Chapitre 5

Les jours suivants, Léo m'a attendu sans faute à la sortie du boulot. Nous allons à la plage, nous attendons sur le même banc, puis elle se baigne et je la regarde. C'est ainsi que se sont déroulées mes fins de journées, la première semaine. Comme un secret honteux, je n'en ai parlé à personne. Parfois, nous avons de longues conversations, parfois nous ne disons rien. J'obéis à son caprice parce que je n'ai rien d'autre à faire, personne d'autre à voir en semaine.

Depuis notre sortie à Cannes, je n'ai pas revu Louis. Il n'a même pas daigné m'envoyer un message. Je sais qu'il est souvent occupé – ses parents l'ensevelissent sous une tonne d'activités extrascolaires depuis qu'il est gamin – mais ce n'était pas une excuse pour m'ignorer. Merde, il est supposé être mon meilleur ami !

— Tu m'écoutes, Shéra ?

Je me retourne vers Léo, trempée d'eau de mer. On est jeudi, il est dix-huit heures mais il fait si chaud que la baignade est presque nécessaire pour survivre. Malgré l'insistance de la blonde, je n'ai pas mis un pied dans l'eau. J'ai le sentiment que, si nous nous baignons toutes les deux, certaines choses vont changer ; en mal ou en bien, ce n'est pas la question. Du coup, je refuse ses invitations.

Elle s'étend près de moi sur sa serviette, dos au soleil. J'ai tout le loisir d'observer la courbe de sa nuque, ses épaules, ses reins... Je me détourne avant d'aller plus bas.

— Dis-moi, tu es proche de Louis ?

Même si ma question sors de nulle part, Léo ne se plaint pas. Son visage doré par l'été se tourne vers moi, pensif.

— Un peu. Je lui prête souvent des livres. Pourquoi ?

— Il ne me donne plus de nouvelles depuis la semaine dernière.

— T'as essayé d'aller chez lui ?

— Ses parents sont méga friqués. Tu peux pas passer le portail sans réveiller trois chiens, un gardien, la police et l'alarme de la propriété. Du coup, non.

Léo ricane et se redresse sur les coudes. J'essaie de ne pas loucher.

— Je savais pas qu'il était si riche.

— Oh, t'as pas idée.

— Et vous, vous êtes proches ?

— On peut dire ça. C'est mon meilleur ami.

— Rien que ça.

Elle lève un sourcil. Je vois tout de suite que l'idée lui est étrange. Un meilleur ami qui disparaît pendant une semaine, on a jamais vu ça.

— Et si on allait chez lui ? Maintenant.

Mes yeux s'ouvrent comme deux billes tandis qu'elle se lève et range ses affaires. Elle n'est pas sérieuse ?

— T'es pas sérieuse ?

— Si si. Dépêche-toi.

— Mais on va se faire jeter dehors de toute façon ! Ses parents ne connaissent même pas notre existence.

— Raison de plus pour y aller. Merde, t'es censée être sa meilleure amie, tu peux bien lui rendre visite chez lui !

Je ne trouve rien à lui opposer. Vaincue par sa détermination, je me lève moi aussi, réajuste mon haut, enfile mes sandales.

La villa des parents de Louis se trouve dans les hauteurs de Nice. Encerclée par un jardin immense, elle s'élève sur un étage. L'architecture est moderne, faite de coupes géométriques, des fenêtres rondes et de baies vitrées sur presque tout le rez-de-chaussée. J'ai toujours observé cette immense construction de loin, quand je raccompagnais Louis.

Ses parents sont de riches avocats qui ont toujours vécu de façon très aisée, de familles bourgeoises depuis des décennies. Malgré ça, Louis a toujours été très terre à terre. Bon, c'est une vraie peste, et sa mentalité n'est pas la même, mais il s'est toujours montré accessible, et souvent en désaccord avec les valeurs de sa famille. À cause de ça, il n'a jamais pu présenter qui que ce soit à ses parents – et surtout pas ses copains.

Je ne me suis jamais considérée comme une "racaille de cité". Pourtant, j'étais certaine que c'est ce que je serais aux yeux de ses parents. C'est la raison pour laquelle je n'ai jamais cherché à me faire inviter.

Pour venir, Léo a insisté à ce qu'on monte à pied. Maintenant qu'on y est, j'ai envie de mourir tellement j'ai mal et chaud, mais la blonde est toujours fraîche comme un cœur, poings sur les hanches, prête à conquérir la villa.

— Léo, je pense vraiment que c'est pas une bonne idée.

— Tais-toi, Shéra. Ne sois pas lâche.

Je suis tellement fatiguée que je me contente de rouler des yeux et de partir chercher un coin d'ombre. Un arbre borde la route, et je m'assois contre son tronc.

Léo sonne et nous entendons la cloche résonner dans toute la propriété. Des aboiements nous répondent et je me prépare déjà à devoir partir en courant. Mais c'est l'interphone qui s'enclenche, incitant Léo à s'approcher. Je n'entends pas ce qu'ils se disent, mais soudain le portail vibre et s'ouvre. Léo m'offre un sourire victorieux.

— Allez, viens ! Sa mère nous attend.

Elle dit ça comme si ce n'est rien, mais je suis angoissée.

Nous entrons à petits pas, impressionnée par l'espace. Quand, enfin, nous parvenons à la porte d'entrée, une femme immense, portrait craché de Louis, nous ouvre.

— Vous êtes ?

— Léo Dalmasso et Shéra Nafissa. On est dans le même club de tennis que Louis et on s'inquiète de ne plus le voir...

Léo continue à baratiner sur le pseudo-club, à quel point Louis nous manque etc. Je ne sais pas ce qui, de son baratin ou de son sourire charmant, convaincs Mme de notre bonne foi. Toujours est-il qu'elle nous conduit à travers sa propriété, jusqu'à un immense escalier tout en vitres et en structure de métal.

— La chambre de Louis est en haut.

Elle nous abandonne ici. En montant, je me rapproche de Léo. J'ai la désagréable impression que dans cette histoire, certains détails m'échappent.

— Tu m'expliques ?

Elle me jette un coup d'œil exaspéré.

— Je suis sûre que Louis ne t'ignore pas juste parce qu'il en a envie, m'explique-t-elle. Sa mère a sûrement découvert qu'il n'est allé à aucun club depuis le début de l'année et à du l'assigner à résidence ou quoi...

— Oh.

La honte m'étouffe un court instant quand je réalise que, encore une fois, Léo sait quelque chose sur mon ami que j'ignorais. Parce qu'elle, elle a passé l'année avec lui. Au final, qu'est-ce que je suis à part une connaissance de vacances.

En arrivant en haut, facile de trouver la chambre de Louis : son prénom est écrit sur la porte, en grosses lettres de plastique. Léo toque et nous attendons d'entendre une réponse. Comme elle ne vient pas, je m'apprête à abandonner, mais Léo me fait taire et ouvre la porte.

— Qu'est-ce que tu fous, il veut clairement pas nous voir !

— Ça tu n'en sais rien.

Je fulmine, de rage et d'embarras. Mais évidemment, quand la blonde entre dans la chambre, je la suis. D'une part parce que je suis inquiète. D'autre part, parce que je meurs d'envie de voir la chambre de Louis.

Je ne sais pas à quoi je m'étais attendue, mais certainement pas à ça. La chambre est désespérément vide de toute personnalité. Les murs blancs sont vierges, les étagères n'exposent que des livres, tout est à sa place sur le bureau de bois. Seule fausse note à cet ensemble parfait, le lit, défait. Difficile d'ignorer l'énorme masse qui y repose, ni le grognement qui s'en est échappé quand nous sommes entrées.

Léo me désigne la masse du menton et pendant quelques secondes nous nous renvoyons la balle, aucune de nous deux n'osant déranger le monstre endormis. Finalement, j'accepte de m'y coller. Je m'assieds au bord du lit, cherchant un petit coin libre.

— Louis ?

Je ne reçois pas de réponse, mais ne me décourage pas. Ma main se pose là où je crois qu'est son épaule.

— Loulou, réponds-moi.

Cette fois, il grogne de nouveau et remue. Léo nous observe les bras croisés, sans dire un mot. À croire que son boulot est terminé.

— Tu peux nous parler, tu sais ? Si tu as un problème...

Après tout, la théorie de Léo faisait sens. Si sa mère a découvert qu'il ne se rendait pas à tous les clubs auxquels il était inscrit, je n'imagine pas autre chose qu'une punition de sa part. C'est même sûrement elle qui détient son téléphone.

Ma main contenue de caresser à travers la couette l'épaule de Louis. De longues secondes passent, enveloppées d'un silence lourd. Je ne sais pas quoi dire pour le faire sortir. Et alors, Léo soupire bruyamment. Elle vient d'atteindre la limite de sa patience.

— Bon, c'est n'importe quoi. Louis, sors de là.

Elle se penche, agrippe la couette et tire. Je n'ai pas le temps de la retenir, juste de pousser un cri muet alors que le corps de mon ami nous est révélé, recroquevillé.

— Aaaah, putain !

Il se redresse, nous gratifiant d'un regard furieux. Impossible de manquer la rougeur de ses yeux, ses cernes noirs, ou le bleu qui s'étend sur sa joue. Je me fige, mortifiée par le spectacle.

— Vous abusez les filles. Et qu'est-ce que vous foutez là, d'abord ?

Léo renifle et, même si je ne la vois pas, je sais qu'elle roule des yeux.

— Ta mère rêve de voir des filles comme nous te rendre visite. Tu nous manques tellement, au club de tennis, Loulou !

Ses singeries me font rire malgré moi. Louis se laisse retomber en arrière et je tapote sa cuisse avec compassion.

— Comment tu t'es fait ça ?

Je ne peux pas m'empêcher de m'inquiéter. Je n'avais jamais vu Louis blessé avant, et j'imagine assez bien ce qu'il s'est passé.

— Mon père n'a pas aimé que je lui tienne tête.

Léo et moi nous échangeons un coup d'œil.

— Mes parents ont reçu un appel de mon prof de basket, la semaine dernière. Comme quoi j'étais le seul du club à avoir raté la quasi-totalité des séances. Une heure après, c'est le prof de judo qui s'y est collé. J'ai cru qu'ils allaient me tuer. J'ai eu beau leur expliquer qu'avec la prépa, c'était humainement impossible d'avoir autant de clubs, mais ils ne voulaient rien entendre. Ils m'ont confisqué mon ordinateur et mon téléphone et je suis interdit de sorties.

— Au moins ils ne savent toujours pas que t'aime les bites. C'est déjà ça.

Je manque de m'étouffer face à la désinvolture de Léo. Mais Louis esquisse un sourire abattu, et je vois qu'il aimerait rire mais que le cœur n'y est pas.

La situation avec ses parents a toujours été tendu, mais malgré tout mon ami les a toujours beaucoup respectés. Une telle cruauté de leur part a dû lui faire du mal.

— Je suis tellement stressé à l'idée qu'ils découvrent d'autre choses, nous avoue-t-il. Je passe le plus clair de mon temps à leur mentir sur ce que j'aime, ce que je fais... parce que je ne veux pas les décevoir.

— Tu as le droit d'avoir ta propre vie, Lou, lui dis-je.

La peur de décevoir sa famille, je la comprends. De façon tout à fait différente, nous vivons tous dans l'ombre des désirs de nos parents. Cheyenne se bat chaque jour contre les clichés sexistes que sa propre mère lui répète en boucle. Les parents de Marc ne rêvent que d'un fils médecin. Eloïse se prépare à annoncer à ses parents qu'elle ne veut pas d'enfants. Et Léo mène probablement ses combats, elle aussi.

— Et si tu t'enfuyais ?

La question flotte un instant autour de nous, je prends le temps de la considérer. Et pour une fois, je trouve que Léo dit quelque chose de vraiment sensé.

— Elle a raison, Lou. Je suis sûre que Nora voudra bien t'héberger, on a une chambre en plus. Tu ne peux pas rester enfermé ici...

— Les filles, vous êtes folles.

— Pense à Esteban enchaîné-je. Il doit être mort d'inquiétude.

— Je lui parle via ma PS4. On se fait souvent des parties.

Léo glousse un instant et je la fusille du regard. Ce n'est pas le moment de saluer le génie de Saint Louis Jauffret.

— Louis, sérieusement. Accepte notre aide.

Même s'il ne répond pas, je vois bien qu'il hésite. Moi-même, je n'aime pas beaucoup recevoir l'aide des autres dans ce genre de situation. Mais il n'a pas à avoir honte : ma tante l'adore et je suis certaine qu'elle proposerait de l'aider d'elle-même.

— Prêts ? J'y vais.

Léo nous adresse un salut dramatique avant de descendre les escaliers. Nous avons décidé qu'elle devrait distraire la reine mère pour que Louis et moi puissions nous échapper tranquillement.

Postés dans le couloir, nous écoutons avec attention leur conversation, jusqu'à ce que petit à petit, les voix ne s'éloignent. Quand Louis m'assure que sa mère est assez loin, nous commençons à descendre sur la pointe des pieds. L'angoisse et l'adrénaline produisent un curieux mélange dans mon esprit, mais je me dois d'être forte pour mon ami. Ça se voit, qu'il est mort de trouille. On a vraiment de la chance que son père rentre peu à la maison, parce que dans le cas contraire, tout aurait été nettement plus difficile.

— Merci d'être venue, me murmure Louis.

— C'est normal. Mais remercie Léo, c'est elle qui a eu l'idée.

— On dirait que tu lui as tapé dans l'œil.

Je manque de trébucher et étouffe un cri. Le visage de Louis rayonne d'amusement et je fronce les sourcils.

— Je ne vois pas de quoi tu parles.

Nous arrêtons de parler ensuite, mais ses paroles laissent un sillage derrière eux dans mon esprit.

Le plan élaboré dans la chambre de Louis n'est pas très compliqué. Nous comptons seulement sur la capacité de Léo à distraire assez longtemps le monstre pour pouvoir partir en courant, escalader le grillage du côté est et descendre la colline. Rien de bien méchant, mais tout pouvait dégénérer très vite.

Avec la discrétion d'un éléphant, j'entraîne Louis avec moi jusqu'à la première porte vitrée que je vois. Nous nous bousculons, nous chuchotons furieusement, dans notre empressement. Enfin dehors, c'est lui qui s'élance en premier, si vite que je peine à le suivre. Il nous conduit jusqu'à ledit grillage et je me penche en avant, essoufflée.

— Dépêche-toi, le chien va débarquer !

J'ai envie de l'interroger sur ce fameux chien, mais déjà nous entendons des aboiements. Un doberman gigantesque commence à s'élancer vers nous depuis l'autre côté. Louis me tire vers lui et me désigne un trou. Visiblement, il existe depuis longtemps, et est bien caché derrière un buisson. Je m'y engouffre, fait quelques pas parmi les arbres et arbustes qui laissent discerner une route en contrebas. Quand Louis me rejoint, je me retourne mais le chien ne nous suit pas.

— Allons-y.

Louis réajuste sur son épaule le sac-à-dos qu'il a emporté. Je me rends compte, un peu tard peut-être, de ce que nous sommes en train de faire ; de la décision que mon ami a prise et de tout ce qu'elle implique. Et alors je m'inquiète.

Et si Nora n'acceptait pas de l'héberger ? Et si ses parents revenaient le chercher dès le lendemain ? Et si nous commettions la pire erreur de notre vie ?

Mon téléphone sonne et nous sursautons tous les deux. Je m'empresse de décrocher pour éviter d'alerter le voisinage.

— Tout est bon de votre côté ?

D'une certaine façon, la voix de Léo me rassure.

— Oui... on est sortis, on descend la colline. On voit une route, ça doit être la même que celle par laquelle on est monté.

— D'acc. La sorcière est partie de se baigner dans leur piscine gigantesque du coup elle ne me verra pas partir seule. Je vous rejoins sur la route.

Quand je raccroche, j'ai retrouvé tout mon calme. Ce n'est pas le moment de se poser des questions, mais le moment d'avancer. Louis reprend la descente et je le suis de près, manquant de trébucher, glisser, déraper à chaque seconde. C'est une véritable forêt qui se trouve dans le virage de la route.

Une fois arrivés en bas, je pose un pied sur le goudron, ravie de retrouver un sol stable. Léo nous attend, bras croisés et sourire aux lèvres, le visage baigné dans les rayons du soleil.

— Eh bah voilà, c'était pas difficile, conclut-elle.

Louis me jette un coup d'œil désabusé et nous éclatons de rire malgré nous.

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