Chapitre 21
Je déteste les fêtes.
Ou plutôt, je déteste les fêtes où Léo n'est pas.
Ces derniers temps ont été comme une bouffée d'air frais. Je ne savais pas que je pouvais me sentir si accomplie en aimant quelqu'un. Ces sentiments qui me donnent envie de me lever le matin, d'entendre comme premier son la voix de Léo, de voir comme premier sourire le sien, ces sentiments m'étaient en fait complètement inconnus jusque-là.
Sans offense, encore une fois, pour ces pauvres garçons qui ont fait de leur mieux.
Souvent, je me demande si toutes les lesbiennes ressentent la même chose que moi. Si l'amour entre femmes est toujours si intense, si unique et si satisfaisant. Pourtant, je vais être honnête : c'est épuisant. Je suis entrée dans un cercle vicieux étrange, qui fait disparaître mes doutes lorsque Léo est là, mais où ils ressurgissent toujours lorsque je la perds de vue. Louis en est malheureusement le premier dommage collatéral, parce que je lui partage toutes mes craintes. À ce stade, il peut me raccrocher au nez si je mentionne le prénom de ma douce.
Mais est-ce de ma faute si je me pose toujours mille et une questions ? Par exemple, ce soir-là, Léo brille par son absence. Esteban nous a prêté son appartement gigantesque pour l'anniversaire d'un de ses amis, et la trentaine de personnes présentes ne suffit pas à me faire oublier le silence de Léo. Aucune nouvelle, malgré mes nombreux messages.
— Lâche ton téléphone, Shéra.
Je lève des yeux féroces vers Louis et tente de le faire fuir par un grognement ridicule. Il m'ignore avec superbe et se contente d'échanger mon verre vide contre un verre plein. J'y jette à peine un coup d'œil, certaine que je peux avoir confiance en lui. Je lui confierai ma vie s'il était juste un peu moins égocentrique.
— Je veux pouvoir lui répondre si elle m'appelle.
Il soupire, fort, trop peut-être. Ça me fait rouler des yeux.
— Quoi ? lui demandé-je.
— Ça fait des jours qu'elle sait qu'il y a cette soirée. Si elle avait voulu venir, elle serait là.
— Je l'ai vu ce matin et la soirée était toujours d'actualité. Si ça se trouve, elle a un problème.
Il s'enfonce un peu plus dans le canapé et colle nos deux épaules. Je me sens presque agressée par son shampoing à la vanille qui sent bien trop fort pour un shampoing supposé "naturel".
— Et à part ça, ça va vous deux ?
Mes sourcils se froncent et je range enfin mon portable. Je me doutais qu'on me poserait cette question un de ces quatre, parce que c'est ce que font les amis. Pourtant, je ressens un certain malaise. Je ne sais pas quoi lui dire.
Je suis convaincue que lorsqu'on est dans une relation, on se sent obligé de faire comme si tout allait bien. Parce que, si jamais on admet que quelque chose ne va pas, alors on est coupable. Coupable de rester, coupable de ne rien faire. Et j'ai peur que ma relation avec Léo ne soit pas parfaite, j'ai peur de ne pas pouvoir convaincre Louis que tout va bien.
Le verre rempli d'un mélange douteux devient une distraction bienvenue. C'est un peu comme boire pour oublier, sauf que je bois pour éviter de répondre. Ma voix est plus rauque lorsque je lâche quelques mots rapides :
— Ça va. Tout va bien.
Moi-même je n'y crois pas, mais l'alcool endort déjà ma mâchoire et parler devient difficile. D'habitude, j'ai l'alcool joyeux, mais ce soir je n'ai pas envie de rire. Louis m'abandonne très vite et je retiens à peine une grimace quand, presque aussitôt, Éloïse prend sa place. Je jure que si elle vient pour me poser les mêmes questions, je...
— Tu sais, il s'inquiète pour toi.
Classique. Je roule des yeux, encore. J'ai envie de lui faire remarquer à quel point son intervention n'est pas originale, mais elle semble assez embarrassée toute seule.
— Je ne suis pas venue pour me faire donner des leçons, Élo'.
— On sait, mais ça ne nous empêche pas de vouloir veiller sur toi.
— Rappelle-moi qui est l'aînée ici ?
Les lèvres d'Éloïse ne sont plus que deux lignes fines mais elle reste à mes côtés. Je sais qu'elle compte mes verres, comme j'ai compté les siens pendant de nombreuses soirées auparavant. Je sais la chance que j'ai d'avoir un groupe d'amis pareil, où j'entretiens une relation particulière avec chacun. Une deuxième famille, mon safe space, le seul peut-être.
— On va danser ?
C'est elle qui propose. Il ne me faut pas trois secondes pour accepter, et si j'ai du mal d'abord à me sortir les fesses du canapé, mon passage d'assise à debout me projette dans une toute autre ambiance, faite de corps en mouvement, d'une musique presque trop forte et d'un tapis confortable sur lequel les pieds nus dansent.
Ce petit intermède me permet d'éloigner mes pensées de mon portable. Je lève les yeux, remarque peut-être pour la première fois en une heure la présence de Leïla. Depuis les pseudos crises de jalousie de Léo, je ne l'ai presque plus vue. L'inquiétude de Louis me revient en pleine face et, tout en dansant, je me pose enfin la question fatidique. Ai-je été heureuse ces dernières semaines ?
Auprès de Léo, j'étais la personne la plus heureuse du monde. Mais en son absence, c'était l'enfer. Je suis pourtant persuadée que c'est le lot de l'amour, que chaque paire vit ces moments de désarroi profond comme de paix idyllique. Il me suffit de regarder Esteban et Louis pour m'en persuader. Avec du recul, j'aurais dû comprendre que rien dans leur relation ne pouvait être considéré comme « la norme ».
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Louis ne m'adresse pas la parole dans les deux heures qui suivent. Je sais que c'est en partie de ma faute : je l'ai remballé, j'ai été froide alors qu'il ne faisait que s'inquiéter pour moi. Mais je ressens ce besoin de défendre Léo face au monde entier, et c'est d'autant plus important que Louis est mon plus proche ami. Je ne supporte pas qu'il me juge.
Je profite d'une pause dans la cuisine pour rappeler une dernière fois Léo. Je n'y crois qu'à moitié, et quand l'appel aboutit, je manque de m'étouffer avec mes chips.
— Allô.
La voix à l'autre bout du fil me paraît blasée. On ne croirait pas que c'est ma petite amie que j'appelle.
— Ça y est, tu daignes répondre ? ironisé-je.
— Ne commence pas, Shéra.
— Je ne commence rien du tout. Tu m'expliques ?
Un long silence suit ma question et je suis à deux doigts de croire qu'elle a juste laissé son téléphone en plan quand j'entends des bruits, comme si elle sortait du lit, ce qui est très possible.
— Je t'ai dit que je ne venais pas.
— Oui, par SMS, une demi-heure après le début de la soirée. Je ne comprends pas, on parle de cette soirée depuis des jours, on a même été acheter des tenues ensemble jeudi !
— J'ai changé d'avis, c'est tout.
— Mais pourquoi ?!
Depuis le salon, Leïla me jette un coup d'œil. Je ferme la porte de la cuisine pour éviter d'exposer le reste de la soirée à ma dispute de couple.
— Je veux juste une raison, repris-je plus doucement. Une explication, quelque chose. Tu n'avais pas envie de me voir ? On a acheté des robes ensemble, on a envoyé une playlist à Esteban, on avait hâte...
— Non, me coupe-t-elle, je n'avais plus envie de te voir, ni de voir les autres, alors j'ai décidé de ne pas venir. J'ai le droit, non ? On est pas obligées d'être tout le temps collées.
Ses paroles me blessent et je m'assoie, soudain vidée.
— Je ne savais pas que tu manquais d'espace.
Je masque la faiblesse de ma voix par un ton sarcastique. C'est comme si mes craintes les plus profondes étaient en fait justifiées. À quel point Léo subit-elle notre vie à deux ? À quel point nos attentes sont-elles différentes ?
Autour de moi, le monde s'est réduit à la cuisine baignée d'une lueur orangée, à son carrelage froid sous mes pieds, à la table brune sur laquelle je m'appuie. Je me concentre sur sa couleur pour ne pas perdre le fil. Dans mon oreille, Léo continue de se justifier. Si j'avais moins bu, peut-être que j'aurais pu déceler la colère dans sa voix, comprendre que ses mots dépassaient sa pensée. Mais j'ai beaucoup bu, et je ne veux pas comprendre. J'en ai marre.
— Puisqu'on y est, la coupé-je, tu n'as qu'à me dire tout ce qui te dérange. Ça ira plus vite.
Je me demande si le fiel dans ma voix s'entend à l'autre bout du fil.
— Tu me fais chier, Shéra. Je t'ai dit que j'étais pas prête pour une relation, mais tu as insisté, alors ne vient pas me reprocher de tout gâcher. Tu savais dans quoi tu t'embarquais.
— Oh, j'ai dû rêver ce message, alors ! Tu sais, celui où tu me promets que tu ne feras pas d'erreur ? Que tu ne gâcheras pas tout ? J'ai dû halluciner, comme quand j'ai cru que tu pouvais t'en sortir si c'était pour quelqu'un d'autre ! Mais non, il n'y a que toi qui compte. Tu sais quoi, Léo ? Va te faire foutre. Passe la semaine dans ton lit, ghoste tes potes si ça t'amuse, mais ne compte plus sur moi. J'abandonne.
Je raccroche en éclatant en sanglots. La rage fait trembler mes doigts alors que je me laisse glisser sur le sol. J'ai besoin de souffler, mais je ne trouve pas d'air. Il me faut quelques secondes pour contrôler mon corps à nouveau et je me relève précipitamment quand la porte s'ouvre.
— Ça va Shéra ? On t'a entendu crier...
Louis pose une main sur mon épaule mais je me dégage.
— Fous-moi la paix, Louis !
Je réprime l'envie de lui faire d'autres remarques et sort de la cuisine presque en courant. Des visages inquiets ont le temps de m'apparaître avant que je ne récupère mes affaires dans la chambre d'amis. Je ne veux pas rester ici, j'ai besoin de prendre l'air. Malgré ma fureur, j'enfile ma veste en cuir lorsque la fraîcheur de la nuit traverse l'engourdissement de mes membres. L'alcool donne une apparence étrange à la nuit. Même si on ne voit pas les étoiles, je crois les deviner dans les halos des lampadaires qui me suivent jusqu'à une avenue plus fréquentée, bordée d'enseignes encore allumées.
— Je te déteste, murmuré-je, autant à moi qu'à Léo, les mains fourrées dans les poches minuscules de ma veste.
Malgré tout, l'air frais me fait un bien fou. Au fur et à mesure de mes pas je me sens à nouveau maîtresse de moi même, suffisamment pour être en colère contre le monde et me sentir dans mon droit. Les personnes que je croise ne sont plus que des silhouettes vagues, parties d'un décor que je traverse à toute vitesse, jusqu'à bientôt courir.
J'entends avec un temps de retard un cri de protestation derrière moi. La haine dans cette voix masculine m'envoie des frissons dans le dos avant même que je ne réalise ce qu'il se passe. Une seconde plus tard, une douleur dans mon épaule me fait grimacer et je me retourne.
— Putain, tu pouvais pas faire gaffe ?!
L'homme me fixe, hors de lui. Je suis bourrée, mais pas assez pour manquer son haleine aussi alcoolisée que doit être la mienne. Et impossible de manquer sa grosse main qui m'agrippe le bras.
— Lâche moi, j'ai pas fait exprès, grommelé-je.
— Mon cul oui, putain les meufs vous vous sentez plus depuis...
Je n'ai même pas envie de savoir où il veut en venir.
— Ferme ta gueule.
La gifle vient, violente, et me fait tituber. Je me plie en deux, les yeux déjà au bord des larmes. Heureusement pour moi, l'alcool dilue la douleur. La seconde suivante – ou plusieurs, je n'en sais rien – je lève mon bras suffisamment haut pour que ma main percute elle aussi une joue. L'homme jure, choqué par ma violente agression à coup de membres amollis par la boisson.
— Sale pute, tu t'prends pour qui !
Ses insultes m'effleurent à peine, et je n'arrive pas à saisir leur cruauté pour en être blessée. Par contre, je sens clairement le bitume lorsque j'y suis projetée par l'ours des cavernes que j'ai vexé. Enfin, ma vision se débloque et je sors de ma transe étrange et très mal venue. Je suis presque surprise de me trouver à l'extérieur, face à un parfait inconnu, et pas à la soirée, mais j'ai à peine le temps de commencer à paniquer que le grizzli m'agrippe par les cheveux. Je hurle, je m'époumone, de douleur et de panique.
— Lâche-moi ! Putain lâche-moi !
Je le frappe parce qu'il est à portée de mes poings, mais je ne pense pas que ça lui fasse grand-chose. Ce n'est pas grave, c'est l'énergie du désespoir qui me maintient éveillée maintenant et je continue de projeter ma voix le plus fort possible, dans l'espoir qu'on m'entende. Un poing percute mon visage puis mes côtes.
J'ai mal.
Je ne sais pas si mon visage est couvert de sang ou de larmes.
De toute façon Léo me déteste, j'en ai plus rien à foutre.
— Lâche-la, fils de chien !
La pression sur mes cheveux s'arrête brutalement et je retombe en gémissant. Devant mes yeux, une furie blonde se jette sur mon agresseur. Je n'ai jamais vu Louis aussi enragé, ça m'arrache un rire nerveux. Derrière nous, mon nom est crié plusieurs fois. Ils arrivent tous en courant, Esteban, Marc et Éloïse, Cheyenne et Leïla. Comment ont-ils su ?
Esteban s'arrête un instant près de moi, vérifie mon état, puis rejoint son copain. Je ne lui en veux pas, Louis n'est pas exactement le type à gagner une baston tout seul. À sa place, Marc m'offre son bras et m'aide à me relever. Je me plie aussitôt en deux, traversée de douleur au niveau de mes côtes.
— Viens-là.
Cheyenne et Marc me soutiennent et nous nous éloignons jusqu'à un banc. Je leur suis reconnaissante de ne pas parler tous en même temps parce que ma tête va exploser.
— Comment vous avez su ?
Ma voix est plus faible que prévu, mais personne ne s'en formalise. Cheyenne s'assoit à mes côtés, ce qui me permet de m'appuyer contre elle.
— Tu n'étais pas partie loin, et Mélanie t'a reconnue en arrivant, elle nous a prévenus.
Je n'ai pas la fichue idée de qui est Mélanie, mais je lui suis reconnaissante. Maintenant, je n'ai plus qu'une envie : rentrer chez moi et me blottir sous mes draps. Cette soirée a beaucoup trop duré.
— C'est bon, il est parti.
Louis s'agenouille devant moi et inspecte mon visage. Sa sollicitude m'amène au bord des larmes. Qu'est-ce que j'ai foutu, putain ? Et je lui ai parlé si mal, tout à l'heure...
— J'ai menacé d'appeler la police et le mec est parti, nous explique Esteban. J'espère que tu ne comptais pas porter plainte ?
Je lui signifie « non » de la tête. J'ai juste envie d'oublier tout ça.
— Allez, on te ramène chez toi.
Quelques minutes plus tard, je suis dans la voiture de Cheyenne et nous roulons, fenêtres ouvertes parce que j'ai maintenant mal au cœur.
— Si tu vomis je te jette dehors, me menace-t-elle.
Hors de question de la prendre à la légère.
— Je me sens mal, geigné-je en appuyant mon front contre le siège avant.
J'ai été reléguée à l'arrière, parce que Louis a refusé de me laisser rentrer seule. Tant mieux, je n'ai pas envie de m'endormir dans une chambre vide, et il faudra quelqu'un de conscient pour expliquer la situation à Nora. Je suis bien contente d'être excusée par mon état parce que je n'ai pas envie d'être là quand il lui dira que je me suis fait tabasser.
Louis me soutient pour grimper les marches jusqu'à la porte. C'est lui qui trouve mes clés dans une de mes poches et qui ouvre, m'exhortant à chuchoter alors que je n'arrive déjà pas à souffrir en silence.
— Où est Léo, marmonné-je, à nouveau pliée en deux de douleur.
J'espère que ce connard ne m'a pas cassé de côte. Est-ce que c'est censé faire aussi mal ?
— Oublie Léo, elle ne viendra pas.
La sentence tombe, et je l'accepte. Oublie Léo, ça vaut mieux, comme si elle était la cause de mes emmerdes.
En y repensant, c'est un peu le cas.
Ciao Léo, toi et moi c'est finito.
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