Chapitre 3

Nous arrivons à Cannes en moins d'une heure. Cheyenne se gare dans un parking gratuit près du port et je prends le temps de m'étirer en sortant. Mon ventre gargouille et je regrette d'avoir mangé si vite ce midi. Éloïse à mes côtés ricane et je l'imite, moqueuse.

— T'as pas mangé ce midi ? me demande Cheyenne.

— Si si, mais je me suis levée tard alors j'ai juste grignoté. Je m'achèterai une gaufre au port.

Mon amie soupire et je me retiens de la comparer à ma grand-mère. Mais ma fringale leur donne à toutes une excuse pour aller se manger des gaufres, alors elles se taisent et approuvent ma proposition.

Quand nous sortons du parking souterrain, le soleil m'aveugle et je peste en voyant les filles sortir leurs lunettes de soleil. Encore une fois, je me déteste pour avoir trop dormi. Dans ma précipitation, je n'ai pris que le strict minimum, sans penser au fait que nous sommes en juillet, dans le sud de la France. Mon jogging m'étouffe et mes pieds cuisent littéralement dans mes chaussures.

Du coin de l'œil j'avise Léo, dont la peau rayonne, exposée à la chaleur du soleil. Je me rends compte que je suis la seule à m'être habillée comme un sac : Cheyenne a sorti une petite robe fleurie qui lui va à ravir, et a attaché ses cheveux bleus en deux nattes. Éloïse a troqué ses jeans à taille haute contre un short en toile kaki et un petit haut blanc. Ses cheveux roux dévalent son dos, libres parce qu'elle déteste les attacher. En regardant mes amies, je me sens moche.

— Shéra, j'ai un short de rechange si tu veux.

— T'inquiètes Cheyenne, j'ai l'habitude. Je me suis pas épilée, en plus.

Je feins un rire et fourre les mains dans mes poches. Est-ce que c'est la présence de Léo qui me draine toute ma confiance en moi ? Je n'ai jamais été quelqu'un de très complexée, en grandissant, j'étais plutôt du genre à ne me soucier de rien.

Le soleil tape et je sens déjà la sueur perler sur mon front. Nous marchons pour rejoindre une rue plus animée et je longe les murs pour me réfugier dans l'ombre.

— Je n'étais jamais venue à Cannes.

Le commentaire de Léo s'élève parmi nous sans que personne n'ajoute quoi que ce soit. C'est vrai qu'elle n'est arrivée que cette année. Puisqu'elle était en prépa elle aussi, elle n'a pas dû avoir le temps de visiter les environs. Ça doit être pour cette raison que Cheyenne l'a invitée, et je me sens d'autant plus bête d'avoir désapprouvé sa présence.

Nous décidons de nous arrêter chez un glacier qui fait aussi des gaufres et des crêpes. Je pars commander pour tout le monde tandis qu'elles réservent une table en terrasse, sous l'ombre d'un parasol par égard pour mes pauvres jambes. Quand vient enfin mon tour au comptoir, je récite notre commande :

— Une gaufre au chocolat, une au sucre glace, un cornet deux boules fraise et mangue, un cornet une boule chocolat, et un cornet une boule cerise, s'il vous plaît.

C'est quand je reçois les glaces que je me rends compte que je ne pourrais pas les porter seule. Compatissant, le serveur me les met de côté le temps que j'aille chercher de l'aide. Mais au moment de faire demi-tour, un bras se tend et récupère les cornets. Je lève des yeux écarquillés vers un jeune homme à la peau chocolat que je connais bien.

— Esteban !

Je ne comprends pas ce que le copain de Louis fait là.

— Salut Shéra.

Mon air ahuri se transforme en un immense sourire et je me pends à son cou. Je me suis toujours bien entendue avec lui, même si ses disputes fréquentes avec Louis rendent notre relation parfois difficile.

— Qu'est-ce que tu fais là ? lui demandé-je en le conduisant vers notre table.

— J'ai de la famille à Cannes.

Tout le monde le salue en arrivant, Léo avec moins d'enthousiasme que les autres. J'imagine qu'elle ne doit pas le voir souvent, puisqu'il n'étudie pas en prépa mais à l'université. Nous nous décalons pour introduire une chaise de plus et il accepte de rester un peu.

— Je dois retrouver ma grand-mère dans une heure, nous prévient-il.

— Ça te laisse largement le temps pour rester un peu !

Je me rends compte que l'arrivée d'Esteban m'a aidée à me reprendre. C'est sûrement parce qu'il me donne l'ascendant sur Léo : voilà enfin quelqu'un que je connais mieux qu'elle.

— Ça devait pas être une sortie entre filles ? s'étonne Esteban.

— C'était prévu.

Personne ne relève le ton bourru de la blonde et je me retiens de le faire remarquer à voix haute. Instantanément, l'impression d'être intruse m'envahit de nouveau et je serre les dents. J'ai enfin découvert pourquoi je n'aime pas Léo : elle me rappelle que je ne suis là que pour deux mois. Un an de plus à les côtoyer, et elle connaîtra mieux mes meilleurs amis que moi en trois ans.

Nous mangeons nos glaces et nos gaufres en discutant joyeusement. Contre toute attente, Léo ne semble pas très proche d'Esteban. Je me demande même si elle l'apprécie. Alors, quand je me retrouve seule avec Éloïse parce que les autres sont partis fumer, je dirige la conversation vers ce sujet mine de rien.

— Esteban et Léo sont proches ? Ils n'ont pas l'air de bien s'entendre...

— Mmh ? Ils ne se sont pas beaucoup vus cette année... Une fois à l'anniversaire de Louis, et d'autres quand on sortait après les concours blancs. Enfin, ça ne m'étonnerait pas qu'elle ne l'aime pas.

— Pourquoi ?

— Elle déteste les hommes.

Je fronce les sourcils, surprise par la nonchalance avec laquelle la rousse me révèle cette information. Peut-être que c'est seulement en termes d'attirance ? Après tout, elle ne cache pas du tout son homosexualité.

— En quoi être lesbienne l'empêche d'apprécier Esteban ? Il est super ce gars, en plus.

Éloïse lève les yeux de son téléphone et me regarde comme si j'étais la dernière des demeurées.

— Shéra chérie, il faut tout t'apprendre. Non, ce que je veux dire c'est que Léo exècre le genre masculin. Je ne sais pas si elle est féministe convaincue ou juste misandre.

Je tique sur son dernier mot et elle s'en rend compte puisqu'elle soupire. Peut-être oubliait-elle que j'avais lâché mes études à la première année de fac.

— C'est l'équivalent de misogyne, mais pour les hommes. Enfin bref, elle nous a raconté plein de mauvaises expériences avec des mecs et ne manque jamais une occasion de dénoncer notre société patriarcale et sexiste.

— T'as pas l'air de la porter dans ton cœur.

— J'aime beaucoup Léo, ça n'a rien à voir. Je ne partage juste pas ses idéaux. Et ils n'ont pas non plus à influencer la façon dont tu la vois. Ils ne regardent qu'elle.

— Je vois.

Je médite ces paroles en terminant ma gaufre. Lorsque nos amis reviennent, je ne peux pas m'empêcher d'observer Léo et sa réserve évidente envers Esteban. Face à elle, j'ai le sentiment d'être un enfant ; chaque chose la concernant m'est étranger ou nouveau, comme si j'étais une vieille fille de cinquante ans en face d'une adolescente dont les préoccupations m'échappent. Néanmoins, je ressens le besoin de la comprendre.

Plus tard, Esteban nous abandonne et nous marchons toutes les trois au bord de l'eau. Le port est bondé, comme attendu d'une ville de bord de mer en juillet et le soleil ne faiblit pas un seul instant. À ce stade, mes jambes sont deux gigots grillés dans leur prison de tissu. Je ne remarque pas la présence de Léo à mes côtés avant qu'elle ne m'adresse la parole.

— Alors ? Tu m'acceptes ?

Mes yeux surpris se lèvent vers elle et je me rends compte que nous marchons loin derrière Cheyenne et Éloïse, en pleine conversation.

— Hein ?

— Tu n'avais pas trop l'air de m'apprécier quand on s'est rencontrées, m'explique-t-elle. Qu'en est-il maintenant ?

Je rougis de gêne. Elle est perspicace.

— Tu fais déjà partie du groupe. Ce n'est pas moi qui vais y changer quoi que ce soit, lui réponds-je.

Elle sourit et décolle sa chevelure de son dos d'un geste ample. Je louche un peu sur sa nuque avant de me reprendre.

— Peut-être, mais j'ai envie que tu m'apprécies. Et j'ai l'impression que ce n'est pas le cas.

Je ne sais pas quoi répondre à ça. Je me pense franche, d'une manière générale, mais Léo ici présente bat tous mes records. Gênée, je passe une main dans mes cheveux et évite son regard.

— Je ne pourrais pas te dire si je t'aime bien, mais je ne te déteste pas.

— Cool.

Ses lèvres charnues s'étirent en un sourire et quand elle relève ses cheveux en une queue de cheval, je suis incapable de détourner les yeux. Léo a l'aisance d'un mannequin, impeccable et pourtant naturelle.

Nous nous arrêtons dans un parc. Assise dans l'herbe, je fixe le ciel et présente mon visage aux rayons du soleil. Cheyenne fait l'étoile de mer à côté de moi et rit en m'observant retirer mes bottines et mes chaussettes. J'aurais vraiment dû accepter son short de rechange. Mes pieds offerts à la petite brise qui vient nous rafraîchir, je soupire de soulagement.

Entourée de mes amies, je savoure l'instant présent. Les inquiétudes liées au travail, à ma vie sentimentale, à ma famille, tous les drames qui composent ma vie s'envolent, repoussés par la plage, le soleil, le sud. Je peux, après une année de galères, enfin respirer.

Quand nous rentrons sur Nice, il est presque dix-sept heures. Cette fois c'est Éloïse qui monte derrière avec moi, m'épargnant une proximité déroutante avec Léo. D'elle, je ne vois que des mèches de cheveux qui s'envolent et son visage tourné vers le paysage.

— Au fait, me lance Éloïse, tu travailles toujours à la librairie Masséna ?

— Je suis saisonnière régulière maintenant, lui rappelé-je.

Léo se contorsionna pour rejoindre notre conversation.

— Tu es libraire l'été ? Tu n'es pas venue en vacances ? s'étonne-t-elle.

Je n'avais pas vraiment prévu de lui raconter ma vie, mais je pressens que je vais la voir souvent, alors...

— C'est pour aider mes parents. On est trois enfants et, comme j'ai arrêté mes études, je travaille toute l'année pour les soulager, niveau argent.

— Tu as des frères et sœurs alors ?

— Une petite sœur et un petit frère. Et toi ?

— Fille unique.

Elle embraye sur le bonheur qui découle de sa situation, défendant son point de vue bec et ongle contre une Éloïse bien décidée à lui prouver qu'un enfant unique grandit pourri gâté et égoïste. Je ne participe pas, envoyant à Élo' tout mon soutien en tant qu'aînée d'une fratrie de trois. Léo ne démord pas et je la soupçonne d'être de ces personnes qui assument pleinement leurs défauts, au risque de refuser de changer pour qui que ce soit. Quand le ton finit par monter parce qu'aucun parti ne lâche l'affaire, Cheyenne les fait taire en montant brusquement le volume de la radio. Éloïse croise les bras, vexée, et nous entendons Léo murmurer quelque chose avant que Cheyenne ne la fusille du regard. J'étouffe un rire et tapote l'épaule de la rousse.

Sans que je ne me l'avoue tout à fait, j'ai envie d'en apprendre plus sur Léo. Difficile pour moi d'avouer qu'elle me fascine, peut-être que je ne l'assumerai jamais tout à fait.


Cheyenne dépose Léo et Éloïse directement chez elles, m'apprenant que la blonde vit dans le vieux Nice, puis elle nous ramène chez elle où j'ai laissé mon vélo. Comme j'ai dit à Nora que je rentrais pour le repas, Cheyenne m'invite à rester un peu chez elle. Nous montons jusqu'à son appartement, vide. Ses parents sont rarement à la maison et elle s'occupe presque entièrement de son petit frère de sept ans. Aujourd'hui, il dort chez un ami, ce qui nous laisse tout l'appartement pour nous.

— Alors, Léo ? me demande-t-elle en nous servant un verre de soda.

Je feins l'indifférence en m'installant sur le canapé.

— Quoi, Léo ?

— Tu l'aimes bien ?

— J'en sais rien, je viens de la rencontrer. Elle est spéciale.

Cheyenne me rejoint et s'installe à côté de moi. Je lève mes jambes pour les caler en travers des siennes, la tête appuyée sur les coussins.

— Tu l'as dit. Encore désolée de ne pas t'avoir prévenue qu'elle venait.

— C'est pas grave, t'inquiètes.

Nous nous perdons les minutes suivantes sur nos téléphones, moi sur des jeux et elle sur ses réseaux sociaux. Cheyenne entretient un compte Instagram depuis quelques années et elle y comptabilise pas mal d'abonnés. On s'amuse toujours à la qualifier d'influenceuse, ce qui a tendance à l'énerver, par modestie. Pourtant, ses photos sont toujours magnifiques et, quoi qu'elle en dise, mon amie est très belle, avec sa peau brune, ses cheveux turquoise et son style vestimentaire toujours au top. Mais ses courbes l'obsèdent et parfois, j'ai l'impression qu'elle ne voit que ça dans le miroir, alors qu'elle est sublime.

— Maintenant que vous avez terminé la prépa, qu'est-ce que vous allez faire ? lui demandé-je.

— Louis refait une deuxième année pour retenter le concours de l'ENS. Moi j'abandonne, je ne voulais pas le passer de toute façon. Je pars en troisième année de licence Lettres.

— Pour être prof, c'est ça ?

— Toujours.

Elle m'explique ensuite qu'Éloïse est prise dans une école d'ingénieur à Toulon et qu'Esteban part en master de psychologie à Montpellier, parce que ses parents y déménagent. Pourquoi Louis ne m'a-t-il rien dit, quand on s'est vus hier ? À coup sûr, le départ de son petit-ami doit lui peser. Mon cœur se serre quand je réalise que bientôt tout notre groupe s'éparpillera.

— C'est peut-être notre dernier été ensemble, songé-je à voix haute.

— N'importe quoi, Shéra. Même si tout le monde fait ses études ailleurs, ils rentreront à Nice pour l'été. Quand Esteban nous a annoncé qu'il partait, il nous a promis qu'il reviendrait lui aussi. Alors on se reverra l'année prochaine.

Je sais que Cheyenne cherche à me réconforter, mais je n'arrive pas à chasser la morosité qui s'est emparée de moi. J'ai été stupide de croire que ce bonheur se répéterait chaque année.

Je rentre chez moi un peu avant dix-neuf heures, fourbue et fatiguée, après la montée en vélo. Ma tante exige que je l'embrasse avant de monter me doucher puis me congédie en se plaignant de mon odeur. L'eau de la douche, fraîche, me fait un bien fou et je m'y prélasse, en profitant pour laver mes cheveux. Quand je descends le repas et prêt et nous nous mettons à table. Nora a préparé une soupe froide et des pains pitas et je salue son initiative, parce qu'il fait beaucoup trop chaud pour autre chose.

Avant de commencer j'envoie un rapide message à Louis, puis range mon téléphone. Nora interdit les portables à table.

Moi : Pourquoi tu ne m'as pas dit pour Esteban ?

— C'était bien cet après-midi ? me demande ma tante.

— Ouais, il a fait super chaud, j'ai failli cuire !

— Si tu avais réfléchi avant de t'habiller...

— Je sais, je sais.

Elle souffle et je ris en trempant un pain pita dans ma soupe. Comme j'ai dévoré une gaufre énorme cet après-midi, je n'ai pas très faim, mais ça ne m'empêche pas d'engouffrer des morceaux énormes dans ma bouche. J'adore manger.

— Shéhérazade.

Je me raidis immédiatement. Personne ne m'appelle comme ça, sauf quand quelque chose ne va pas. J'observe le visage soudain attristé de Nora, plus abattue qu'elle ne l'avait jamais été. Je crains le pire.

— Je vais vendre la maison.

Oh. Mon. Dieu.



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