Chapitre 15
L'absence de Léo se fait de plus en plus ressentir à mesure que les jours passent. Personne ne l'a vu, personne n'a de ses nouvelles. Louis parle d'une évaporation, mais il ne plaisante qu'à moitié. Tout le monde est inquiet mais aucun n'en parle vraiment, comme s'ils étaient habitués à ces disparitions. Apparemment, c'est une habitude de Léo. Malgré tout, leur silence me tape sur le système.
Un soir, alors que nous étions tous réunis chez Éloïse pour une soirée film, je me suis énervée, je leur ai reproché leur passivité. Léo était-elle même leur amie ? Ils n'avaient pas l'air de vouloir la trouver.
— Si Léo ne veut pas nous voir, c'est son problème, m'a répondu Cheyenne.
C'est sa réaction, à elle plus qu'aux autres, qui m'a fait quitter la soirée au beau milieu de la nuit. Cheyenne aurait dû être de mon côté.
Deux semaines, puis trois, se sont écoulées, sans nouvelles.
— Il faut croire qu'elle a pris ta demande au sérieux, plaisante Louis alors que je me sers un café.
Il m'a rejoint mercredi matin à la librairie, au moment de ma pause. Comme Angèle est une manager en or, elle l'a laissé m'accompagner dans la salle de repos, où il effectue désormais son travail de parasite en buvant un thé du stock de Justine.
— Ce n'est pas drôle, ronchonné-je. J'espère qu'il ne lui est rien arrivé de grave. Tu n'as jamais remarqué comme elle est, des fois ?
— Shéra, je crois que tu dramatises. Tu as peur de quoi, d'une tentative de suicide ? Je me peux t'assurer que même un an de prépa ne l'a pas conduite à de tels extrêmes.
La mention du suicide me gèle les os. Je fais comme si je n'y pense pas, pour ne pas alarmer Louis, pourtant j'y songe de plus en plus. Franchement, ce n'est pas du tout une hypothèse tirée par les cheveux. Je n'aime pas élucubrer sur les maladies des autres, mais Léo a un comportement inquiétant depuis que je la connais. Et Louis ne le sait peut-être pas, mais moi je n'oublierai jamais l'histoire de son frère.
La nervosité grandissant en moi, je m'empare de mon téléphone. Aucune réponse à mes nombreux messages, envoyés régulièrement dans l'espoir d'avoir de ses nouvelles. L'unique point qui me rassure est le petit « vu » figurant en bas, signe qu'elle les a lu. Signe qu'elle est vivante. Du moins elle l'était ce matin.
— Je vais aller voir chez elle, au cas où, décidé-je.
Louis pousse un râle à faire pâlir un cheval.
— Tu y es déjà allée la semaine dernière. Elle n'était pas là.
— La première fois, elle était supposément malade. Ensuite, en voyage à Paris chez ses grands-parents. Ensuite, une crise d'asthme. Elle fait pas d'asthme putain, elle m'évite. Sa mère est dans le coup.
Le ricanement de Louis me donne envie de jeter son thé par la fenêtre. Ou dans sa face, je ne sais pas.
— C'est toi qui lui as mis un râteau, mais c'est toi qui lui cours après, commente-t-il.
— Je te rappelle que c'est elle qui m'a recalé. Moi, je lui ai juste demandé d'arrêter de jouer avec mes sentiments. Pas de se volatiliser !
Le silence retombe, je m'affale à côté de Louis. Je ne me voile plus la face, je suis inquiète, Léo me manque. Et comme d'habitude dans ma vie, quand un petit détail ne va pas, alors rien ne va. Je ne retrouverai pas la paix tant que je ne sais pas à quoi joue Léo.
—Tu ne veux pas aller chez elle ? proposé-je. Peut-être que toi elle te laissera entrer.
— Hors de question que je débarque chez des inconnus comme ça, je ne vais pas m'imposer.
— Nous on l'a bien fait pour venir te sauver...
— Et vous auriez été bien barrées si ma mère avait appelé la police pour usurpation d'identité et enlèvement.
— Enlèvement, sérieux ? Elle est folle ta mère.
— Très. Mais bon, c'était assez drôle à voir. Léo peut être vraiment extra quand elle s'y met.
Nous nous regardons dans le blanc des yeux. Je sais que j'ai gagné.
— Putain, moi aussi elle me manque, lâche-t-il en se redressant. On va la chercher.
— Pas maintenant, loulou. J'ai du travail. Retrouve-moi ici à la fermeture.
⇝
Quand je tourne la clé dans la serrure, pour fermer la librairie, Louis est déjà là. Je savais que je pouvais compter sur ses affects pour le persuader de venir avec moi. À force de me pointer chez Léo, j'en ai assez d'y aller seule. Peut-être qu'à deux nous aurons plus de chance, qui sait ?
Comme Louis déteste marcher, on prend le bus. Arrivés devant la porte, j'hésite. Et si je dépassais les bornes ? Et si cette fois sa mère s'énerve ? Elle ne doit pas aimer que je harcèle sa fille.
— Tu ne veux pas plutôt qu'on aille boire un verre au port ?
— Ne te défiles pas, Louis.
— Je pense que c'est une mauvaise idée.
— Tu as envie de la revoir oui ou non ?
— Et si on nous accusait de harcèlement ?
— Tais-toi !
Nous nous retrouvons à nous engueuler devant la porte. Dans un quartier comme celui-ci, les bruits résonnent sur les murs des petits immeubles collés les uns aux autres. Je ne devrais pas être surprise quand la mère de Léo apparaît donc devant nous.
— Je peux savoir ce que vous faites ici ?
Louis et moi revêtons une nouvelle couleur. Louis le blanc de son tee-shirt, moi le rouge des tuiles. Face à nos mines déconfites, Mme Dalmasso paraît plus inquiète qu'autre chose. Je ne sais même pas par quel miracle elle nous laisse entrer.
— Visiblement vous avez des choses à me dire.
Ça, c'est ce que j'aimerais qu'elle nous dise, justement. Mais non, elle se contente de nous indiquer le salon et s'échappe par la cuisine. Juste une question : « Thé ou café ? ». Nous répondons en bredouillant nos préférences, même si ni Louis ni moi n'avions prévu de boire une boisson chaude chez les Dalmasso.
— Quand tu vois la mère, facile de penser que Léo est dépressive, me chuchote Louis.
Je lui donne un coup de coude dans les côtés. Cet imbécile ne sait pas de quoi il parle. Bon, il ne peut pas imaginer que la famille fait le deuil du suicide de leur fils cadet. Personne ne le pourrait, car le secret est bien gardé. L'idée que je sois dans la confidence, au lieu de me réconforter, accentue mon malaise.
Mme Dalmasso revient quelques minutes plus tard avec deux tasses de thé fumant. Je sais déjà que je ne le boirai pas, je n'ai pas hérité de cette capacité qu'on ma famille à ne pas sentir la brûlure de l'eau bouillante. Ma mère peut boire son thé quasiment dès qu'il est servi sans broncher, merde.
— Je dois t'avouer que j'admire ta ténacité, Shéra.
Son commentaire soudain me déstabilise. Je lève des yeux timides vers la mère de Léo, mais dans son regard à elle, je ne lis que douceur et fatigue. Que quelqu'un offre à cette dame une journée au spa, je vous en supplie. Ou une sieste, j'en sais rien.
— Je suis désolée d'insister autant, mais Léo nous inquiète, alors...
— Oui je sais, elle m'avait prévenu.
— C'est possible de la voir ? Interviens Louis. Même un instant, pour être sûrs qu'elle va bien...
Mme Dalmasso nous scrute chacun notre tour. Nos mines inquiètes et pâles doivent jouer en notre faveur car elle se lève enfin.
— Je vais lui demander.
Nous entendons son pas discret dans les escaliers, suivit d'une porte qui s'ouvre. Je profite de son absence pour observer à nouveau la pièce, que pourtant j'ai déjà vu. Où est le père Dalmasso ? Chaque fois que je viens, il est absent. La mère redescend enfin, suivit de sa fille.
Je ne perds pas un instant pour poser mon regard sur Léo. Comme on l'a manifestement prise en flagrant délit de « mode OFF », ça me fait culpabiliser. Elle paraît lente et molle, à côté de sa mère qui d'un seul coup s'agite de partout.
— Je vais vous laisser discuter, nous informe-t-elle. Ma puce, je serai chez Brigitte, appelle-moi si tu as besoin.
— Tu n'es pas obligée, maugréé celle-ci.
— Ça ne me dérange pas, je préfère vous laisser discuter tranquillement. J'ai besoin de sortir, de toute façon.
Sur ces derniers mots plein de prévenances, elle nous abandonne. Je me demande ce qui l'a empêché de faire ça quand je suis venue la première fois. Qu'est-ce qui la fait changer d'avis ? Peut-être les cernes de panda de sa fille.
Une fois sa mère partie, Léo hésite à nous regarder. La scène a de quoi faire rire : Louis et moi, raides comme des bâtons sur le canapé, attendant comme un chien attends le lancer de balle une quelconque réaction. Et Léo, dans le couloir, parfaitement immobile, la silhouette dissimulée dans un immense sweat.
C'est elle qui bouge en premier. Elle vient s'affaler dans le fauteuil de l'autre côté de la table basse. Difficile de manquer sa réticence. Merde, je m'en veux presque de l'avoir fait descendre de sa chambre.
— Tu n'as pas chaud ?
C'est la seule chose que je trouve à dire. J'ai envie de me frapper. Léo roule des yeux et remonte ses genoux contre son torse.
— J'ai la clim.
Louis attrape mon bras, m'empêchant de m'indigner par réflexe. Nous échangeons des regards graves. Il est clair qu'aucun de nous ne sait quoi faire. On a pas la foutu idée de ce qu'il faut dire non plus.
— Je suis désolée de ne pas avoir répondu. J'ai éteint mon téléphone.
— Pendant trois semaines ?
Louis n'a pas eu le temps de me retenir. Comme par magie, les mots de Léo ont réveillé la colère sourde que je ressens toujours envers elle. Je me souviens de la frustration que génèrent ses actions, son comportement. Un sentiment familier, qui en fait me rassure.
— J'étais pas d'humeur.
Cette fois, c'est Louis qui se mets à glousser, s'attirant mon regard le plus éberlué. Non mais il est pas bien, lui.
— Désolé. C'est juste que « pas d'humeur », c'est un euphémisme.
— Qu'est-ce que t'en sais ?
La verve de Léo m'offre une bouée de sauvetage. J'aime savoir que sous ces traits tirés, ce regard fatigué, cette silhouette avachie, se trouve toujours la Léo que j'aime. Que j'adore.
— Il a raison, Léo, repris-je. Ta mère nous a remballé pendant trois semaines, en inventant plein de prétextes. Pourquoi est-ce que tu ne veux plus nous voir ? Est-ce que c'est à cause de moi ?
— Bien sûr que non, soupire-t-elle. Ça n'a rien à voir avec vous.
Les derniers mots sont ponctués d'un regard qu'elle réserve à moi seule, et je sais ce qu'il veut dire. Ce n'est pas de ma faute.
— Alors pourquoi ?
Louis s'impatiente, moi aussi. Je me demande si la présence de mon ami ne va pas empêcher Léo de se confier. Mais nous sommes proches, tous les trois, elle en a conscience. Et de toute façon, elle se confiera si elle en a envie.
— Léo, tu sais que tu peux tout nous dire.
Nous n'avons pas besoin de nous accorder pour lui révéler ce qui nous pèse sur le cœur. Si je n'étais pas convaincue de l'affection de Louis pour Léo, je le suis maintenant. Je regrette tellement de n'avoir pas été là aux prémices de leur amitié.
— Je suis dépressive.
La sentence tombe, prévisible et rassurante, en un sens. J'avais déjà une idée assez claire de ce qu'elle avait, en repensant à toutes ces périodes plus ou moins longues d'absence. Bien sûr, je ne suis pas psychologue, et avec Léo, on ne sait jamais à quoi s'attendre.
— Depuis quand ? demandé-je.
Je ne regarde pas Louis, mais je me doute de la surprise qu'il doit ressentir. Ou bien s'y attendait-il lui aussi ?
— L'année dernière.
Un regard appuyé vers moi suffit à nous rendre complice d'un secret terrible. L'année dernière, le suicide de son frère. Le presque-divorce de ses parents, leur déménagement.
— J'ai fait un premier épisode dépressif inquiétant, mes parents m'ont emmené chez un psy. Il m'a très vite diagnostiqué une dépression.
Je ne veux pas en entendre plus. Pas quand ses yeux sont brillants des larmes qu'elle retient. À fleur de peau. Je me lève, me précipite à ses côtés, m'agenouille. Mes mains emprisonnent les siennes, je les embrasse, prête à tout pour chasser la tristesse immense qui voile l'abîme de ses yeux, qui m'est insupportable.
— Shéra...
— Shhhh...
Je l'incite à se lever avec moi. Nous rejoignons le canapé où Louis nous attends, discret et humble. Je suis convaincue que cet épisode sera l'objet de beaucoup de vannes à venir. Tant pis. Quand nous nous installons, il attire Léo à lui et nous fondons presque les uns contre les autres. Je sens les larmes couler sur ma main que je tiens tout près de son visage, pour en sentir la forme, la chaleur. Moi-même, je pleure en silence.
Plus tard, entre deux sanglots, Léo racontera tout à Louis, qui rassemblera tout son courage pour rester le plus fort de nous trois, même si son cœur sensible ne demande qu'à pleurer avec nous. Et en d'autres circonstances, Léo n'aurait pas hésité à lui faire une leçon sur la masculinité toxique. Alors que mon meilleur ami est le garçon le plus dramatique que je connaisse.
Mais tout cela, ce sera plus tard.
------------------------
Me revoilà, après une longue absence... Je n'ai pas donné de nouvelles pour cette histoire et je m'en excuse. Avec les cours, j'ai tout simplement arrêté d'écrire, mais j'espère pouvoir reprendre dans les jours à venir (merci confinement). Donc pas d'inquiétude, ce roman ne sera pas abandonné et je compte bien le terminer. Je posterai chaque chapitre une fois qu'il sera terminé.
J'espère que vous vous portez bien malgré tout, et que vos proches sont en bonne santé. A très bientôt.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top