Chapitre 16
— J'ai une idée.
La voix de Louis, enjouée, détonne. Nous montons les marches jusqu'à la chambre de Léo et il nous arrête à la porte.
— Habille-toi, Léo. Je connais un endroit qui nous fera du bien à tous.
J'ai envie de lui dire que sortir n'est peut-être pas une bonne idée, que de toute façon la dépression ne se soigne pas à coup d'idées miraculeuses, que si Léo ne se sent pas bien elle ferait mieux de dormir. Mais elle acquiesça, les yeux pourtant rouges, les épaules basses.
— Je dois prendre l'air, de toute façon. Je n'ai pas envie que ma mère me voie comme ça.
Je l'accompagne donc dans sa chambre pour qu'elle s'habille. Elle m'explique dans le même temps que sa mère est anéantie et ne s'est pas du tout remise de la mort de Jules, que c'est dur pour elle en plus d'avoir une fille dépressive.
— Et ton père ? demandé-je.
— Il a du mal à supporter ma mère. Il travaille beaucoup, il fait de son mieux pour s'en remettre lui aussi, mais il a l'impression qu'elle ne fait aucun effort. Alors quand moi aussi, je m'y mets, ça l'enrage.
Je me retiens de l'insulter à voix haute. Léo s'en rend compte parce qu'elle esquisse un sourire. Je dis bien « esquisse ».
— C'est un bon père, Shéra. C'est dur pour lui aussi.
Léo extirpe sa silhouette du sweat gigantesque, révélant une peau encore dorée par tous ces après-midi au soleil. Je me détourne quand elle se change, par respect. Ni elle ni moi ne sommes d'humeur à autre chose, de toute façon. Elle enfile un jean et un débardeur, refait sa queue de cheval. Je l'observe s'étirer comme on observe un serpent changer de peau.
— C'est bon les filles ?
J'ouvre la porte, Léo sur mes talons. Avant de partir, Léo rallume son téléphone. L'avalanche de notifications est si violente qu'elle est obligée de le mettre en mode muet, avec un rire nerveux. Je ne m'excuserai pas de l'avoir harcelée de messages et d'appels. Elle prévient sa mère par SMS puis range son portable. L'instant suivant, sa main trouve la mienne et nous sortons.
Nous prenons tous une grande goulée d'air, libérés de l'ambiance pesante de la maison. Le temps s'est rafraîchi suffisamment pour que la chaleur ne nous accable plus.
— Bon, c'est quoi cette idée géniale ? demandé-je à Louis.
Il ricane, pensant sans doute déjà à la diablerie qu'il est sur le point d'accomplir. Son corps de phasme se tord pour pointer vers une masse sombre, presque invisible entre les petits immeubles qui nous entourent.
— On va grimper là-haut.
Je plisse les yeux vers la colline de Cimiez. Clairement, je m'attendais à mieux.
— Elle est naze ton idée. Quitte à grimper, choisis une colline plus haute. En plus à cette heure-là y a encore plein de touristes.
Ma sentence est irrévocable et Louis souffle, déçu. Je jette un œil à Léo, qui n'a pas ouvert la bouche. Elle se contente de regarder ses pieds, sa main toujours fermement agrippée à la mienne. Comme une bouée.
— C'est la seule colline que mon corps de dieu grec peut supporter, ronchonne encore Louis alors que moi, je cherche une solution.
Le but, c'est avant tout de faire plaisir à Léo.
— Je sais où on va aller.
Il nous faut plusieurs minutes de marche en silence pour arriver.
— La plage ? Quelle idée originale, grommèle
Louis quand nous posons les pieds sur le sable.
Le coin que j'ai choisi est un peu plus à l'écart, moins bondé. Nous retirons nos chaussures sur le sable et marchons pour nous rapprocher de l'eau. Louis s'installe le premier, jambes étalées devant lui. Je l'imite, mais Léo reste un peu plus longtemps debout. Je devine à son expression que c'était une bonne idée.
— Tu savais qu'elle adore la plage ? chuchoté-je à mon ami. Elle m'y emmène tout le temps.
— Oooh.
Nous observons Léo se rapprocher un peu plus de l'eau et laisser l'écume lui chatouiller les pieds. Les minutes s'écoulent, Louis et moi finissons par entrer en grande conversation, laissant notre amie à ses contemplations. Il me parle de son retour à la maison, du soulagement de sa mère. Son père n'est pas encore rentré de voyage, mais il ne s'inquiète pas. J'apprends par ailleurs qu'il économise depuis un moment déjà, dans le but de louer un studio dans les années à venir.
— J'envisage de partir depuis longtemps, m'explique-t-il. J'attends juste le bon moment, celui où ça n'anéantira pas ma mère. Elle est tellement déconnectée de la vraie vie qu'elle serait incapable de vivre seule dans une si grande baraque sans faire de conneries...
— Ah, donc tu restes par altruisme. Pas parce que l'argent de papa et maman t'aide bien à t'acheter des vêtements, me moqué-je.
— Bien entendu. Ça ne me plaît pas d'être pourri gâté, je ne suis pas comme ça.
Il n'en faut pas plus pour que nous éclations de rire. L'auto-dérision de Louis est sa qualité que j'apprécie le plus.
Son coude trouve mes côtes et il m'indique le bord de l'eau d'un signe du menton.
— Quoi ?... Je... Léo !
Nous nous levons dans un sursaut. Sans qu'on l'ait remarqué, Léo s'était avancée plus en avant dans l'eau, jusqu'à ce qu'elle atteigne ses hanches. Un millier de scénarios se bousculent dans mon esprit. Pendant un instant, l'idée que ma mer bien aimée soit complice d'un drame me cloue sur place et me donne la nausée. Non.
— Léo !
Je hurle à pleins poumons, mais c'est Louis qui agit le plus rapidement. Comme sourde, Léo ne se retourne pas et continue d'avancer, d'une lenteur presque cinématographique. Je t'en foutrais du cinéma, tu vas voir.
Louis se précipite dans l'eau après avoir retiré ses chaussures et sa chemise. En quelques pas pressés il rejoint Léo, et là, l'inimaginable se produit.
Léo se retourne. Vite, sans prévenir, elle l'agrippe et le fait basculer en avant, la tête la première dans l'eau. Mon souffle se coupe quand ils disparaissent dans un grand bruit de plongeon. Une seconde plus tard ils remontent et rient aux éclats. Léo se tord de rire, ils s'échangent des regards complices, comme si tout ça n'était qu'un jeu. Moi, j'ai du mal à calmer les battements de mon cœur.
Ils reviennent sur le sable, toujours hilares. Je suis furieuse.
— Ça va, je vous dérange ?
— Tout va bien, Shéra, m'assure Léo. Je voulais juste vous faire une blague.
— Pardon, mais ça ne va pas du tout ! Qu'est-ce qui t'as pris, putain ? J'ai cru.. J'ai cru...
— Cru quoi ? Que j'allais me suicider ?
Louis fait les gros yeux et s'éloigne récupérer ses affaires. C'est ça, espèce de lâche. Fuis.
— T'es au courant que dépression n'est pas synonyme de suicide ?
Je ne sais pas quoi dire. Le regard de Léo m'accuse, elle ne rit plus, me donne l'impression que je réagis de façon disproportionnée. Mais elle doit bien se douter que je prendrais peur.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais vu ton état, tu peux comprendre qu'on s'inquiète de te voir faire ça, non ?
Elle hausse les épaules. Soudain, j'ai l'ancienne Léo sous les yeux. Celle qui prend tout à la légère. Que rien au monde ne pourrait pousser à se remettre en question. Je ne comprends pas ce qu'il lui prend, et je ne veux pas comprendre. C'est au-delà de mes forces.
— O.K.
Je récupère mes sandales et me détourne.
— Je rentre chez Nora. Elle aimerait bien t'avoir à dîner, un de ces quatre, lâchai-je à Louis en passant près de lui.
Il acquiesce et ne me retient pas. Je pense que lui aussi, ce virage à 180° doit l'agacer. Léo m'appelle plusieurs fois mais je quitte la plage sans un regard en arrière. Je ne suis pas sa baby-sitter, et je ne suis sûrement pas payée pour supporter ses lubies. J'ai suffisamment montré que je m'inquiétais pour elle, maintenant si elle veut me tester, qu'elle aille au diable.
Je rentre chez moi à pied sans qu'elle ne m'appelle. Enfin, rien d'étonnant : Léo ne court pas après les autres, ce sont les autres qui lui courent après. Je partage un dîner rapide avec Nora, accepte de regarder un film avec elle et attends qu'elle s'endorme pour m'éclipser.
Quand je monte les escaliers, je trouve une chambre glacée. Les échos de la présence, il y a quelque temps, de Léo, sont comme des fantômes. Je tente de me distraire en lisant un livre, mais même le dernier roman de Constance Debré ne parvient pas à me changer les idées. Le souvenir amer de cette fin d'après-midi m'accompagne longtemps avant que je ne parvienne à trouver le sommeil.
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La guerre à Léo est déclarée. Dès le lendemain, j'entreprends de lui rendre la monnaie de sa pièce. Je ne réponds à aucun de ses appels ou messages – et ils sont nombreux, signe qu'elle doit regretter. En tout cas, je préfère y croire.
Le travail me permet de l'ignorer plus facilement. Je compte sur le fait qu'elle ne soit pas en état de me rejoindre à la librairie, et effectivement, elle ne se pointe pas pendant le reste de ma semaine. Une part de moi retire beaucoup de satisfaction à lui réserver le traitement que j'ai moi-même subi pendant des semaines. Je vais même jusqu'à demander à Nora de prétendre que je suis absente, au cas où.
Naturellement, Louis s'est rallié à ma cause sans demander beaucoup de persuasion. Les plans diaboliques et mesquins, c'est son truc.
— La règle la plus importante, m'a-t-il dit, c'est de ne pas parler d'elle. Si on n'en parle pas, elle n'existe pas.
— Et les autres ? ai-je demandé. On ne va pas les forcer à l'ignorer ?
— Les autres on s'en fout. De toute façon, Cheyenne m'a dit qu'elle ne leur donnait toujours pas de nouvelles. Éloïse et Marc sont occupés à filer le parfait amour, et Esteban n'a d'yeux que pour mon doux visage.
J'ai ricané, mais je n'ai pas démenti. En un sens, il avait raison, nos amis avaient d'autres préoccupations, et ne partageaient pas tous le même lien avec Léo. On ne pouvait pas leur demander la même implication que la mienne. Et je suis presque certaine que Léo n'en aurait rien à cirer, de toute façon.
La vie continue, ponctuée par les messages de Léo, les sorties avec Cheyenne, les soirées Netflix avec Éloïse et Marc, les plages avec Louis. Je retrouve un quotidien apaisé, celui que j'ai toujours recherché en descendant chaque année dans le sud. L'absence de Léo, si elle n'est pas oubliée, se fait plus petite. Peut-être parce que je sais que, si besoin, je n'ai qu'à répondre à ses messages. Ce sentiment de force, d'ascendant sur celle qui fait battre mon cœur, me donne le courage de faire ce qui est le mieux pour moi.
Je me rends compte, pendant ces longues journées, de l'importance que Léo a prise dans mon esprit. Est-ce que je désire réellement vivre cette affection pour elle à son maximum, à m'emmêler dans des sentiments trop grands pour moi, comme j'ai pu le faire ces derniers jours ? Alors que je prends mes distances, j'ai l'impression de sortir la tête de l'eau, enfin. De respirer un peu mieux. Et ce constat m'effraie, car à aucun moment je ne me suis rendu compte de la vitesse à laquelle Léo s'est construite une place dans mon cœur.
Un soir, alors que Nora et moi regardons un téléfilm, je me fais la promesse d'arrêter ces conneries.
Léo Dalmasso, ton règne est terminé.
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