Chapitre 8
— Qu'est-ce que tu fais là ?
C'est une très bonne question. Léo me toise, me donne envie de me recroqueviller, mais je soutiens son regard. La seule raison pour laquelle elle paraît si imposante, c'est l'ensemble de marches qui mènent à sa porte. Elle ne donne pas l'impression de vouloir descendre de son piédestal, alors c'est moi qui monte, jusqu'à arriver presque à sa hauteur.
— Je suis venue voir comment tu vas, lui dis-je.
— Eh bien, me voilà. Contente ?
— Tu vas bien ?
Elle étouffe à peine un grognement, comme si l'idée même que je puisse m'inquiéter de son état était absurde. Je me rends compte qu'elle s'est changée entre temps : un tee-shirt et un short de jogging, comme si soudainement nous nous étions inversées. Cette pensée me fait sourire, malgré l'air revêche de la blonde. Le fait que je la dérange autant m'amuserai presque, parce que c'est la première fois qu'elle se montre vraiment désagréable avec moi.
—Ce n'est pas plutôt à Éloïse qu'il faut poser la question ?
Son regard évite le mien, mais j'y décèle bien de la culpabilité. Je me redresse, l'humeur plus légère parce qu'enfin les rapports de force s'inversent.
— Élo' va très bien.
Une question se forme sur ses lèvres, mais elle choisit de ne rien dire. Je peux à peu près deviner ce qui la travaille : comment Éloïse a-t-elle pu pardonner à ce connard ? Pourquoi est-ce qu'elle ne m'en veut pas ?
— Puisque t'es là, tu veux rentrer j'imagine ?
Je réprime un sourire impatient. L'idée de découvrir son petit monde m'avait effleuré sans que j'y accorde trop d'importance, persuadée que je ne pourrai jamais y mettre les pieds. Mais c'est finalement Léo qui me le propose.
— Avec plaisir.
Elle se détourne pour me laisser la place. Je la gratifie d'un sourire et passe la porte de chez elle, non sans retenir mon souffle. L'entrée débouche sur un couloir sombre, fait de ce carrelage que l'on voit souvent dans les maisons provençales. La blonde me devance et je la suis jusqu'à la salle de séjour. Elle m'indique le canapé pour que j'y dépose mes affaires. Je retire mes sandales pour soulager un peu mes pieds.
— C'est... cosy.
Voilà tout ce que je peux dire en observant le salon. Tous les meubles semblent crouler sous une masse d'objets non-identifiés. Léo suit mon regard et ricane.
— Mes parents sont nuls en déco'. Ils ne jettent jamais rien mais ne font aucun effort pour rendre l'endroit un peu présentable.
— Au moins ça fait très personnel. Ma mère ne supporte pas le désordre et adore décorer notre appartement comme s'il sortait de chez Ikéa. Mais c'est que de la poudre aux yeux, on a pas les moyens de se payer un appart' Ikéa. Au final, c'est que de la peinture pour cacher la merde en dessous...
Je me tais en me rendant compte de ce que je raconte. Léo m'a écouté en silence, son éternel rictus un brin moqueur sur le visage. Je me sens stupide, prête à rentrer chez moi, si ça m'évite de me ridiculiser un peu plus devant elle. Mais pourquoi ça t'importe ?
— Tu veux voir ma chambre ?
Léo s'est rapprochée de moi et sa main s'égare sur mon épaule quand elle me dépasse pour rejoindre les escaliers. Le contact de ses doigts me fait frissonner et je la suis, parce que je suis incapable de faire quoi que ce soit d'autre. Nous montons à l'étage et elle m'introduit dans la première chambre à notre droite.
Cette fois, on est loin du bazar précédent. Tout est rangé, décoré de plantes et une multitude de photographies et de posters couvre les murs. Léo part s'affaler sur son lit, entre un tas de coussins colorés. Je suis surprise par sa chambre, même si je ne sais pas ce que j'imaginais. Léo tapote la place à ses côtés et je m'installe près d'elle, le dos contre le mur. En face, un poster gigantesque de Dua Lipa me paraît me fixer. Je le désigne du menton.
— Grande fan ?
— Comment t'as deviné ?
— Oh, une intuition.
On s'échange un sourire et Léo finit par quitter sa position de larve pour s'asseoir, elle aussi. Pendant quelques secondes, on ne parle pas. Je fixe le mur, le poster, en songeant que je n'ai jamais écouté une seule chanson de cette artiste, que c'est dommage parce que ça nous aurait fait un point en commun. Je me demande si Léo n'écoute que des artistes féminines, comme elle le fait pour les romans.
— C'est quoi ta chanson préférée ? demandé-je.
Elle se lève, et je ressens un grand vide à mes côtés. Son corps doré par le soleil se déplace comme un fauve, mais je ne sais pas si c'est la réalité, ou mon imagination. Elle place un disque dans son lecteur CD et reviens s'asseoir. La voix de la chanteuse emplie la chambre, accompagnée par celle de Léo.
Maybe one day I can see you
We can smile and wave
And it'll be okay
Maybe one day it'll be cool
We could just be friends
Without the complications that it brings
When we start saying things
— C'est quoi le titre ? demandé-je après le premier refrain.
— No Goodbyes. Dans une relation qui bat de l'aile, elle demande un dernier soir pour prétendre que tout va bien. Qu'il n'y a pas d'au revoir.
— C'est triste. C'est vraiment ta chanson préférée ? Pourquoi ?
— Moi aussi, il m'arrive de vouloir prétendre que tout va bien, alors que tout va mal. Mais faire comme si les adieux n'existaient pas ne les font pas disparaître pour autant.
Au même moment nous entendons le deuxième refrain et les paroles m'apparaissent sous un jour nouveau. Je trouve la mélodie magnifique, et me demande jusqu'à quel point Léo se reconnait dans cette chanson. Comme un écho à mes pensées, elle se tourne vers moi, ses cheveux dévalant ses épaules et son cou, et ses yeux plongés dans les miens.
— Quand j'écoute cette chanson, je pense à mon frère, m'avoue-t-elle.
— Tu as un frère ? Je croyais que tu étais fille unique.
— Il est mort. Je n'aime pas en parler donc je fais comme s'il n'avait jamais existé.
Mon souffle se bloque dans ma gorge et je retiens de justesse un flot d'expressions creuses, toutes faites, parce que quelque chose me dit qu'elles ne lui plairaient pas.
— Il s'appelait Jules, il avait dix-sept ans, m'explique-t-elle. Et il s'est suicidé l'année dernière. C'est pour ça qu'on a déménagé à Nice.
— Pourquoi ? Enfin, si ce n'est pas indiscret...
— T'inquiètes. J'ai envie de t'en parler. Mon frère était bipolaire, mais il était aussi gay. Il n'a jamais pu avouer sa préférence pour les hommes à mes parents, mais à moi il ne me cachait rien. Il y a trois ans, il est tombé amoureux d'un étudiant qui avait vingt-sept ans. Il en était raide dingue et ils ont filé le parfait amour pendant des années. Mais très vite, le rapport de force s'est accentué. Mon frère était presque obsédé, et le gars n'était pas tellement intéressé par une relation sérieuse. Ils ont commencé à se disputer, mon frère rentrait à la maison complètement dévasté, il enchaînait les épisodes dépressifs. J'étais persuadé que son petit-copain jouait juste avec lui, en plus d'être un pédophile.
Elle s'interrompt une seconde pour relancer la chanson. Je suppose qu'elle l'aidait à rassembler son courage.
— Un jour, il l'a largué. Il devait "penser à sa vie, se marier, arrêter de s'amuser". Évidemment, ça a détruit Jules. Il a sombré dans une dépression de laquelle il n'est jamais ressorti. Mes parents mettaient ça sur le compte de sa bipolarité et du stress des examens. C'est devenu si grave qu'on l'a envoyé en hôpital psychiatrique pour l'aider à se remettre. Il s'est jeté par une fenêtre du quatrième étage le jour de son arrivée. Tout ce qu'il a laissé derrière lui c'est un mot d'excuse pour moi, et une lettre pour son unique amour.
— Il voulait que tu la lui donnes ?
— Au début, je ne voulais pas. Mais j'ai fini par la lui apporter. Il ne l'a même pas ouverte, parce qu'il ne savait pas qu'il était mort et pensait juste qu'il venait le supplier de l'aimer à nouveau. Ce gars n'en avait rien à foutre de lui. Et il a recommencé à coucher avec des adolescents à peine une semaine plus tard. Jules n'avait jamais été quelqu'un d'important pour lui. J'ai commencé à aller mal moi aussi, j'en voulais au monde entier et à mes parents. Ils ont frôlé le divorce et on a décidé de partir.
Elle se tait et alors je me rends compte que je pleure. Je me détourne, essuie mes yeux, gênée.
— Je suis désolée, lui dis-je.
Désolée de n'avoir pas pris au sérieux ses petites fantaisies. Désolée d'avoir trouvé son attitude exagérée. Désolée de ne pas avoir su, alors que je ne pouvais pas savoir.
— Shéra, tout va bien. Je vais mieux, tu sais.
— Non c'est faux, la contredis-je. Tu ne vas pas bien Léo, et je suis désolée, si désolée...
— Shhh, pourquoi tu pleures ? Ce n'est pas à toi de pleurer.
Son ton amusé ne parvient pas à me consoler. Comme je sens monter des sanglots incontrôlables, Léo m'attire contre elle, entre ses bras. Elle me laisse pleurer pour elle, et je m'en donne à cœur joie.
Il est presque quinze heures quand Léo me propose de boire un thé. J'ai cessé de pleurer et me rends compte que ça m'a fait du bien. Sa main ne quitte pas mon épaule quand nous descendons dans la cuisine et je la surprends plusieurs fois à m'adresser des sourires doux, si différents de ses rictus. Pendant qu'elle fait bouillir de l'eau, j'observe les photos accrochées au frigidaire.
Je reconnais par déduction ses parents, mais mon regard s'accroche à un autre visage, celui d'un adolescent.
— C'est Jules ? demandé-je à Léo.
Elle jette un coup d'œil vers moi et acquiesce. Je contemple la photographie qui les représente tous les deux dans un restaurant. Ils se ressemblent beaucoup, mais Jules, ici, n'a pas cet air désabusé qui caractérise sa sœur. Il a l'air bien plus doux et joyeux. Il devait sûrement l'être.
— C'est bon.
Je rejoins Léo sur la table de la cuisine et nous buvons notre thé. C'est elle qui, la première, change de sujet de conversation. Elle me raconte son arrivée à Nice, la façon dont elle a vécu cette première année de prépa. Elle m'explique qu'elle rêve de devenir journaliste, pour dénoncer le patriarcat et changer le monde dégueulasse dans lequel on vit.
— Et toi, Shéra ? me demande-t-elle.
— Moi ?
— Qu'est-ce que tu veux faire de ta vie ?
— J'en ai aucune idée. J'ai passé toute mon adolescence à subir les études et dès que j'ai pu, j'ai tout arrêté. Mais j'aime beaucoup travailler en librairie.
— Tu devrais y réfléchir, alors.
— Pour l'instant j'essaie juste de gagner de l'argent pour aider ma famille.
— Mais il faut que tu penses à toi, à ta vie. Tes parents n'aimeraient sûrement pas t'entendre dire que tu sacrifies ton avenir pour les aider.
Je m'éclipse un peu avant dix-sept heures. Léo m'a proposé de rester pour le dîner, mais j'ai préféré refuser. D'abord parce que sa soudaine prévenance me plaisait plus que de raison. Ensuite, parce que j'avais besoin d'être seule. Elle m'a accompagné jusqu'à l'entrée et, au moment de partir, m'a embrassé. Un contact léger, auquel je n'ai pas su réagir sur le moment. Je suis partie comme une automate, avec le goût de ses lèvres sur les miennes, No Goodbyes en tête.
Quand je rentre chez Nora, je suis épuisée. Je retrouve Louis et Esteban devant un film mais préfère ne pas les déranger. Nora est assise à son bureau, je l'embrasse puis pars me cacher dans ma chambre. Je ne peux pas penser à autre chose qu'à Léo, son histoire, ses lèvres sur les miennes. Je me demande pourquoi ça ne m'a pas dérangé, pourquoi depuis le début Léo me fait cet effet. Parce que j'ai toujours été hétéro.
Enfin, je peux retenir cette satanée robe qui m'a gênée toute la journée. Puisqu'il fait presque trente degrés je reste en sous-vêtements et m'étale sur mon lit. Mon regard se porte sur la petite robe bleu ciel échouée sur une chaise et je repense à mon après-midi chez Léo. Ce qu'elle m'y a avoué. Je m'imagine à sa place, à ce que je ressentirais si je perdais Idriss ou Baya de cette façon. Un an seulement s'est écoulé, mais elle prétend déjà que rien de tout cela n'est arrivé. Impossible pour moi de savoir si c'est parce qu'elle est forte, ou parce qu'au contraire elle n'accepte pas la perte de son frère.
Le fait que je ne peux pas la comprendre m'attriste, mais je ne peux pas prétendre avoir le même vécu. Ma vie à moi, finalement, elle n'est pas si mal. Je n'ai jamais perdu personne, mais je me lamente pour le moindre souci.
À l'heure du repas j'entends la voix de Nora m'appeler et enfile un short et un tee-shirt. Tout le monde est déjà à table, même Esteban, et j'utilise le temps qu'il me faut pour descendre afin de chasser la morosité de mon visage.
J'évite leur regard en m'asseyant mais ils ne font pas attention à moi. Nous commençons à manger dans la bonne humeur et je m'efforce de participer à la conversation, même si mes pensées restent fixées sur Léo.
— Au fait Shéra, tu es allée chez Léo ?
Je sursaute, écope d'un froncement de sourcils de la part de Louis.
— Euh, oui...
— Elle allait bien ?
— Oui ça va. Elle n'est pas en colère contre Marc en tout cas. Et puis Éloïse ne lui en veut pas, alors...
— Impecc'. Vous avez fait quoi ? Tu y es restée longtemps.
Aussitôt, tous les regards sont sur moi, même celui de ma tante.
— C'est qui cette Léo, intervient-elle.
— Personne.
— Une grande amie de Shéra.
Je décoche un regard furieux à Louis, cherche un soutien auprès d'Esteban, mais je ne rencontre que deux regards malicieux. Foutu couple.
Je souffle fort, parce que je sais très bien que je ne pourrai pas échapper à l'interrogatoire.
— C'est une amie à Cheyenne et Éloïse, expliqué-je à Nora. Je l'ai rencontré y a genre deux semaines et on s'entend bien. C'est tout.
Mes derniers mots sont particulièrement destinés aux deux gamins à ma droite. Je suis déterminée à ne rien dire, que ce soit concernant ma relation spéciale avec Léo, les aveux qu'elle m'a fait, ou le baiser. Je suis celle qui intéresse Léo, et non pas l'inverse.
— Bon eh bien la prochaine fois que tu la vois, invite-la à déjeuner, conclut Nora.
— Ouaip.
Je recommence à manger en silence, soulagée que l'on close le sujet. Mais en fait, j'aurais peut-être préféré qu'on continue sur le thème Léo, parce qu'à peine quelques minutes plus tard, ma tante lâche la bombe :
— J'ai trouvé des acheteurs pour la maison. Elle sera sûrement vendue d'ici mi-Août.
Je m'étouffe presque avec mon verre d'eau. Ma vie est fichue.
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