Chapitre 2
Je suis née à 22h50, avec la masse capillaire d'un chow-chow. On m'a raconté que ma mère n'avait quasiment rien senti, que j'étais un bébé très petit. En grandissant, j'ai toujours été très calme, une grosse dormeuse qui avait offert la paix à ses parents, jusqu'à l'arrivée d'Idris. Aujourd'hui encore, je dors beaucoup. Mon rythme de sommeil m'a déjà attiré de nombreux ennuis : combien de fois ai-je été en retard en cours, à cause d'un « réveil difficile » ? Suffisamment pour avoir écopé de nombreuses heures de colle.
Depuis que j'ai arrêté mes études, je dors jusqu'à midi. Je ne sais pas si c'est par fatigue ou par lassitude ; celle de voir les jours se répéter, identiques et improductifs. Inutile de préciser que, depuis maintenant trois ans, mon rythme de vie est chaotique, et les disputes avec mes parents nombreuses. Ils n'aiment pas me voir gâcher ces belles années, ni donner le mauvais exemple au reste de leurs enfants.
Comme beaucoup de familles à notre niveau de vie, mes parents souhaitent que nous fassions le plus d'études possible. Il faut que l'on puisse choisir le métier de nos rêves, de préférence avec un bon salaire. À cause de ça, ils se montrent souvent très stricts. Mais aucun de nous ne peut leur en vouloir de nous rêver un bel avenir, une vie de succès et de richesse, quand nous savons la pauvreté dans laquelle ils ont grandi.
Ma mère, Hayda Nafissa, est née en France de parents expatriés. Aînée d'une grande fratrie, elle suivait des études de marketing avant de rencontrer mon père. Ils ont précipité leur mariage quand elle est tombée enceinte de moi, à vingt-et-un ans. Même si ma mère a dû arrêter ses études pour s'occuper de moi, elle m'a toujours dit qu'elle ne regrette rien. L'amour qui l'unit à mon père est fort, plus fort que tout ce que j'ai connu.
Enfin, tout ça pour en revenir au fait que, à plusieurs reprises, mon cycle de sommeil m'a mise dans la merde.
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Quand Nora entre dans ma chambre, j'ai envie de hurler. La porte claque, le parquet craque et sa voix furieuse me tire définitivement de mes songes. J'ai les yeux trop embués pour distinguer l'heure sur mon téléphone, j'ai les lèvres sèches et le besoin impérieux de me rendormir. Pourquoi venir si tôt ? Ma tante sait très bien que je dors beaucoup.
— Shéra, lève-toi maintenant ! Il est presque treize heures !
Je me redresse d'un coup sec, sous son regard plein de reproches. J'avais rendez-vous avec Cheyenne et Éloïse à treize heures trente !
— Merde !
— Ton langage.
— Pardon.
Je grogne en me dépatouillant avec ma couette. Il a beau faire presque trente degrés, impossible de dormir sans. Nora m'observe danser dans ma chambre, à la recherche de vêtements et d'un élastique pour attacher la serpillière qui me sert de cheveux. Évidemment, je n'en trouve nulle part et jette mon dévolu sur ma fidèle pince, énorme comme mes deux poings réunis, et incassable.
Ma tante finit par me laisser tranquille et je l'entends redescendre dans la cuisine. Les effluves d'un bon déjeuner me parviennent et m'incitent à me dépêcher. J'enfile un débardeur et un jogging gris, puis me lave rapidement le visage. Cheyenne me fera sûrement remarquer à quel point je me "laisse aller", mais tant pis. Me laisser aller est ma spécialité.
Quand je descends dans la cuisine, Nora est en train de servir deux assiettes de boulgour et de restes du poulet de la veille.
— Tu n'avais pas mis de réveil ? me demande-t-elle.
— Si, mais j'ai dû me rendormir.
Nous nous asseyons et je commence à engloutir le contenu de mon assiette, pressée par le temps. Nora lève les yeux au ciel.
— J'ai eu ta mère au téléphone.
Par expérience, je n'aime pas entendre ces mots. J'ai toujours l'impression que ma mère va raconter à Nora à quel point je l'ai déçue, cette année encore. Je pensais m'être habituée à penser que je ne serai jamais autre chose qu'une déception pour ma famille, mais ma tante est l'une des rares personnes à qui je veux montrer le meilleur de moi-même.
— Tu as oublié ton lisseur à cheveux.
Je me rends compte que j'ai suspendu ma fourchette en l'air quand je croise le regard intrigué de Nora. Je me dépêche de me reprendre, sans pouvoir cacher mon soulagement.
— Je n'aime pas l'utiliser. Mes cheveux sont très bien comme ça.
J'ai reçu ce lisseur comme cadeau de Noël, de la part de ma mère. Elle insiste toujours pour l'utiliser sur moi, même si je n'aime pas vraiment me lisser les cheveux. Enfin, c'est surtout que je n'aime pas m'en occuper.
— Ils mériteraient un peu plus de soin de ta part.
Je lève un sourcil à ma tante. Je sais que, même si son commentaire paraît innocent, elle le pense très sérieusement.
— Je n'ai pas le temps ni l'envie de m'en occuper.
Nora n'insiste pas et je me hâte, pour éviter d'autres sujets de conversation compromettants. Quand j'ai terminé, je débarrasse mon assiette et enfile mes Dr. Martens, que je porte depuis mes dix-sept ans. Ces godasses me suivront jusqu'à ma mort et constituent le meilleur investissement que je ferai de toute ma vie.
— Je rentre ce soir. Tu n'as qu'à m'appeler si tu as besoin que je fasse des courses.
J'embrasse Nora et quitte la maison. Cette fois, je prends le vélo, parce qu'il faut le décrasser un peu avant que je commence le boulot. Je descends la pente à toute allure, manquant de percuter quelques voitures. Je parviens à l'immeuble de Cheyenne en une dizaine de minutes et gare mon vélo en bas. Nous nous sommes donné rendez-vous chez elle avant de partir pour une virée entre filles. Comme Éloïse a le permis, elle a proposé de nous emmener en balade.
Je suis un peu étonnée de trouver les emplacements pour vélo et motos presque pleins. D'habitude, j'ai l'embarras du choix. J'essaie de rentrer le mien dans un petit coin libre mais l'installation et rouillée et semble prête à casser. Je dois m'y reprendre à deux fois avant de pouvoir y attacher mon antivol. Quand j'y parviens, avec quelques jurons, je sens une présence dans mon dos et me prépare à l'envoyer bouler.
— Besoin d'aide ?
Le ton presque moqueur me fait tiquer et je me retourne pour faire face à une parfaite inconnue.
— Ça va, merci. Je viens souvent ici.
Ma voix est un peu cassante et je dois plisser les yeux pour apercevoir son visage, complètement à contre-jour.
— C'est vrai ? Je ne t'ai jamais vu dans le coin. Je m'en souviendrai.
J'ai du mal à cerner le ton qu'elle emploie. Avant que je ne puisse répondre, mon téléphone sonne. C'est Cheyenne. Je décroche en jetant un regard à l'inconnue.
— Je suis en bas, la prévins-je.
Nous restons toutes les deux immobiles le temps que mes amies ne descendent, dans un silence un peu embarrassant. Je me demande pourquoi elle ne s'en va pas, ce n'est pas comme si on se connaissait.
— Shéra !
Cheyenne se jette dans mes bras et j'ai à peine le temps de prendre appui sur le goudron, pour éviter de basculer en arrière. Je lui rends son embrassade et salue Éloïse.
— Je vois que tu as rencontré Léo.
Je me tourne vers mon amie, incertaine de ce qu'elle veut dire. Mais elle attire l'inconnue dans ses bras et quand je croise son regard, la fille hausse les sourcils. Je réalise qu'elle est Léo. Et que Léo est canon.
— Shéra, voici Léo. Elle vit dans mon immeuble depuis cette année. Léo, je te présente Shéra, l'amie dont je t'ai parlé et qui vient ici chaque été. Son vrai prénom c'est Shéhérazade, mais elle le déteste.
Je reste muette, à la fois de gêne et d'incompréhension. Déjà, parce que la première impression que nous avons l'une de l'autre n'est clairement pas la meilleure, mais aussi parce que je ne comprends toujours pas ce que fait Léo ici. C'était censé être une sortie à trois.
— Shéhérazade, hein ? Tu connais quelques contes ?
Je me braque face à sa pique.
— Tes parents sont pas trop déçus que tu aies un vagin ?
Léo affiche un rictus et fourre ses mains dans les poches de sa veste. J'ai envie de faire perdre ce foutu sourire.
— Ils s'y sont habitués.
Son attitude ne change pas d'un iota et je m'attends presque à ce qu'elle s'allume une cigarette avec indifférence. Comme dans les films.
— Ooookay, contente de voir que vous vous entendez bien, intervient Cheyenne.
Je lève les yeux face au sarcasme évident mais me détourne quand sa main vient serrer mon épaule. Je sais que je suis toujours sur la défensive face à des inconnus, mais j'estime avoir le droit, dans le cas présent, de faire la gueule.
Éloïse appuie son coude sur mon épaule et je lève la tête pour la regarder. Sérieusement, cette fille est immense.
— Léo est arrivée cette année, elle est dans la classe de Cheyenne. On lui a proposé de venir avec nous. Désolée Shéra, on aurait dû te prévenir avant.
— Non, non, ça va...
Je me retiens de faire une scène à mes amies, parce que j'ai déjà été dans la position de Léo. Il y a trois ans, c'est Louis qui m'a aidé à m'incruster sans prévenir personne, et ça ne faisait pas un an qu'il me connaissait. Alors je décide de laisser mes ressentiments de côté et je tends ma main à Léo pour me présenter à nouveau.
— Shéhérazade Nafissa. J'espère qu'on va bien s'entendre.
Son regard passe de mon visage à ma main, puis elle tend la sienne pour la serrer. Je me retiens de froncer les sourcils face à sa poigne.
— Léo Dalmasso. Moi aussi.
Ses yeux s'attardent sur mon visage et je jurerais que sa main sert la mienne plus longtemps que prévu. Il me faut quelques secondes avant que je me reprenne et ne retire la mienne. Je jette nerveusement des coups d'œil autour de moi, mais personne ne semble avoir remarqué quelque chose. En reportant mon regard sur Léo, j'aperçois son regard avant qu'elle ne se détourne.
Cheyenne nous conduit jusqu'à la voiture de sa mère. La petite Twingo blanche est la compagne de beaucoup de nos road trip. La mère de Cheyenne lui a toujours fait confiance quand il s'agit de conduire. Si elle savait que sa fille conduisait comme un pied... C'est le seul aspect de nos sorties que je crains.
Cheyenne et Éloïse s'installent devant, nous laissant seules à l'arrière, Léo et moi. J'évite son regard en m'attachant.
— Où on va, aujourd'hui ? demandé-je aux filles.
— À Cannes.
— Quoi ?! Mais on y va chaque année !
— Laisse-moi rêver ma vie de célébrité, me rétorque Cheyenne.
Je soupire le plus bruyamment possible et entends Léo pouffer. La voiture démarre et je tourne mon visage vers la fenêtre. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas à l'aise avec Léo. Peut-être parce qu'elle a un physique de rêve, ou peut-être parce que, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus, elle a l'air plus kabyle que moi.
Cheyenne allume la radio et nous filons sur l'autoroute en chantant atrocement faux. Je ne peux m'empêcher de remarquer l'aisance avec laquelle Léo s'intègre au groupe. Au bout de vingt minutes, on croirait qu'elle a toujours été là. Elle sait chanter, contrairement à nous, et son rire est toujours plus fort que le son de la radio.
Plus les minutes passent et plus je me sens cruche pour avoir été aussi hostile envers elle. Je l'observe du coin de l'œil dans son mini-short et son dos nu bleu ciel. Mes complexes me reviennent à la figure quand je la regarde, mais je n'arrive pas à savoir si c'est de la simple jalousie, ou quelque chose d'autre.
Je me rends compte que je la fixais quand je croise son regard. Elle me sourit, avec toute son arrogance. Comme si elle savait très bien ce à quoi je pensais. Je me tourne vers la fenêtre avant de rougir comme une adolescente. Mais j'ai dû réveiller son intérêt, parce qu'elle profite que nos deux amies soient en plein débat pour me faire la conversation.
— T'as quel âge, Shéra ?
— J'ai vingt-quatre ans.
Elle exécute une moue impressionnée et je roule des yeux. J'ai au moins trois ans de différence avec tous mes amis, de toute façon. Les gens de mon âge son trop pris dans leurs études et leur vie d'adulte, je ne m'identifie pas à eux.
— Et du coup, tu viens ici tous les étés ?
— Ça fait trois ans maintenant. J'ai rencontré Louis à la plage et ensuite, il m'a présenté aux autres.
Léo hoche la tête, l'air réellement intéressée. Je me réinstalle correctement et sourit en voyant qu'elle a retiré ses sandales pour se caler en tailleur.
— J'aime être à l'aise, m'explique-t-elle.
— Je ne trouve pas qu'être en tailleur c'est être à l'aise.
— C'est juste que tu n'es pas assez souple.
— En tout cas toi, tu as l'air souple.
Je me baffe intérieurement de n'avoir rien de plus rasoir à lui dire. Elle ne semble pas m'en tenir rigueur et se contorsionne même pour lever une jambe jusqu'à cogner le plafond et s'attirer une remarque de Cheyenne.
— J'ai fait de la danse quand j'étais petite. Je suis aussi naturellement très souple. Pratique pour baiser.
Le soudain éclat de rire d'Éloïse m'aide à dissimuler ma réaction. Je me détourne, gênée. Je ne sais pas comment je dois prendre ce dernier commentaire. Léo ne paraît pas me tenir rigueur de ce manque de réaction et elle se penche en avant pour connaître la source de l'hilarité de notre amie. Alors que tout le monde continue de discuter comme si rien ne s'était passé, je reste bloquée.
J'ai déjà été dans des relations intimes par le passé. J'ai eu un petit ami au lycée, et un second pendant ma première année d'études supérieures. Aucun d'eux n'a été particulièrement mauvais, mais ils ne m'ont pas laissé des souvenirs inoubliables pour autant. C'est moi qui ai rompu à chaque fois, parce que je ne pouvais pas leur rendre leurs sentiments, malgré tout. Depuis, c'est le calme plat au niveau des relations. Je n'ai pas particulièrement envie de m'embarquer dans une nouvelle relation hétérosexuelle, et je me demande sans cesse s'il n'existe pas d'autre option pour moi.
Je fréquente beaucoup de personnes appartenant à la communauté LGBT+. Par exemple, Éloïse m'a avoué son asexualité l'année dernière ; cette révélation explique en partie sa réticence à avouer ses sentiments à Marc. Il y a aussi Louis et Esteban, notre "quota gay" qui se font un plaisir de plaisanter à ce propos. J'admire leur désinvolture et leur confiance, parce que je sais dans quel environnement a été élevé Louis, je sais sa peur de ne jamais pouvoir avouer son homosexualité à ses parents.
Et malgré tout cela, je ne suis pas à l'aise quand il s'agit du sexe. Mes parents ne nous en parlent jamais, ni de l'acte ni de nos "options". C'est presque un sujet tabou dans ma famille, bien que ma mère m'ait toujours enseigné l'ouverture d'esprit. Simplement, j'ai dû terminer mon éducation sexuelle au lycée, grâce à mes amis et à Mme Houx, ma professeure d'SVT. Et j'ai toujours, même aujourd'hui, l'impression d'être à la ramasse. Parfois, quand mes amis s'engagent dans une conversation très portée sur le sexe, ils remarquent ma gêne. Je sais que mes origines sont pour beaucoup dans l'impression coincée que je leur donne.
— Shéra, tout va bien ?
— Mmh ?
Je me tourne vers Éloïse et me rends compte que tout le monde me regarde. Cette fois, je sens bel et bien mes joues chauffer d'embarras.
— Je te demandais si tu avais un copain, cette année.
C'est notre petit rituel : chaque été, on se tient au courant de nos relations. Le reste de l'année, on ne reste pas beaucoup en contact – surtout depuis qu'ils sont en prépa - et on se réserve les informations croustillantes pour nos retrouvailles.
— Non, mais tu sais bien que ça ne m'intéresse pas.
Je sens le regard de Léo sur moi et me retiens de la fixer en retour. Son attitude me paraît toujours plus étrange, elle me gêne mais me fascine aussi. Pour me donner bonne figure, je lui souris.
— Et toi, Léo ?
Malgré mon ton léger, je me surprends à être intéressée par la réponse. Cheyenne et Éloïse ont l'air de l'être aussi : Élo' est contorsionnée vers nous et notre conductrice nous regarde toutes les dix secondes dans son rétroviseur. Le silence s'installe et je soupçonne Léo de jouer sur le suspens. Enfin, elle sourit, croise les bras et les jambes et nous toise d'un air théâtral.
— J'ai rompu avec ma copine avant de déménager à Nice. Ça faisait trois ans qu'on était ensemble, mais je refuse de vivre une relation à distance.
— T'es lesbienne ?!
J'ai immédiatement honte d'avoir parlé si fort. J'espère que mon indiscrétion ne la dérangera pas, mais je n'ai pas pu retenir ma surprise. Heureusement, mon étonnement les fait rire et Léo pousse même le vice jusqu'à tapoter ma tête, comme une mère attendrie devant l'innocence de sa fille, sauf que je ne pourrai jamais voir Léo comme une mère. De toute façon, c'est Cheyenne la mère du groupe.
— Depuis le collège, et oui. Quand je l'ai fait avec un gars, j'ai tellement détesté que je me suis posé des questions. Un mois après j'ai couché avec ma meilleure amie de l'époque et j'ai découvert le merveilleux monde de l'homosexualité.
— On avait pas demandé l'historique, plaisante Éloïse et je force un rire pour la rejoindre.
Léo devient de plus en plus incroyable de minute en minute.
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