chapitre 4

La librairie Masséna se situe à quelques rues du lycée, au milieu des restaurants et des commerces, dans un quartier très fréquenté. Sa devanture, peinte en turquoise, attire l'œil et lui confère beaucoup de charme.

Je ne suis pas une littéraire. Je ne l'ai jamais été. Mais à mon premier jour à Nice, quand j'ai vu cette librairie, j'ai été comme entraînée à l'intérieur. Soudainement, j'ai commencé à y passer de longues heures, profitant du fait que Louis et Cheyenne étudient la littérature pour découvrir cet univers nouveau.

C'est à peu près vers cette période que les problèmes d'argents sont arrivés. Ma mère, virée de son travail, a accepté un poste caissière au supermarché du coin. Trop fière pour demander de l'aide, c'est moi qui ai pris l'initiative de chercher activement du travail, même si l'arrêt récent de mes études me pesait encore.

Quand j'ai exposé à Nora mon désir de travailler aussi l'été, elle m'a aussitôt appris qu'elle connaissait très bien la responsable de la librairie Masséna. En une semaine j'ai pu obtenir un entretien "de formalité" avec Angèle, et la semaine suivante j'ai décroché mon poste de saisonnière.

Aujourd'hui, je ne suis toujours pas une grande lectrice, mais j'ai enfin une activité dans laquelle je m'épanouis. Mon emploi participe sérieusement au paradis qu'est Nice à mes yeux.

J'ai repris le travail lundi, avec bonheur et une motivation chaque année retrouvée intacte. Les équipes en été sont presque toujours identiques : nous accueillons en général un stagiaire, mais sinon rien ne change. Quand je suis arrivée, j'ai salué, le sourire aux lèvres, mes collègues. Il y a Justine d'abord, une étudiante qui travaille ici, comme moi, tous les étés ; Frédéric, un cinquantenaire passionné aux lunettes en cul de bouteille ; Angèle, notre responsable, une petite femme aux cheveux d'un rose vif, qui égaye nos journées avec sa bonne humeur.

Cet emploi à la librairie est, de loin, le meilleur que j'ai décroché jusque-là. À Paris, j'enchaîne les missions d'intérim quand je ne suis pas serveuse ou caissière. Ici, c'est une toute autre aventure, plus humaine et enrichissante que mes années d'études. Plus le temps passe et plus je réalise à quel point étudier ne me convient pas. J'ai besoin d'apprendre sur le terrain.

— Shéra, tu peux sortir les livraisons du jour des cartons s'il-te-plaît ?

— Tout de suite.

Il est dix heures et la journée commence sur les chapeaux de roue. Angèle m'indique l'arrière-boutique où m'attendent plusieurs cartons de livre. La personne qui devait les réceptionner samedi et les ranger est tombée malade la veille, et personne n'était disponible pour la remplacer. J'allume la radio dans la petite salle où s'entassent des montagnes de livres et de fournitures. C'est un travail un peu répétitif, mais en musique il est beaucoup moins barbant.

Il me faut la matinée pour vider entièrement les cartons, enregistrer les livres et les ranger correctement. J'avais connu des premiers jours plus agréables, mais quand il s'agit de travail je ne me plains jamais. Mes doigts appréhendent la texture des couvertures, mes yeux lisent les résumés et les titres, mes narines apprécient l'odeur du papier neuf. Je trouve très apaisant de travailler entourée de romans. Grâce à Frédéric et à son amour inconditionnel pour la littérature, j'ai commencé à me construire une petite culture romanesque. Je ne serai jamais une grande liseuse – la concentration n'est pas mon fort – mais je prends plaisir, de temps en temps, à me poser avec un bon livre. À la maison, ma sœur Baya ne manque jamais de se moquer de moi quand elle me voit avec un livre ; il faut dire que je n'ai pas vraiment le profil.

Longtemps j'ai pensé que je ne correspondais pas au type de la lectrice. Je n'ai pas beaucoup d'imagination ni de concentration, j'étais nulle en cours, je passais plus de temps à traîner dans les rues avec des "amis" au lieu de me cultiver. Il m'a fallu du temps pour détruire mes propres idées reçues. Selon l'environnement dans lequel on vit, ce n'est pas facile. Moi, je n'ai eu personne pour me transmettre le goût de lire.

Pour fêter le début de l'été, Angèle invite toute l'équipe à déjeuner le midi dans un restaurant vietnamien qu'on connaît bien, et qui fait de délicieux beignets de crevette. C'est ce que je prends à chaque fois que j'y vais et l'année dernière j'ai même réussi à convertir Justine aux saints beignets. Nous mangeons dans la bonne humeur, comme d'habitude en tant que pure saisonnière je suis le centre de l'attention. On me demande mes dernières lectures, ma situation professionnelle, des nouvelles de Nora.

En la mentionnant, je repense à ce que j'ai appris la veille et mon humeur chute brusquement. Je n'arrive pas à croire que cette maison dans laquelle j'ai passé mes plus beaux étés sera vendue à l'issue de celui-là. Nora m'a expliqué qu'elle avait récemment été licenciée par son entreprise et qu'on lui avait fait une offre d'emploi à Antibes.

En toute honnêteté, je suis vexée qu'elle ne m'en ait parlé que maintenant. La nouvelle date d'avril, tout est déjà acté, rien que je puisse faire ne changera quoi que ce soit. Comme si toute la valeur émotionnelle que cette maison a pour moi n'importe plus.

Quand j'ai appris la nouvelle hier soir, je suis simplement sortie de table. Je n'ai pas parlé plus à Nora, j'ai refusé d'entendre ses explications. Et ensuite, seule dans ma chambre, j'ai pleuré. Pleuré, parce que cette oasis m'était arrachée brusquement, pleuré parce que la destruction de trois étés de ma vie a été annoncée comme on annonce la météo.

Ce matin, j'ai fui sans même prendre de petit-déjeuner. Je n'avais pas la force d'affronter Nora. C'était lâche, je sais, mais je n'ai pas eu la force de prendre en compte ses sentiments. Pas quand les miens sont en miettes.




Quand nous sommes retournés à la librairie, le vent s'était levé. J'ai dû enfiler ma veste à capuche, emmenée ce matin au dernier moment. Si je n'étais pas si déprimée, je me féliciterais. L'après-midi commença avec peu de clients et Angèle s'absenta pour parler à des fournisseurs.

Chaque fois qu'elle passe près de moi, je ne peux pas m'empêcher de la fixer. Je me demande si elle est au courant de la situation. Après tout, elle connaît ma tante depuis des années. Mais, chaque fois que nos regards se croisent je me détourne, sans oser lui poser la question. Finalement, je ne veux pas savoir.

Pour cette après-midi, je travaille en rayons. Ça tombe bien, je préfère déambuler parmi les étagères plutôt que de rester statique à la caisse. Quand un client se présente, je n'hésite pas à l'interpeller, lui proposant mon aide. Pour l'occasion je sais revêtir un sourire très professionnel même, si, en général, je fais la gueule. Mais c'est mon visage au naturel et je ne peux rien n'y faire.

— Eh bien, quel beau sourire.

Je me retourne vivement et tombe nez-à-nez avec Léo. Prise de court, je bafouille et regarde autour de moi ; personne. J'entraîne la blonde avec moi au fond du magasin.

— Salut. Qu'est-ce que tu fais là ?

Elle hausse les épaules, fourre les mains dans les poches de sa veste en jean. Je ne peux pas m'empêcher de constater qu'elle a tressé ses cheveux.

— Je ne faisais rien aujourd'hui, alors je suis passée. J'allais à la plage, histoire de bronzer un peu. C'est donc là que tu travailles ?

— Oui. Je connais la responsable.

Elle siffle et je grimace, dérangée par un son si fort dans un lieu si silencieux.

— Je n'aime pas les librairies, commente-t-elle. On ne peut pas y parler tranquillement sans déranger.

— C'est l'atmosphère qui incite au silence.

Elle ne me répond pas, mais son corps est secoué d'un léger gloussement.

— T'es marrante. Quand tu fais pas la tête.

Je roule des yeux et, soudain, son index est pointé vers moi, accusateur.

— Tu vois ? C'est de ça que je parle ! Pourquoi tu fais toujours la gueule avec moi ?

Je pousse sa main, nerveuse. Je n'ai pas envie de recevoir une remarque de Frédéric ou d'Angèle. En me penchant, je croise le regard de Justine, à la caisse. Elle nous observe, se demandant surement si elle doit intervenir. Je secoue doucement de la tête.

— Déjà ce n'est pas "toujours", réponds-je à Léo, c'était juste hier. Ensuite, je ne te fais pas particulièrement la tête. C'est toi qui en es persuadée, c'est tout.

Elle fronce les sourcils et son nez se retrousse de façon adorable. Si je n'étais pas au travail, et si on se connaissait mieux, je pourrais rire de ses gamineries. Là, je n'en ai pas du tout envie. Mais comme elle reste plantée devant moi, j'en viens à la conclusion, qu'elle aimerait parler.

— Si tu veux, dis-je en regardant ma montre, je termine vers dix-sept heures trente.

— Je repasserai, alors.

Elle me fait un signe de la main, enfile ses lunettes de soleil et quitte le magasin comme une diva. Justine la suit du regard et, une seconde plus tard, elle se jette sur moi.

— C'est qui ? Tu la connais ?

— C'est... une connaissance. Désolée si elle est bruyante.

Même si Justine meurt visiblement d'envie d'en savoir plus, je me tais et retourne à mes occupations. Toutefois, je n'arrive pas à me sortir Léo de la tête. Pourquoi est-elle vraiment venue ? Je ne peux pas croire qu'elle n'avait rien d'autre à faire. Une fille comme elle ne s'ennuie jamais. Mais alors, je me souviens que Cheyenne a commencé à bosser, elle aussi, et qu'Éloïse est partie rendre visite à sa grand-mère. Personne ne devait être disponible aujourd'hui.




Jusqu'à dix-sept heures trente, j'essaie de ne pas trop penser à mon "rendez-vous". Angèle a le mérite de me garder bien occupée, et je ne vois pas le temps passer. Quand, enfin, nous fermons boutique, je sors et regarde nerveusement autour de moi. Personne. Léo a dû se lasser et rentrer chez elle.

J'arrive de façon assez convaincante à prétendre que ça ne me dérange pas. Saluant toute l'équipe, je prends la direction de chez Nora. En traversant un passage piéton, et même si j'ai des lunettes de soleil sur les yeux, je distingue devant moi un groupe étrange. En me rapprochant, je me rends compte que c'est trois garçons entourant une fille... Léo, pour être plus exacte. Merde, elle se fait embêter.

Je m'arrête à quelques mètres d'eux, incertaine. Est-ce que je devrais intervenir ? Ça restait risqué, même si j'avais confiance en ma force. Mais de là où je suis, je peux déjà entendre ce qu'ils disent et ça ne me plaît pas, alors j'avance.

— Léo ! l'appelé-je. Désolée, tu as attendu longtemps ?

Comme si j'étais le messie, le visage de Léo s'éclaire et elle fend le groupe pour se jeter sur moi. Je n'ai pas le temps de réagir que ses lèvres sont sur les miennes.

— Shéra, non pas du tout ! Ça ne me dérange jamais de t'attendre.

Son ton et suave et les grognements des garçons nous parviennent. Je comprends ce qu'elle a voulu faire et pousse le vice jusqu'à prendre sa main dans la mienne. Le groupe de vautours s'éloigne, définitivement dégoûté. Nous attendons un peu avant de nous séparer, moi extrêmement gênée, et elle soulagée.

— C'est fatiguant. Je ne peux pas attendre dans la rue sans me faire emmerder. Les garçons sont une plaie.

Je ne rejoins pas sa diatribe, tout simplement parce que c'est une réalité que je ne connais pas vraiment. À Paris, je ne traîne qu'avec des mecs, et je mets rarement autre chose que des vêtements masculins. Je n'ai pas vraiment le profil type à se faire accoster.

— Shéra, eh oh !

Je sors de mes pensées pour me trouver face à une Léo assez remontée.

— Désolée, tu disais ?

— Je te remerciais. Pour avoir joué le jeu.

— Pas de souci, c'est normal.

Elle me sourit, et j'eus l'impression que son regard brillait d'une émotion que je ne reconnaissais pas.

— Bon, on y va ?

Joignant le geste à la parole, Léo prit ma main dans la sienne et m'entraîna à sa suite. Je m'ajustai à son rythme rapide, sans pouvoir quitter nos mains enlacées des yeux. Ce n'était pas tant le geste qui me surprenait, que celle qui le faisait. Cheyenne nous tenait toujours la main et, même si elle était bisexuelle, nous savions que ce n'était rien d'autre que par profonde amitié.

Quand nous arrivons à la plage, difficile de trouver un seul espace où s'installer. Léo près de moi grogne et je retiens un sourire amusé. Bien entendu que la plage serait pleine, même si bientôt les touristes commenceraient à partir. Les mains dans les poches, je fixe mon regard sur l'horizon. Un léger vent nous fait parvenir des effluves salés et je me sens prise d'amertume. Tout ça allait me manquer.

Nous décidons de nous installer sur un banc à l'ombre, face à la mer, en attendant que la foule s'en aille. Léo retire ses sandales et croise ses jambes en tailleur, une position qu'elle semble avoir l'habitude d'adopter. Moi, je me contente de m'affaler et de ranger mes lunettes.

— Tu aimes lire ?

La question sort de nulle part et je fronce les sourcils, mais Léo ne me regarde pas. Comme moi, elle est occupée par la contemplation de l'étendue bleue.

— Un peu. Je n'ai pas pris l'habitude lire, mais je m'y mets depuis que je travaille en librairie. Et toi ?

— Grande lectrice depuis petite. Mais je ne lis que des livres écrits par des femmes.

— Pourquoi ?

— Comme ça. Je me mets des contraintes pour me diversifier un peu. Par exemple, entre mes quinze et mes dix-sept ans, je n'ai lu que de la science-fiction.

— Original.

— Je sais.

Un gamin passe devant nous avec un ballon, sa mère affolée accourant derrière lui. Je me laisse distraire par cette image. Petit à petit, les vacanciers s'en vont, emplissant les rues adjacentes de leur brouhaha joyeux. Les klaxons retentissent, les routes s'engorgent et je propose à Léo de rejoindre la plage, bien plus vide.

À ma grande surprise, une fois installées Léo se déshabille. Je ne savais pas qu'elle était venue avec son maillot de bain sur elle. Le bikini blanc contraste sur sa peau bronzée et je la suis du regard quand elle court jusqu'à l'eau. Comme je n'ai pas pris de maillot, je la regarde de loin, les pieds enfouis dans le sable.

Sa silhouette s'avance jusqu'à ce que l'eau atteigne ses hanches. Elle y reste quelques minutes, m'offrant, peut-être pas malgré elle, un spectacle plaisant. Il me vient à l'esprit que, si elle était plus grande, elle aurait pu travailler comme mannequin. Mais qu'est-ce que je raconte, au juste ?

Elle finit par revenir vers moi, le bas du corps ruisselant, un immense sourire sur les lèvres. De son sac, elle sort une serviette de plage qu'elle étale soigneusement pour s'y installer. Je suis chacun de ses gestes avec attention.

— Ça fait vraiment du bien, commente-t-elle.

— Je n'en doute pas.

— Tu ne vas pas y aller ?

— Je suis bien où je suis.

Elle me scrute un instant, puis offre son visage au soleil. Après quelques secondes, je l'imite. Nous restons ainsi pendant longtemps.

J'ai la certitude que, pour Léo, je ne suis qu'une figurante dans le film de sa vie palpitante. Un pion. Mais, même si j'en ai conscience, je n'arrive pas à m'éloigner de sa lumière trop intense, dangereuse même.

Oui, Léo est dangereuse.



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