Chapitre 11
Je n'ai pas de passé. Pas d'événements sombres venus marquer mon enfance comme du fer chauffé à blanc, pas de drames ayant laissé leur marque indélébile dans mon cœur. J'ai seulement une jeunesse, plus ou moins heureuse, peuplée de visages souriants et connus. Une jeunesse sans traumatismes. Et je le sais, je suis chanceuse. Je n'ai pas d'excuses pour mes comportements, pour mes pétages de plombs, pour mes larmes. Pas d'excuses pour cette frustration que je ressens toujours, sans en avoir trop conscience parfois, cette frustration qui me donne l'impression que tout est sombre alors que l'obscurité n'est jamais venu teinter une seule journée de toute ma putain de vie.
C'est parce que je sais que je n'ai pas d'excuses, que c'est si difficile de parler maintenant. Mes amis sont là, tous sans exception, la soirée est prête à commencer. Tout ce qu'il manque, c'est moi, quelques mots d'explication. Je vous ai lâché pendant plus d'une semaine, je sais, mais j'avais mes raisons. Tata voulait vendre la maison et mon cul pourri-gâté ne pouvait pas l'accepter, ouin, ouin. Mais ça va mieux maintenant. Et sinon, vous ça gaze ?
Les mots sont bloqués dans ma gorge. Personne ne me toise avec mépris ou agacement pourtant, non, les visages sont plutôt inquiets. Léo et Louis tiennent chacun l'une de mes mains dans la leur et j'aimerais pouvoir leur faire comprendre par la pensée à quelle point je suis soulagée qu'ils soient là.
— Shéra ? Tout va bien ?
La voix de Cheyenne me tire de justesse de mes pensées.
— Oui... oui, ça va. Merci de m'avoir invitée.
— Mais c'est normal, enfin. Je ne peux pas fêter mon anniversaire sans ma princesse des milles et une nuits !
Son rire n'arrive pas à débloquer la boule qui s'est logée dans ma gorge.
— Je suis désolée de... de n'avoir pas donné de nouvelles.
— Tu n'étais pas bien, on comprend, me rassure Marc. Personne ne t'en veux, Shéra.
— Je vous ai envoyé bouler, pourtant, insisté-je.
— Et alors ? Ça arrive quand on est pas dans son assiette. Le nombre de fois où j'envoie chier les gens parce que je suis pas d'humeur...
L'intervention d'Éloïse me fait sourire. Je fais un pas vers elle et, immédiatement, elle ouvre grand ses bras, comme un code entre nous. Je me blottis dans son étreinte, rejointe bientôt par Cheyenne, Marc, Louis et Léo.
— Bon, et si on allait se bourrer la gueule ?
L'exclamation de Louis nous fait rire et nous nous mettons en route. Nous nous étions tous retrouvé chez Cheyenne pour ensuite rejoindre notre bar habituel, où elle fêtait son anniversaire depuis maintenant trois ans. La voilà, mon empreinte dans ce monde que je quitterai bientôt. Je n'avais pas besoin de chercher très loin des preuves de ma présence ici, et dans leurs cœurs.
Nous nous sommes mis en route, parqués dans deux voitures : celle de Cheyenne, et celle de Marc. En dix minutes, les portes du Dragon Doré s'ouvrent à nous. Le Dragon Doré n'est pas un bar comme les autres : il y est possible de boire une bière en jouant à tous les jeux de société et jeux de rôles existants. C'est le péché mignon de Cheyenne, qui vient y jouer régulièrement. Le propriétaire nous connaît bien. Quand il nous voit arriver, il apporte directement la boîte du Risk à notre table, un jeu de stratégie auquel nous jouons souvent. Autant vous dire que je suis archi nulle.
— Qu'est-ce que je vous sert ?
Nathan – c'est son nom – nous gratifie d'un sourire radieux. Ça va faire trois ans maintenant qu'il en pince pour Cheyenne, mais elle ne semble pas décidée à le remarquer. J'admire la capacité des hommes à ne pas lâcher prise, même quand la personne convoitée est aveugle. Il me rappelle Marc, vers qui je glisse un sourire amusé. Il ne met pas longtemps à comprendre ce qui me fait sourire : le béguin de Nathan pour Cheyenne n'est un secret pour personne, et on a toujours plaisanté sur le fait que Nathan et Marc se ressemblaient.
Tout le monde passe commande. Je me décide pour une Pina Colada, imitée par Esteban. Louis, Léo et Éloïse tournent à la bière, Cheyenne et Marc restent sur des sodas parce qu'ils conduisent.
Les boissons arrivent vite et nous nous lançons dans une partie. Comment on est un nombre impair et qu'il n'y a quasiment personne ce soir-là, on propose à Nathan de faire équipe avec Cheyenne. Les deux couples se mettent ensemble, et me voilà coincée avec Léo.
— Tu as déjà joué ? lui demandé-je.
— Non. Mais je vais apprendre sur le tas.
Je lâche un lourd soupir. Ce n'est pas ce soir que je vais gagner au Risk.
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Presque une heure est passée et on est loin d'avoir fini. Léo et moi nous faisons massacrer : il s'avère que la blonde n'est pas un fin stratège, même si elle a rapidement compris comment le jeu fonctionnait. Je soupçonne quand même l'alcool d'y être pour beaucoup dans ses raisonnements foireux, ses idées nulles et ses fous rires quasiment constants.
Enfin, je ne suis pas vraiment en meilleur état. L'observer faire n'importe quoi me fait glousser non stop, et je prends un plaisir immense à perdre aux dés. Après un énième échec, Léo tape mon épaule, horrifiée.
— Comment on peut être si nulle ?!
Je retiens un éclat de rire et m'affale sur la table, la tête appuyée sur mon bras.
— C'est mon talent spécial, marmonné-je. Je suis nulle à tous les jeux. Tous. Les. Jeux.
— Même au Président ?
— Surtout au Président.
Léo part dans un nouveau fous rire et j'ignore les regards blasés de nos amis. Mais ils auraient dû se douter que je serai la première bourrée, vu que je ne tiens pas l'alcool. J'ai fini par moi aussi commander une bière, après mon premier cocktail, et il ne m'a pas fallut plus.
Je n'aurai par contre pas imaginé que Léo puisse tenir si mal l'alcool – presque aussi mal que moi. Il faut croire que ça lui fait du bien : je ne l'ai jamais vu sourire autant, rire, perdre cette confiance en elle qu'elle semble forcer pour... pour quoi, au juste ? Faire comme si la mort de son frère ne l'avait pas traumatisé à jamais ? Faire comme si elle allait bien ?
Bientôt, je me rends compte que je ne sais même plus où en est la partie. Léo est concentrée malgré ses yeux voilés et sa posture instable. Je me contente de la regarder, toujours affalée sur la table. Régulièrement, elle me jette un coup d'œil, et je suis persuadée que je rêve lorsque je sens sa main saisir la mienne sous la table. Oui, ce ne peut-être qu'un rêve.
Quand la partie se termine enfin, nous décidons de partir pour une boîte de nuit, histoire de terminer la soirée en beauté. Obligée de sortir de ma torpeur, je grogne un peu et récolte plusieurs rires moqueurs de la part de mes amis.
— Courage Shéra, plus que cinq heures et tu pourras dormir, me susurre Louis en passant près de moi.
J'enfonce mon coude dans ses cotes et il pousse un cri suraigu en faisant mine de s'effondrer au sol. Je laisse la drama queen aux bons soins de son petit-ami et me dépêche de me glisser dans la voiture de Cheyenne.
— Ça va ? Me demande Léo.
Je lui réponds que oui, tout va bien, et je pense que je suis crédible étant donné que je me sens rayonner.
Le temps d'arriver à destination, j'ai un peu dessoûlé. En tout cas, suffisamment pour pouvoir me tenir et veiller sur moi-même. La boîte de nuit est bondée et je me retiens de partir en courant : je n'ai jamais aimé les bruits trop fort, et le volume sonore actuel dépasse de loin ma tolérance. Mais je tiens bon, m'agrippe un peu à Cheyenne, qui comprend immédiatement.
Nous nous installons à une table libre. Je ne vais pas beaucoup en boîte de nuit, mais chaque fois je suis étonnée par la facilité avec laquelle mes amis trouvent une table. Mes yeux glissent vers Louis et l'idée qu'il puisse l'avoir réservé me traverse. Ça serait logique, il est pété de thunes.
— Ça va ?
Je lève les yeux au ciel. Je sais que Cheyenne ne me veut que du bien, mais c'est la deuxième fois en dix minutes qu'on me pose cette question, et je commence sérieusement à me demander si je ne fais pas une tête bizarre. Nous nous installons et commandons à boire. Comme l'endroit n'est pas propice à la discussion, nous migrons petit à petit jusqu'à la piste de danse, nos verres en main. Pendant tout le processus, Léo ne me quitte pas des yeux.
L'instant d'après, nous dansons face à face. Il faudrait être aveugle pour ne pas remarquer son manège : elle se déhanche, me jette des regards que j'ai peur d'interpréter. Son corps se rapproche parfois si près du mien que nos souffles se mêlent, et des relents d'alcools arrivent à mes narines. Je sirote mon verre, plus incertaine dans mes gestes.
La musique change et nous nous retrouvons à sautiller comme le reste de la salle, sourire aux lèvres, bras en l'air, comme si demain n'existait pas. Je me sens prête à danser jusqu'au bout de la nuit, si ça signifie danser avec Léo.
Une chanson plus tard, l'ambiance est de nouveau calme. Je pars me poser un peu à notre table, et y retrouve Éloïse. Elle non plus n'est pas très fan des boîtes de nuit.
— Tu en as marre ? Je lui lance en m'affalant à ses côtés. Elle lève les yeux de son téléphone et hausse les épaules.
— Un peu. Et toi ?
— Moi ça va.
Elle doit suivre mon regard toujours ancré sur Léo, parce que je sens longtemps ses yeux sur ma silhouette.
— Quoi ?
— Rien, rien.
Elle se détourne, mais pas assez vite pour dissimuler son sourire. Je décide de m'en foutre et reprends mes rêveries. Léo s'est installée au bar, elle discute avec un homme de pas loin 1m90, qui m'inspire instantanément du dégoût. Mais je ne suis pas jalouse. Je suis juste inquiète, parce que je sais comment Léo se sent quand il s'agit de garçons. Au fond de moi, la savoir lesbienne me rassure. Mais me rassure de quoi ?
Ils discutent longtemps, trop peut-être à mon goût. Marc a fini par rejoindre sa copine et ils se tiennent enlacés, en pleine discussion. Je n'ai rien d'autre à faire que de regarder l'objet de mon intérêt, en sirotant un verre déjà vide depuis un bail. Avant que je m'en rende compte, je suis assaillit d'idées noires, si bien que je me lève et rejoins la piste, dans le but peut-être de retrouver Léo. Mais je n'ai pas fait la moitié du chemin qu'elle m'aperçoit, se lève et s'approche.
— Tu peux tenir mon verre ? me souffle-t-elle. Je dois aller pisser.
J'acquiesçe, un peu perdue et prend le verre qu'elle me tends. Interrompue dans ma démarche, je reste immobile en plein milieu de la salle. Et alors, comme par magie, je reconnais cette musique qui me feras pour toujours penser à Léo. La voix de la chanteuse s'élève, je ferme les yeux pour mieux ressentir la mélodie.
Je ne rouvre les paupières que lorsque je sens une présence dans mon dos. En me retournant, je découvre le garçon à qui Léo discutait. Ses traits sont épais, au même titre que la chevelure qui entoure son visage. Il est beau, c'est certain. Mais je n'aime pas son regard.
— Salut, me crie-t-il pour se faire entendre.
— Salut.
Je marmonne sans faire aucune effort, parce qu'il vient clairement gâcher mon moment.
— Je m'appelle Ben'. Je connais bien Léo, tu peux me passer son verre si tu veux.
Toutes ces histoires d'agressions en boîte de nuit me reviennent en mémoire. Ces filles qui, après avoir laissé leur verre sans surveillance, ont été droguées et violées. Si je laisse ce verre à Ben', qui sait ce qu'il pourrait arriver ?
— Ca va, t'inquiète. Je gère.
— T'es sûre ? Parce que je repars avec elle bientôt, donc je peux m'en occuper.
— De quoi tu parles ?
Je sais parfaitement ce qu'il insinue, mais c'est impossible.
— Disons qu'on a pas mal parlé, et le feeling passe bien.
Le sourire narquois sur son visage me donne envie de le baffer. Je lui jette mon regard le plus hautain et la paume de ma main viens couvrir le verre de Léo.
— Tu peux toujours rêver.
Ben ne fait même pas l'effort de dissimuler son agacement. Il hésite, observe autour de lui, me toise, comme si je n'étais qu'une gamine qui ne comprenait rien et lui compliquait la tâche – ce qui est sûrement le cas.
— Écoute, passe-moi ce verre. T'es qui, de toute façon ? Pas la peine de jouer les chevaliers servants, gamine. Je suis capable de prendre soin de ma copine.
Je tique, mes épaules se tendent. "Copine". Bien entendu, il ment, mais j'en viens à douter. Et si Léo avait quelqu'un dans sa vie, depuis le début ? Qu'est-ce qui me garantissait qu'elle était honnête, hormis le fait que j'avais indéniablement un faible pour elle ?
— C'est à moi qu'elle a confié ce verre. Plus tu insistes et moins j'aurai envie de te le donner.
Lui aussi, commence à s'énerver, je le vois à ses poings serrés. Mes yeux cherchent la présence de mes amis, sans parvenir à les trouver. Je commence à reculer, dans l'intention de rejoindre notre table. Ben avance, ses longues jambes me rattrapent. Quand sa main aggripe mon bras, je me débat en hurlant.
— Putain, mais t'es chiante !
Il m'aggripe plus fort et je sens les larmes monter avec ma panique. Il faut que je me tire d'ici. Je ne suis pas faite pour affronter un géant de presque deux mètres. Mes jambes continuent de me tirer jusqu'à la table, mais je peine à avancer, le bras douloureusement emprisonné dans sa poigne.
— Lâche-moi ! hurlé-je, mais c'est son rire qui me réponds.
— Pourquoi tu paniques ? Je veux juste que tu me passes son verre, comme ça tu pourras continuer ta soirée tranquille. Vous les filles, vous êtes vraiment chiantes quand vous partez dans vos délires de solidarité. Tu connais Léo, au moins ? Mêles-toi de tes oignons.
Son approche différente ne me fait ni chaud ni froid. J'utilise suffisamment Twitter pour être au fait de ce genre de manipulations. Ce n'est pas à moi d'avoir honte. À ce stade, le verre de Léo est quasiment vidé, son contenu répandu à nos pieds, mais je ne lâche rien. Ce verre est devenu un symbole, peut-être Léo elle-même. Et je ne le laisserai pas tomber. Changeant le récipient de main, je fixe mon regard sur le visage de Ben, y lance mon bras. Mon poing rencontre sa mâchoire, je sens la douleur du contact avant de voir ses yeux s'agrandir de surprise.
Il hésite encore. Je réalise seulement maintenant que de nombreux visages sont tournés vers nous, intrigués, méfiants. Ben et moi en arrivons vite à la même conclusion : si cela continue, c'est lui qui aura le plus à perdre. Sa main me lâche, mais je n'ai pas le temps d'être soulagée car tout de suite après, il me pousse avec assez de force pour me faire trébucher. Mes épaules me lancent, mais ce n'est rien comparé à la douleur d'atterrir sur les fesses. Je crie, l'abreuve d'injures alors que sa silhouette s'éloigne dans la foule.
Un instant plus tard, Louis m'aide à me relever.
— Ca va ? On a entendu des cris, qu'est-ce qu'il s'est passé.
Même si je suis complètement déssoulée, mes pensées s'embrouillent trop pour que je lui réponde. Mes yeux se baissent vers le gobelet, maintenant presque vide, de Léo.
— Je...
Autour de nous, les gens se sont écartés, spectacteurs silencieux. C'est la seule chose qui permet de calmer un peu ma panique : ne pas me retrouver étouffée dans la foule. D'autant plus que Léo ne tarde pas à arriver.
— Shéra !
Son ton alarmé a le mérite de me ramener un peu plus à la réalité. Mon air béat passe de Louis à elle, puis au reste de notre groupe qui nous observe à quelques pas de là. Ce n'est que maintenant que je réalise à quel point j'ai eu peur et je m'effondre presque dans les bras de Louis.
— Il voulait prendre ton verre, je lance à Léo tandis qu'elle s'approche.
Son visage est rouge et bouffit, mais je mets ça sur le compte des événements. Sa main vient prendre la mienne.
— Merci.
Elle n'a pas besoin de dire plus. Le principal, c'est que je l'ai protégée de Ben.
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