Chapitre 14
Lundi, Léo me retrouve après le boulot. Son visage est souriant, presque trop. Je me sens saisie d'un agacement fugace : tout m'exaspère, sa vie compliquée, cette ex sortie de nulle part, sa désinvolture pour tout ce qui ne trouve pas grâce à ses yeux.
Sa main trouve la mienne avec une aisance qui me frappe, d'un coup. L'impression de lui être acquise, malgré ce dont nous avons parlé ensemble, me remplit un instant de rage et je retire ma main. Elle me jette un regard étrange : mi-étonné, mi-compréhensif, et ses doigts viennent attraper la lanière de son sac.
Je suis heureuse qu'elle ne porte pas sa robe blanche ; je n'aurai pas voulu associer cette image a des sentiments négatifs.
Comme il fait moins chaud aujourd'hui, on a décidé de se promener dans le centre historique, et de retrouver Cheyenne à dix-neuf heures dans un bar. Pendant une bonne partie du trajet à pied, nous restons silencieuses, moi plongée dans mes pensées lugubres, et Léo occupée à sourire en admirant les architectures et les petites boutiques.
— Oh, regarde Shéra !
Son exclamation me tire de mes pensées et j'abandonne ma contemplation des pavés pour constater que Léo se tient, béate, face à la devanture d'un petit magasin de bijoux. Je dois avouer que le lieu a du cachet et c'est volontiers que je la suis à l'intérieur. Nous explorons, chacune de notre côté, les étalages. Je ne porte pas beaucoup de bijoux, quelques colliers et des boucles d'oreille de temps en temps. Pas parce que je n'aime pas, mais parce que j'oublie de les mettre. C'est idiot, mais du coup je n'en achète jamais.
Alors que j'explore, mes yeux se posent sur un pendentif doré. Je suis obligée de m'approcher pour reconnaître la forme : les contours d'une oie en origami. Ça m'évoque immédiatement le Japon et je pense à Idris, qui en est passionné. Il a découvert les mangas quand il avait douze ans, et depuis tout ce qui touche de près ou de loin à ce pays l'intéresse.
— Qu'est-ce que tu regardes ?
Léo s'est glissée dans mon dos et me surprend.
— Oh, euh... ce collier-là.
Je lui montre du doigt. Elle se penche, comme pour examiner l'objet d'un œil expert, et son visage s'irradie d'un sourire.
— C'est très joli. Tu vas te l'acheter ?
— Je vais en prendre un pour moi, et un pour mon frère.
L'idée semble lui plaire. Elle me suit jusqu'à la caisse, où je règle mes achats, heureuse à l'idée d'offrir mon cadeau à mon frère quand je rentrerai.
Nous sortons et je me sens d'une meilleure humeur. Assez pour proposer d'aller nous prendre une glace, en tout cas. Nous optons pour un glacier proche et je laisse Léo s'installer en terrasse, pour revenir avec nos commandes.
Cette fois, elle ne laisse pas le silence s'installer.
— Est-ce que je te mets mal à l'aise ?
Comme d'habitude, ses questions franches et directes me déstabilisent. C'est pourtant, quand j'y réfléchis, une grande qualité, et ça correspond à son caractère.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
Léo roule des yeux, comme si la réponse est évidente. Je préfère jouer les innocentes : de un, parce que ça m'amuse de lui tenir tête, de deux parce que je n'ai rien à me reprocher. C'est elle qui m'a mis un râteau, pas l'inverse.
— Je te connais bien, Shéra. Et je sais quand tu es à l'aise avec moi ou quand tu ne l'es pas.
— D'accord, par contre tu es incapable de deviner la raison. C'est dommage.
Comme si c'était chez elle un moyen de montrer son agacement, elle donne un coup de langue furieux dans sa glace et j'ai peur, pendant un instant, que la boule mangue ne s'écrase sur la table. Mais non, elle tient fièrement dans son cornet, invaincue.
À cet instant, Léo ressemble à un enfant, à qui l'on n'a pas voulu donner de réponse à son "pourquoi". L'idée m'amuse, d'autant plus que je prends un malin plaisir à frustrer Léo, si sûre d'elle, si sûre d'avoir ce qu'elle veut. Mais je sais aussi reconnaître une discussion nécessaire quand j'en vois une.
— Ce n'est pas que je suis mal à l'aise, lui expliqué-je, mais plutôt que j'ai du mal à faire comme si de rien n'était quand tu agis comme si on n'avait jamais parlé.
— Tu voudrais que je sois distante ? Mais j'aime être avec toi, je ne veux pas arrêter.
— Tu aimes être avec moi, mais tu ne veux pas l'être à cent pour cent. Je pensais que tu ne faisais pas dans la demi-mesure, mais j'ai dû me tromper. Il n'empêche que moi, c'est tout ou rien.
Léo me toise, me scrute. J'essaie d'imaginer ce à quoi elle pense. Est-ce que je l'énerve ? Est-ce qu'elle regrette ? Mais ses yeux sont comme un miroir sans tain : je n'y lis que le reflet du monde le plus neutre, sans pouvoir ne serait-ce qu'entrapercevoir le fond de son regard.
— D'accord ?
— Mmh ?
— D'accord. J'arrête.
Je suis prise de cours par la facilité avec laquelle elle a abandonné. C'est même une pointe de regret qui me tiraille quand nous terminons notre glace et quittons nos chaises. J'ai peur de ce que ce "d'accord" signifie. La fin de notre amitié ? Un simple accord tacite des limites à ne pas franchir ? Mais je n'ose pas demander de précision.
Heureusement, les retrouvailles avec Cheyenne dans un bar nous évitent un malaise inévitable. Elle nous raconte sa journée à grands renforts de mouvements de bras, d'exclamations outrées et de blagues salaces qui nous font pouffer. Cheyenne travaille l'été dans une boulangerie près de chez elle, et elle a toujours mille choses à raconter sur les clients.
Nous nous séparons devant chez elle, dans une espèce de silence oppressant qui me laisse un goût amer dans la bouche. Je rentre à la maison le cœur lourd, peinant à me convaincre que c'était la chose à faire.
Dès le lendemain, Léo met ses paroles à exécution. Nos plans habituels sont annulés d'un simple "j'ai un truc à faire dsl" envoyé par message une heure avant la fermeture de la librairie. Je ne devrais pas m'étonner, mais la rapidité avec laquelle mes prières sont exaucées me rappelle brutalement que, justement, ces prières n'étaient peut-être pas sincères.
Son absence soudaine creuse comme un trou béant dans ma poitrine, ma solitude étant accentuée par le départ de Louis. Il a finalement décidé de rentrer chez lui pour se réconcilier avec sa mère, malgré la désapprobation de Nora et d'Esteban. Il a insisté, invoquant le fait qu'il était "un grand garçon" et que le fait que son père l'ait frappé était exceptionnel. En bref, pas de quoi s'inquiéter.
Mais quand nous dinons, ce soir, la cuisine semble bien vide. Même Nora est silencieuse, perdue dans ses pensées. Les procédures pour la vente ont commencé et prennent tout son temps. Moi, je refuse de l'aider. C'est complètement égoïste, mais penser au fait que cette magnifique maison n'appartiendra plus à la famille me fait trop de peine.
— J'espère que tout ira bien pour Louis, soupire-t-elle entre deux gorgées de thé.
— Il m'a envoyé un message tout à l'heure, apparemment sa mère se sent tellement mal qu'il soit parti qu'elle lui a préparé un festin. Ça ira, t'inquiètes.
Nous échangeons un sourire, et je me rends compte que cette complicité m'a manqué. Je me suis trop éloignée de ma tante ces derniers jours, mais finalement elle a toujours été le membre de la famille qui me comprends le mieux. Je réalise soudain que, même si je perds la maison, je ne perds pas ma tante. Et si ce n'était pas pour Nora, je ne viendrais jamais à Nice pour les vacances.
— Tata, tu te souviens de ce restaurant où tu m'as emmené l'année dernière ? Celui qui fait un super magret de canard ?
— Comment l'oublier ?
— Eh bah demain midi je t'y invite.
Le sourire qui naît sur ses lèvres vaut tous les magrets du monde. Son visage marqué par la vieillesse et la fatigue retrouve son éclat et je ne résiste pas à l'envie de me lever pour la prendre dans mes bras et lui chuchoter mille mots doux. Je veux qu'elle sache à quel point je l'aime.
— Ma chérie, tu n'es pas obligée. Tu as besoin de ton salaire pour aider tes parents...
— Ne t'inquiète pas ! Baya et Idris travaillent aussi cet été, même si Baya n'avait vraiment pas envie. Maman veut que pour une fois je garde mon argent pour moi.
— Alors tu la remercieras de ma part.
Nous terminons la soirée dans le canapé, à rire de l'accent de Gad Ehlamleh dans le film Chouchou. Un classique.
Ce retour aux sources avec Nora me permet de ne plus penser à Léo. Je dors comme un bébé et le lendemain nous nous retrouvons à midi au restaurant qui m'a marqué l'année dernière, car j'y ai mangé le meilleur magret de toute ma vie. Pas que j'ai mangé beaucoup de magrets dans ma vie, m'enfin.
Nora s'est faite belle pour son premier restaurant en plusieurs mois et ne manque pas de me faire une remarque sur ma propre tenue, qui n'est autre que le tee-shirt de la librairie que je n'ai pas retiré, et un pantalon noir. Ma tenue de travail, quoi.
Heureusement pour moi, le restaurant n'est pas gastronomique et personne ne me fait de remarque quand nous rentrons. Même si l'endroit n'est pas si cher que ça, il se donne des allures de grand restaurant avec de grands rideaux, des chandeliers et une petite musique jazz qui passe en arrière-plan. C'est super kitsch, mais amusant sachant que dans un vrai cinq étoiles, ma tante et moi ferions tâche.
La nourriture et délicieuse et nous restons silencieuses pendant tout le déjeuner, trop occupées à savourer et dévorer un magret de canards à la sauce de cerises noires. Je pourrais tuer pour ce magret. Vraiment.
Quand on sort du restaurant, j'ai le ventre prêt à exploser et je me demande comment je vais pouvoir travailler.
— Une petite sieste digestive ça serait bien, là...
— Tu reprends à quelle heure ?
— 14h30.
— Alors tu as le temps. On peut aller dans un parc à l'ombre et profiter. J'ai l'impression de ne plus te voir beaucoup, ces temps-ci.
Nous optons pour un banc à l'ombre d'un eucalyptus. Le parc est rempli de travailleurs en pause, de familles venues pique-niquer sur les coins d'herbe, de lycéens en train de déguster une glace. Malgré l'effervescence, l'endroit est assez silencieux. Je m'allonge sur le banc et Nora me laisse poser ma tête sur ses genoux. Quand sa main s'enfouit dans mes mèches bouclées, je ferme les yeux. L'odeur de son henné emplit mes narines et me rappelle quand, petite, elle me dessinait des motifs complexes sur les mains, ou me teignait les cheveux.
— J'aurai bien aimé voir où est-ce que vous habitiez, toi et maman, en Kabylie.
— C'est vrai que vous n'êtes jamais partis en vacances là-bas. Il faudra s'organiser ça. Tu te souviens de ton oncle Nasser ? Lui et toute sa famille y vivent encore, ils ont une belle situation.
— Je ne vois pas du tout qui c'est, avoué-je.
— Il était venus pour Noël quand toi et Idris étiez encore enfants, c'est normal si tu ne t'en souviens pas. C'est lui qui t'a offert ta main de fatma.
Je me souviens de ce collier, qui moisit dans ma boîte à bijoux à Paris. Enfin, boîte à bijoux, on parle surtout d'une minuscule boîte en origami qui contient trois colliers et une paire de boucles d'oreilles.
— Tu sais que maman ne nous a jamais raconté comment était votre vie en Kabylie ?
— Oh, ça ne m'étonne pas. Elle n'a pas de bons souvenirs de son enfance, et elle était très jeune quand nous sommes parties en France. Et puis, on est restées en mauvais termes avec le reste de la famille pendant si longtemps qu'elle n'a pas envie d'en reparler.
— Pourtant, quand Gedda et Gedde sont morts, vous êtes rentrées pour l'enterrement.
— Bien sûr. Notre affection pour eux dépassaient les désaccords familiaux.
— J'aurai bien aimé les rencontrer.
— Eux aussi, ma puce, eux aussi. Si tu veux, je parlerai à ta mère pour organiser un voyage en Kabylie l'année prochaine. Je suis sûre que Baya adorera les petits villages pittoresques.
Je ris à la seule pensée de Baya en robe et petites sandales, perdues dans les montagnes, sans réseaux. Ma sœur est une française dans l'âme, et une citadine pure souche.
J'ai tout juste le temps de faire une petite sieste avant de retourner travailler. Nora et moi nous séparons et je reprends tranquillement le chemin de la librairie, la tête pleine de nostalgie d'un pays que je n'ai jamais vu.
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