand cri de joie. Je ne parviens pas à la suivre, l'eu fraîche m'arrivant aux cuisses. Je ne me suis jamais baignée toute habillée. Quand elle se redresse, sa robe est devenue presque transparente et lui colle à la peau, mais ça n'a pas l'air de la déranger. je déglutis et m'efforce de ne pas regarder.

— Allez Shéra, plonge, ça te fera du bien.

— Je suis pas très convaincue.

Elle rit fort, et je suis persuadée qu'elle se force à faire comme si nous ne venions pas de nous disputer. Les bras en croix, elle se laisse tomber en arrière et les vagues l'engloutissent. J'envie sa peau rafraîchie par l'eau. Au moment où je me décide à me mouiller entièrement, elle m'éclabousse et je pousse un cri aiguë.

— Léo ! m'indigné-je.

Je riposte et me retrouve bientôt complètement trempée. Nous finissons par barboter dans l'eau, épuisée par notre lutte qui s'est soldée par mon échec cuisant. Allongée sur le dos, je fixe mon regard sur le nuages, puis sur Léo, et je repense à ce qu'elle m'a dit.

— Tu as raison, lui avoué-je.

Pourquoi prenais-je la peine de lui dire la vérité ? Peut-être parce qu'il m'a toujours semblé que je pouvais lui faire confiance. Parce qu'avec Léo, tout est toujours plus facile. Simplement, parfois ma fierté ne peut pas accepter qu'elle ait autant de pouvoir sur moi.

— La vérité, c'est que cette histoire me brise le cœur. Je ne peux pas accepter que tous ces moments de bonheur passés ici vont rester dans le passé.

Je l'entends se rapprocher de moi, et sa main trouve la mienne, mais je ne la regarde pas. Mes yeux se fixent sur l'horizon, parce que c'est plus facile de parler ainsi.

— À chaque fois que quelque chose ne va pas, j'en fait tout un drame. Impossible de m'arrêter, et mes proches le savent. Mais cette fois, c'est du sérieux. Je ne me suis jamais sentie chez moi autre part que dans cette maison.

— Tu as le droit d'en souffrir, tu sais.

— Peut-être, mais ça me bouffe. Et je n'arrive pas à m'arrêter, personne n'y arrive, et c'est un cercle vicieux, et je ne...

— Shéra, regarde-moi.

Mes yeux se posent sur elle. Je n'avais pas réalisé qu'elle s'était autant rapprochée.

— Tu as le droit de souffrir des décisions de ta tante, mais tu dois le lui dire.

— Je n'y arrive pas. On se dispute tout le temps.

Ma voix est comme brisée. Au lieu de me répondre, Léo m'attire vers elle. L'eau nous aide à ne pas tomber alors que je me blottis dans ses bras. Mon souffle se bloque, et son geste ne m'aide pas du tout à me détendre – au contraire.

— Louis avait raison, tu es très aléatoire, me confie Léo.

Je fronce les sourcil et la voit réprimer un rire.

— De quoi tu parles ?

— Rien.

Elle me lâche, comme si elle regrettait d'avoir parlé. Son corps s'éloigne un peu, me laissant esseulée et perdue.

Nous sortons de l'eau en silence et je lui propose de venir se sécher à la maison, puisque c'est plus court que de rentrer chez elle. Je regrette ma proposition à la seconde où elle l'accepte. Nous partons récupérer mon vélo, garé près de la librairie et je la fais monter sur mon porte-bagages pendant une partie du trajet ; l'autre, en pente, nous le parcourons à pieds.

Évidemment, quand nous arrivons, Nora me lance un regard perplexe. Je hausse les épaules et fait entrer Léo.

— Je t'expliquerai, lui soufflé-je pour éviter une scène dans l'entrée.

— Oh, j'espère bien.

Je grimace et guide Léo jusqu'à la salle de bain. J'avais juste envie que cette journée se termine. 

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