Chapitre 6
Quand nous rentrons chez Nora, Louis et moi, ma tante nous attend de pied ferme devant la porte. Je me doute de la raison : il est dix-neuf heures passées, et je n'ai donné aucune nouvelle. Être rentrée pour les repas étant la seule exigence de Nora, elle ne tolérait pas les retards.
Nous arrivons à sa hauteur et j'ose à peine croiser son regard.
— Salon, maintenant.
Elle nous laisse passer et je conduis Louis avec moi jusqu'au canapé. Nous nous asseyons et Nora prend place en face de nous, sur son fauteuil. Nerveuse, je joue avec la fermeture de ma veste.
— Je me doute que tu as des explications, alors je t'écoute, Shéhérazade.
Je suis presque sûre que Louis aurait ri si la situation n'était pas la même. Moi, je me contente de grimace et m'appuyer contre le dossier.
— Avec Léo, on s'inquiétait de la disparition de Louis, alors on est allé chez lui après le boulot. Il était enfermé chez lui parce que ses parents se sont rendu compte qu'il n'allait pas à tous les clubs où il était inscrit. Comme ses parents sont des dictateurs psychopathes, on l'a aidé à fuguer.
— Et je suppose qu'il est ici pour une bonne raison ?
— J'ai proposé qu'on l'héberge.
Après l'avoir dit, je me rends compte de notre manque de réflexion.
— Tu te rends compte de ce que tu me dis, Shéra ?
Je suis tellement penaude que je sens les larmes pointer. Louis entoure mes épaules d'un bras rassurant, m'offrant la force d'affronter Nora. De défendre notre cause.
— Louis, pourquoi tu es blessé au visage ?
Surpris d'être interpellé, mon ami hésite un peu et nous échangeons un regard.
— Mon père m'a frappé, madame.
Nora reste silencieuse, main jointes et paupières fermées. J'ai confiance en elle et en sa gentillesse, et je suis reconnaissante envers Louis d'avoir trouvé le courage de raconter ça. Il enchaîne sur un récit plus détaillé de sa situation familiale, ses craintes et les secrets qu'il doit garder. Ma tante l'écoute jusqu'au bout, le visage peiné. J'espère en silence que la détresse de ce jeune saura la toucher, lui rappelant peut-être ses années en tant qu'assistante sociale.
Elle prend le temps de l'écouter, lui offre un espace intime grâce auquel il peut se dévoiler. Parfois, les larmes me montent aux yeux mais je les réfrène, me concentrant sur mon meilleur ami, sur ce qu'il vit.
— J'aime mes parents, et je les aimerai toujours, conclut-il, mais si je ne peux pas être moi-même avec eux, avec qui le serai-je ? J'ai juste besoin d'un peu de temps loin d'eux, pour savoir ce que je veux faire. C'est pour ça que Shéra m'a proposé de rester ici. Je suis désolé de m'être invité de cette façon et je comprendrai si...
— Bien sûr que nous allons t'héberger, Louis, le coupe Nora. Tu es majeur, je ne commets aucun délit en acceptant de t'aider dans ta fugue. Et puis, notre chambre d'amis et si peu utilisée qu'elle est en train de moisir...
Soulagée, je me jette au cou de Louis, puis de Nora. Mon ami partage avec moi des larmes de bonheur que nous ne prenons pas la peine de cacher.
— Viens, Louis, allons préparer ta chambre !
Nous grimpons l'escalier main dans la main, comme deux gamins surexcités.
⇝
Après ça, Nora nous a réchauffé le repas qu'elle avait préparé et nous avons mangé en bavardant devant la télévision. Il était vingt-et-une heure quand j'ai laissé Louis à sa nouvelle intimité et que je me suis glissée sous mes draps. Les yeux rivés sur mon téléphone, je passais en revu les dernières nouvelles des réseaux sociaux, les post Instagram de mes amis de Paris. Là-bas, je fréquentais un lycée qui rassemblait un grand nombre d'élèves à la situation familiale similaire. Des fils et filles d'immigrés, des enfants à la vie parfois difficile. J'avais la chance de ne pas habiter dans un quartier trop communautariste, mon père ayant toujours tenu à notre parfaite intégration.
Je savais ce que penseraient mes amies si je leur racontais mes étés à Nice. Parce que le fossé était trop grand, et que je prétendais pouvoir le franchir seule, je gardais secret ces moments, ces autres amis, cette autre vie.
Comme je suis connectée, je reçois vite un message de mon frère, Idriss. Le "salut sœurette c'est comment la vie à la riche" me fait sourire et je m'empresse de lui répondre. Lui et moi communiquons exclusivement par les réseaux sociaux, tels deux parfaits produits de notre génération. A contrario, avec ma sœur Baya c'est appels seulement. Elle déteste perdre du temps à écrire.
Je m'apprête à éteindre mon téléphone, crevée, quand l'écran s'allume sur un message de Léo.
Léo : T ou ?
Moi : Dans mon lit.
Léo : Sors de ton lit.
Moi : Why ?
Léo : rdv sur la plage dans vingt minutes.
J'ai envie de l'envoyer chier. De ne pas me lever et de rester au lit, de la faire poireauter toute la nuit, simplement pour me prouver qu'elle ne me mène pas à la baguette. Mais le désir est trop fort, comme la curiosité. Quelle autre aventure sordide nous réserve-t-elle ? Quelle autre lubie veut-elle satisfaire en me donnant rendez-vous sur la plage ?
Après quelques hésitations, je me lève et m'habille. Savoir ce que me veut Léo m'aurait trop rongé pour que je puisse m'endormir, de toute façon. Comme je ne veux pas réveiller les autres, j'essaie d'être la plus silencieuse possible. J'enfile un sweat noir à capuche en plus de mon pantalon de pyjama (qui est en fait un vieux jogging acheté quand j'avais quinze ans), mes baskets, et je sors le vélo de l'entrée où il est rangé.
Comme il n'y a presque plus de voitures sur les routes, j'arrive assez vite à la plage. Dévaler en roues libres toute la descente jusqu'au bord de mer m'a assez réveillé pour que je ne regrette pas mon lit. Je reconnais tout de suite Léo dans cette silhouette debout, les pieds dans l'eau. Pendant longtemps, je l'observe de loin sans oser approcher. J'avais peur de détruire ce spectacle, peur de ce qui m'attendait si j'entrais dans son monde.
Elle finit par me voir et me fait de grand geste. Je force un sourire et nous nous rejoignons sur le sable. La pleine lune éclaire les environ si bien que je regrette ne pas pouvoir me dissimuler dans l'ombre.
— Yo, la salué-je.
— Yo.
Son regard se fixe sur moi, m'incitant à me détourner. Elle me rend timide et gênée à chaque fois qu'elle fait ça. À chaque fois que ses beaux yeux si pleins d'assurance me scrutent, cherchent à lire en moi quelque chose que je ne veux pas lui montrer.
— Comment va Louis ? me demande-t-elle.
— Ça va. Ma tante veut bien l'héberger donc on l'a installé dans la chambre d'amis. Pourquoi tu m'as demandé de venir ?
— J'avais pas sommeil.
Sa moue sereine m'agace. À quoi elle joue ?
— D'accord. Sauf que moi j'avais sommeil, tu vois.
— Tu ne peux pas préférer ton lit à une soirée inoubliable en ma compagnie.
— Tu me dragues ?
— Peut-être ?
Je soupire et me laisse tomber à tailleur dans le sable. Son rire léger prend un écho particulier en cette nuit silencieuse et quand elle s'allonge à mes côtés, la conscience de son corps près du mien fait s'emballer mon cœur. Peut-être. Ce peut-être confirme en partie les soupçons de Louis, il explique tous les mystères liés à son comportement, toutes ces étrangetés. Mais quelle réponse se cache réellement derrière ce peut-être ?
— T'es bizarre, lâché-je pour faire bonne figure.
Encore une fois, son rire se diffuse dans l'air marin.
— Je suis irrésistible. Pas la peine de le nier.
— Pourquoi tu voulais qu'on se voie ? Tu n'as pas une famille, une maison ou un appart' ?
— Holà, du calme. Je ne parle pas de ma vie à n'importe qui.
Son air souriant ne suffit pas à atténuer la dureté de ses mots.
— Je suis n'importe qui, donc ?
Son visage scrute le ciel, comme si elle cherchait la réponse dans les étoiles. Puis elle se tourne vers moi, appuyée sur son coude. J'ai envie de me dérober à son regard, mais je n'y arrive pas.
— Non, tu n'es pas n'importe qui, Shéra.
Nous le sentons toutes les deux, ce sentiment qu'en un instant, tout peut basculer. Un mot de ma part, ou peut-être de la sienne.
— Ma tante vend la maison. Je ne pourrai surement pas revenir à Nice l'été prochain.
Mon aveu s'envole sans que personne ne l'attrape. Rien ne change dans l'attitude de Léo : ses yeux ne me quittent pas, sa bouche reste entrouverte dans une esquisse de sourire. Enfin, elle se laisse tomber sur le dos et retourne à sa contemplation des astres.
— Merde.
Je trouve sa réponse assez appropriée pour l'imiter. Nous ne nous voyons plus, mais nos souffles sont le seul bruit de fond, avec celui, lointain, des vagues. Le silence de Léo m'encourage à continuer sur ma lancée :
— Elle a été virée de son job et un ami à elle lui a trouvé un post, mais ça veut dire qu'elle doit déménager.
— Ça t'attristes ?
— J'adorais cette maison. Elle l'a hérité de l'amour de sa vie, tu sais.
— C'est romantique.
— Au début, je lui en voulais. Mais maintenant, je comprends sa décision. Elle ne peut pas garder un gouffre financier pareil. Et elle ne peut pas s'accrocher au passé toute sa vie.
— Et si tu rachetais la maison, plus tard ?
Je tourne mon visage vers elle, mais elle ne me regarde pas. Racheter la maison ? Ce n'est pas une mauvaise idée, mais combien d'année me faudrait-il avant de réunir la somme nécessaire ?
— Dans quelques années, peut-être. Si j'ai l'argent.
— Peut-être.
Sans qu'elle ne dise quoi que ce soit, sa main vient enlacer la mienne. Je résiste au besoin de la regarder, pour ne pas briser le moment. Sa main dans la mienne est un soutien dont j'ai besoin, ce soir. Elle me réchauffe et me relie à elle plus que n'importe quoi d'autre.
⇝
Je suis rentrée vers une heure du matin. Comme je distingue de la lumière sous la porte de Louis, plutôt que de partir me réfugier dans mon lit, je toque. Il me répond rapidement et je me faufile dans sa chambre.
— Tu n'arrives pas à dormir ?
Il hausse les épaules. Installé contre le mur, un coussin entre les jambes, mon ami zieute vaguement son téléphone. Il tapote la place à ses côtés et je l'y rejoins. Tout de suite, sa tête s'appuie contre mon épaule.
— Ça va aller, lui dis-je.
Autant lui que moi avons besoin d'entendre ces mots.
— J'ai prévenu Esteban que j'étais ici.
— Et ?
— Il était vexé que je ne lui aie pas demandé son aide à lui.
Un rire m'échappe. Ils étaient impossibles, tous les deux.
Je finis par lui raconter, à lui aussi. Je lui raconte la situation de Nora, ma discussion avec Léo, ce que je ressens. Son corps soutient le mien en silence et quand j'ai terminé, il me laisse m'allonger, poser ma tête sur ses genoux et pleurer.
— Tu as une façon très étrange de ressentir les choses, tu sais, m'avoue-t-il.
— Pourquoi ?
— À première vue, on croirait que tu es plus insensible. Tu ne souris pas beaucoup, tu ne te confies jamais. Mais parfois tu te mets à pleurer sans raison, tu révèles tes secrets comme s'ils étaient un aveu honteux. Je trouve ça très mignon.
Je pince sa cuisse et il grimace en riant.
— C'est le pouvoir du pifomètre, lui rappelé-je.
— C'est vrai, le pifomètre.
Sa main s'enfouit dans mes cheveux et mes paupières se ferment, pour mieux apprécier l'attention. En général, je n'aime pas trop quand on touche mes cheveux. Ça me gratte, tire sur mes nœuds, me chatouille, je ne laisse même pas ma propre mère y toucher. Mais Louis ? Louis, il a toujours su y faire, par je ne sais quel miracle.
— Je peux t'engager en tant que petit-copain ?
Il glousse et il me suffit d'imaginer la réaction d'Esteban pour l'imiter.
— Dis-moi, l'interpellé-je après un moment, ça te dit qu'on retrouve tout le monde samedi, à un café ?
— Pourquoi pas ? Comme ma mère a confisqué mon téléphone, ça fait un moment que j'ai pas de nouvelles.
Je roule des yeux. Clairement, ses parents n'ont pas conscience que leur fils a vingt-ans.
— Tu crois qu'elle arrêtera de te traiter comme un bébé, un jour ?
— Aucune chance. Je suis son sale mioche ingrat, et ça pour toujours.
Je me tourne sur le dos pour croiser son regard. Même s'il sourit, on peut lire la rancœur dans ses yeux. Je lève une main pour tapoter sa joue.
— Ça va bien se passer.
— Qui est-ce que tu essaies de convaincre ?
Oui, d'ailleurs. Qui est-ce que j'essaie de convaincre ?
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Hello ! A ce stade de l'histoire, je suis curieuse de savoir ce que vous en pensez. Y a-t-il des personnages que vous aimez particulièrement, ou l'inverse ? N'hésitez pas à me donner votre avis <3
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