Chapitre 18
Je suis une buveuse occasionnelle. Enfin, c'est comme ça qu'on appelle ceux qui ne boivent qu'aux soirées. Mais je trouve le terme encore trop général : il y a une nette différence entre ceux qui boivent jusqu'au black-out, et ceux qui conservent une consommation raisonnable. Moi, j'entretiens avec fierté l'exploit de ne jamais avoir vomi à cause de l'alcool. D'une manière générale, je tiens à mon sommeil et à mon bien-être, et je sais à partir de quel nombre de verres je dois m'arrêter pour ne pas faire une insomnie.
Pour toutes ces raisons, je me souviens dans les moindres détails de la dernière soirée. Plusieurs jours sont passés depuis le matin où Cheyenne nous a apporté le petit-déjeuner au lit, à Leïla et moi, dans toute sa bonté angélique. À ce moment-là, je m'étais réveillée avec le goût amer du départ de Léo en bouche. Leïla avait chassé tout ça d'une blague sur notre attitude de la veille, achevant de me distraire.
J'aimerais, pour une fois, ne conserver aucun souvenir de ce soir. Parce que, alors que Léo se tient maintenant en face de moi, je ne sais pas quoi lui dire. Pour la première fois, elle est entrée dans la librairie pour acheter un livre - avant, elle ne s'embarrassait pas d'une excuse pour me voir. Quand elle est arrivée à la caisse, j'ai bégayé les banalités professionnelles, mais son regard n'a pas quitté mon visage.
— Tu aimes bien Leïla ?
Sa question me prend tant à dépourvu que j'oublie de lui rendre son livre.
— Hein ?
Le temps d'exprimer ma surprise, sa main manucurée récupère son achat, et sa silhouette disparaît par la porte. Il me faut quelques secondes pour me remettre de son numéro. Pourquoi cette question ? Je n'oserais pas imaginer qu'elle soit jalouse. Ce n'est pas son genre. En plus, même si Leïla et moi sommes restées en contact, je viens de la rencontrer.
Bon, ce serait hypocrite de ma part de prétendre que je n'ai pas d'opinion sur Leïla. Je l'aime plutôt bien, en réalité. Elle ressemble beaucoup à sa cousine à plusieurs niveaux. Nous avons échangé nos numéros et je suis partie de chez Cheyenne avec l'envie de passer plus de temps avec elle.
Et justement, un peu avant la fin de ma journée, je reçois un message de sa part.
Leïla : Salut princesse. Cheyenne a pas le temps de me faire visiter Nice, ça te dit d'être ma guide touristique ?
J'étouffe à peine mon sourire en lui répondant par l'affirmative. J'ai l'impression qu'il n'y a qu'à Nice que je fais de belles rencontres. À Paris, je n'ai que des amis de collège et lycée, quelques amis d'enfance aussi, et je ne ressens pas avec eux ce que je ressens ici. L'impression d'être à ma place. Avec Louis, Éloïse et Cheyenne, c'est comme si on se connaissait depuis toujours. Nous n'avons pas de secrets les uns pour les autres. À l'inverse, je ne peux pas nommer plus de deux personnes en qui j'ai confiance chez moi.
Quand je sors de la librairie, Leïla m'attend dehors. Ça m'amuse de la voir habillée d'une chemise hawaïenne et de shorts de mecs – une tenue que je pourrais porter aussi. Elle me fait un signe de la main et je la rejoins en trottinant.
— Salut ! Ça va ?
Elle me prend dans ses bras et je lui rends maladroitement son étreinte. Ses yeux sont dissimulés derrière des lunettes de soleil qui lui donnent un air très cool. On enchaîne sur des banalités tandis que je l'entraîne avec moi vers la vieille ville. Pour cette première sortie, et parce que je suis crevée, je m'active à lui faire découvrir mes petits coins préférés.
Nous visitons d'autres libraires plus discrètes, des cafés cachés dans des ruelles, des magasins en tout genre. Je me rends vite compte que les sujets de discussion avec Leïla sont sans fin, et passionnants. Sans même m'en rendre compte, je partage avec elle plus qu'avec n'importe qui d'autre.
— Tu devras me faire visiter cette fameuse maison, me lance-t-elle.
Je lui ai raconté toute l'histoire de la vente, de cette vieille maison que j'adore et dans laquelle ma tante a toujours vécu. Avec du recul, je me rends compte du scandale que j'en ai fait, pour pas grand-chose. L'idée de perdre cet héritage familial m'attriste toujours, mais je me suis fait une raison.
— Tu veux venir manger ? proposé-je. Ma tante sera super contente d'avoir une invitée.
Elle accepte avec un sourire et j'envoie un message à Nora, pour confirmer avec elle. La dernière fois que je lui ai ramené un invité surprise, elle m'a passé un savon. Nous sommes accueillies chez moi par une odeur saisissante de tikourbabines. Je me précipite dans la cuisine pour admirer les délicieuses boulettes de semoule encore en train de cuire dans la marmite.
— Ça sent super bon !
Leïla m'a rejoint, le sourire aux lèvres. Je remercie le hasard qui a fait que Nora cuisine ma spécialité kabyle préférée le jour où Leïla vient dîner. Et justement, ma tante revient à l'instant du salon, d'où on peut entendre le son ténu d'une émission quelconque passant à la télévision.
— Bonsoir les filles ! Tu dois être Leïla, nous salue-t-elle en attirant mon amie dans ses bras.
Nora sent les épices et la menthe, et je peux dire à son regard que Leïla est charmée. Elles se lancent immédiatement dans les présentations. Comme la porte d'entrée sonne, je m'éclipse discrètement, surprise. J'ignore qui pourrait sonner à cette heure-là, sans être invité.
— Léo ?
Je fixe d'un air éberlué la jeune femme qui se tient devant l'entrée. Qu'est-ce qu'elle fait là ? Après son cinéma à la librairie...
— Salut, bredouille-t-elle, gênée. Désolée de débarquer à l'improviste, je voulais juste...
— Shéra ?
Au même moment, Leïla me rejoint. Les yeux de Léo s'écarquillent quand elle la voit et je sens poindre une culpabilité que je ne devrais pas éprouver. Comme si j'avais fait une connerie. Pendant un temps infini nous nous regardons dans le blanc des yeux. Si je me laissais aller au romantisme, je lirais de la jalousie dans ceux de Léo. Mais je me suis défendu de céder un peu plus face à elle. Pas alors que j'ai déjà tant donné.
— Je vais vous laisser.
Leïla s'éloigne, nous laissant seules. J'attire Léo avec moi un peu plus loin dans la rue, en essayant d'ignorer son regard de reproche.
— Qu'est-ce que tu veux ?
Elle regarde autour d'elle, semble hésiter. Je ne peux pas m'empêcher de noter qu'elle a l'air d'aller bien mieux. Ses cernes sont moins prononcés, ses cheveux coiffés en deux nattes. Elle a l'air normale, quoique le terme n'ait pas beaucoup de sens quand on y pense.
— Je suis venue m'excuser, me lance-t-elle.
— T'excuser de quoi ?
Je ne peux pas m'empêcher d'être sur la défensive.
— De tout. Enfin... de mon comportement, que ce soit maintenant ou avant. Je suis capricieuse et je ne veux pas que tu m'ignores.
Je m'adosse au mur en crépi qui borde le chemin où nous nous trouvons. Difficile de voir où elle veut vraiment en venir.
— C'est ta punition, Léo. Et ça va durer encore un petit moment.
Je la sens s'énerver. Ses narines frémissent et sa bouche n'est plus qu'une ligne mince.
— M-Mais pourquoi ? s'insurge-t-elle. Je sais que je te plais, et tu me plais aussi. Pourquoi est-ce qu'on doit s'ignorer, Shéra !
Pendant un instant, je suis tentée de céder à ce visage éploré. Je contemple l'idée de la prendre dans mes bras, lui chuchoter que tout va bien, que je lui pardonne. Mais je suis à deux doigts de lui faire réellement comprendre pourquoi ça ne va pas.
— Je ne comprends pas... reprend-elle.
— Y a rien à comprendre Léo. Je veux trop, et tu ne veux pas assez. C'est comme ça, on n'y peut rien.
Ses lèvres ne répondent rien.
Quelques minutes plus tard, je rentre à l'intérieur. Leïla et Nora m'attendent, déjà assises dans la cuisine. Je grommelle une excuse rapide.
⇝
— Passe le bonjour à Esteban de ma part.
Une fois que Louis a raccroché, je laisse choir mon bras sur le lit. Peu après le départ de Leïla, il m'a appelé pour prendre des nouvelles. Je n'ai pas eu le courage de lui raconter les récents événements. Il ne sait rien de la soirée chez Cheyenne, parce que j'ai demandé à mon amie de ne rien lui dire. D'une certaine façon, j'avais l'impression que je devrais avoir honte. Mais honte de quoi exactement ? De l'alcool que j'ai bu ? D'avoir entretenu l'espace de quelques secondes l'idée de tromper symboliquement Léo avec Leïla ? Pourtant, ça n'a été qu'une pensée fugace. Personne ne me fait d'effet comme cette bombe autoritaire.
Il commence à faire sombre dans ma chambre, mais je n'ai pas le courage de me lever pour allumer les lumières. Je préfère rester allongée en étoile sur mon lit, le regard vissé sur le plafond. Le genre de choses qu'on voit faire les héros des films, et qui paraît stupide. Mais vous savez quoi ? Fixer le plafond sans bouger, c'est pratique. Ça oblige à penser.
— Y a rien à comprendre Léo. Je veux trop, et tu ne veux pas assez. C'est comme ça, on n'y peut rien.
Ses lèvres ne répondent rien. Et alors que je m'apprête à faire demi-tour, ses doigts fins attrapent mon poignet. Au lieu de me tirer vers elle, elle fait un pas vers moi. La pente du chemin ne suffit plus à me faire paraître plus grande. Je prends une inspiration brusque, conquise pendant un instant par son parfum. L'urgence de fondre dans ses bras provoque un millier de frissons et je réalise à quel point elle m'a manqué.
— Ce n'est pas seulement ça, Shéra. Ça ne peut pas être que ça.
— Parle français, s'il te plaît, répliqué-je, acerbe.
— Tu me manques.
Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. J'ai attendu longtemps d'entendre ces mots.
— Tu me manques, répète-t-elle en se rapprochant. Tu me manques, tu me manques.
Sa voix n'est plus qu'un murmure et je m'imagine Eve, la pomme juteuse dans les mains. Ce serait si facile de goûter sa saveur sucrée. J'ai envie de dévorer les lèvres de Léo. Finalement, son front se colle au mien. À ce stade, ma respiration est anarchique. Je ne réagis même pas quand ses bras m'enlacent, me rapprochent d'elle.
Grands dieux, je pourrais mourir de plaisir.
— Arrête, ronchonné-je.
— Tu me pardonnes ?
Sa voix s'est faite joueuse. Je discerne même un sourire, bien que mes yeux soient trop proches de son visage pour que je distingue ses traits clairement. Pendant un instant, j'ai l'impression qu'on va s'embrasser. Mais en fait, elle attend une réponse.
— D'accord. Mais ça ne veut pas dire que ça change quoi que ce soit. Si tu n'es pas prête à t'engager, oublie-moi.
Prononcer ces mots me permet de reprendre contrôle de mon corps. Je m'écarte, gênée. Léo accepte ma réponse, et nous nous souhaitons une bonne soirée.
Je me tourne sur le côté. Mes yeux s'égarent sur les affiches de film et de groupes de musique, passent sur un portrait que Baya a fait de moi l'année dernière. Ma petite sœur est une artiste. Et moi je suis gouine. Je m'imagine le dire aux parents. Même pas en rêve. Je les adore, mais je doute que leur éducation maghrébine les ait préparés à une progéniture pécheresse.
Gouine. Lesbienne. Je retourne ces mots dans ma tête, surprise de ne sentir qu'une vague sensation de chute libre. Je l'ai sans doute toujours su, au fond. C'est pour ça que je n'ai jamais vraiment vécu de réalisation subite. Même quand je suis tombée amoureuse de Léo, ça s'est fait si naturellement, j'ai eu à peine le temps de me dire "eh mais c'est un fille".
Le visage de Léo s'impose à moi et je sens le mien chauffer. Je n'en reviens toujours pas de l'effet qu'elle a sur moi. C'est facile de m'imaginer en femme indépendante et badass, et jamais je ne me serais crue si fleur bleue. Fais-toi une raison. Tu pourrais la laisser te marcher dessus.
Je soupire très fort et me retourne sur le ventre pour enfouir mon visage dans mon oreiller. J'ai envie de crier, mais les murs sont fins dans cette maison. Et il est hors de question d'expliquer à Nora qu'une belle blonde joue avec les sentiments de sa nièce.
J'essaie d'imaginer ce que me conseilleraient mes amis. Louis me dirait sûrement de foncer, "parce qu'on a qu'une vie", et parce qu'il n'est pas du genre à s'embarrasser de bons sentiments. Éloïse ne m'aiderait pas, la pauvre a mis plusieurs années à avouer ses sentiments à Marc, parce qu'elle se prenait trop la tête. Et Cheyenne me dirait de faire attention à moi. Bref, ça ne me servirait à rien. En dernier recours, je décide d'envoyer un message à ma sœur.
Moi : Baya, tu ferais quoi si ton crush t'aime aussi mais ne veut pas de relation sérieuse ?
Avec un peu de chance, elle pourra m'aider.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top