Chapitre 10
— Tiens, des vêtements propres. Je pense qu'on fait la même taille.
Léo me jette un regard que je préfère ignorer et récupère le débardeur et le short que je suis venue lui apporter. Elle disparaît à nouveau dans la salle de bain et je retrouve Nora dans le salon. L'heure est venue d'affronter mes péchés.
— Je peux tout t'expliquer, commencé-je.
Nora croise les bras et s'installe dans son fauteuil, me toisant de ses yeux furieux.
—Je n'en doute pas. Tu n'aurais pas ramené une parfaite inconnue ici sans raison, comme pour Louis, n'est-ce pas ?
Face à l'ironie de sa voix, je me sens plus bas que terre. Ma tante détestait les imprévus en ce qui concernait la maison ; je ne pouvais inviter personne sans la prévenir à l'avance.
— Tu te souviens de Léo ? On en avait parlé... eh bien, c'est elle. On est allées à la plage après le boulot et on s'est baigné dans nos vêtements parce qu'on avait pas de maillot de bain... On a pas vu l'heure passer et il a commencé à faire frais, alors je lui ai proposé de venir se laver ici.
Nora reste silencieuse. Même si elle paraît très stricte, je sais qu'elle comprendra mes motivations. Elle n'est pas du genre à laisser une gamine attraper froid, dehors.
— J'aurais apprécié que tu m'en parles avant.
— Oui, je sais, Nora. Vraiment, je suis désolée. Comme on a fait le trajet en vélo, je n'ai pas pu t'appeler, ça s'est décidé sur un coup de tête.
— Bon. Mais qu'est-ce qui vous a pris de vous baigner dans vos vêtements ?
— C'était mon idée, madame, interviens Léo.
Nous nous tournons vers elle comme un seul homme et je note que son buste rentre à peine dans ce que je lui ai prêté. Il faudra que je lui en donne un de Nora, qui sera sûrement à sa taille. Léo vient s'installer près de moi sur le canapé et nous nous échangeons un sourire gêné.
— J'ai souvent ce genre de lubies, explique-t-elle à Nora, et j'ai supplié Shéra de venir avec moi. On ne le refera plus, désolée madame.
Nora garde le silence, son regard fixé sur Léo. Elle la sonde pendant longtemps, si bien que mon amie me jette des coups d'œil perplexes. J'hausse les épaules, impuissante.
— Eh bien, il n'y a pas mort d'homme, conclut ma tante. Et puisque tu es ici, Léo, pourquoi ne pas rester dormir ? Ma voiture est en révision, et il est hors de question que tu rentres à pied, il fera bientôt nuit.
Le soulagement est sans doute visible sur mon visage, et je bénis la présence de Léo qui a évité la colère de Nora. Mon amie se dépêche d'accepter, tout sourire, sans me concerter.
Est-ce utile de préciser que c'est une très mauvaise idée ?
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Quand Louis rentre enfin, nous sommes toutes les trois déjà attablées. Il marque un temps d'arrêt, surpris par la présence de Léo, et je lui jette un regard signifiant : « si tu fais une seule remarque, je te bute ». Je suis certaine que la situation le ferait rire si Nora n'était pas là.
Comme il sait se montrer raisonnable, il se contente de déposer son sac dans sa chambre et de venir s'asseoir sans faire de commentaire. Nous nous servons, et Nora se lance alors dans une conversation avec Léo, m'offrant un peu de répit.
— C'est quoi cette histoire ? me murmure Louis en désignant Léo du menton.
— Je sais pas trop. On était juste revenues de la plage pour se laver, mais j'ai oublié que Nora serait là, et maintenant elle a invité Léo à dormir ici.
Le sourire mutin de mon meilleur ami me donne envie de le gifler. Moi, je ne trouve pas du tout cette situation marrante.
— Et où est-ce que Léo va dormir, du coup ?
Il a prononcé sa question un peu fort, pour que ma tante l'entende. Ça ne loupe pas.
— Dans la chambre de Shéra, bien sûr. Elle a un lit double.
Dieu merci, je n'avais rien à recracher à la figure de Louis. Par contre, la surprise me fit avaler de travers et tout le monde eut le loisir de me regarder pendant que je m'étouffe ; Nora, avec circonspection ; Louis, avec amusement. Trop gênée, j'évite les yeux scrutateurs de Léo.
— Shéra ? Tout va bien ? s'inquiète ma tante.
— Oui oui, j'ai avalé de travers, c'est tout.
Ma réponse lui suffit et elle reprend sa discussion avec celle qui sera, à ce rythme, vite sa nouvelle chouchoute.
Le reste du repas se passe en silence de mon côté. Je ne m'étais pas préparée à introduire Léo dans mon intimité, même si c'était seulement un dîner de famille et une nuit. La voir échanger si facilement avec Nora me paraissait étrange. Pourtant, elles s'entendaient bien, c'était évident.
Plusieurs fois, j'ai croisé le regard de Louis, plein de questions muettes – le salaud passe vraiment son temps à m'analyser, c'est lassant. Quand, enfin, nous en avons terminé, je me dépêche de proposer de débarrasser, pour m'offrir un moment seule. Alors que je ramène toute la vaisselle dans la cuisine et me prépare à la laver, je sens une présence dans mon dos. Je sais déjà qu'il s'agit de Léo.
— Je peux aider ?
— Non ça va, lui réponds-je. Va regarder la télé, ou tu peux m'attendre dans ma chambre si tu veux.
Inutile de préciser que je n'aime pas du tout cette idée.
— Je préfère rester là.
Elle s'adosse au plan de travail à ma droite. Je m'efforce de ne pas la regarder, concentrée sur mes mouvements dans l'évier. Ça me permet aussi de contrôler les battements de mon cœur, qui menacent de faire une embardée.
— Tu n'as pas vraiment envie que je reste dormir, hein ?
Ne m'attendant pas à ce qu'elle mette les pieds dans le plat si vite, je manque de lâcher le verre dans ma main, glissant de savon.
— Ce n'est pas...
— Sois honnête, s'il te plaît.
Je me mords la lèvre, passablement agacée. Léo joue à action ou vérité toute la sainte journée, mais ne respecte pas ses propres règles.
— On ne va pas revenir sur cette discussion. Ça ne me dérange pas que tu restes dormir, OK ? C'est juste que je n'ai pas l'habitude d'avoir des amis qui restent dormir à la maison.
Je ne lui mentais pas vraiment. Léo plisse les yeux dans cette mimique qui m'énerve autant qu'elle me plaît. Une fois la vaisselle terminée, nous laissons Nora dans le salon pour rejoindre ma chambre à l'étage. Louis nous y attend, affalé dans mon lit. Je me saisis d'un coussin par terre pour le lui envoyer de toutes mes forces. Son téléphone lui tombe des mains, il peste, se jette dessus comme si sa vie en dépendait.
— Espèce de malade !
Sa voix déraille dans les aigus et Léo pouffe derrière moi. Je roule des yeux et reprends la place qui me revient de droit sur mon lit.
— Des nouvelles de ta mère, Louis, lui demande Léo.
Bientôt, nous nous retrouvons tous les trois allongés sur les draps, les uns sur les autres. Léo se glisse sous mes jambes, le dos appuyé contre le mur, alors que Louis s'est allongé de tout son long, me faisant face. Si je me tourne sur le dos, alors je ne verrai que le beau visage de Léo.
— Une cinquantaine de messages vocaux, quelques SMS, la routine. Et encore, ça c'est parce qu'elle n'a pas prévenu mon père. Quand il rentrera de son voyage, ce sera une autre histoire.
Un court silence s'installe, pendant lequel nous prenons le temps d'absorber la situation. Malgré tout, Louis a de la chance : il est majeur, et sa situation est loin d'être dramatique. Le savoir en détresse, toutefois, me serre le cœur.
— Faites pas cette tête, les filles, nous gronde-t-il. Je suis pas en danger de mort et en plus j'ai toujours réussi à gérer la situation avec ma mère. C'est juste que là, j'ai envie de lui rendre la monnaie de sa pièce. Qu'elle comprenne un peu qu'il faut lâcher la bride de son fils, vous voyez ?
— Il serait temps, commente Léo. Bientôt, son fils va devenir un vieux mais il aura toujours un couvre-feu...
— Je suis jeune et beau et je le serai jusqu'à mes cinquante ans ! se défend Louis. Et puis, je n'ai plus de couvre-feu depuis l'année dernière.
Cette fois, c'est moi qui éclate de rire.
— Et tu dis ça comme si c'était remarquable. Appelez la DASS.
— Pas besoin. Si je veux me débarrasser de mon père, j'ai juste à me maquiller comme la bad bitch en moi, ça fera le taff. Crise cardiaque direct.
Mon rire redouble d'intensité et je ne sais pas pourquoi, mais Léo décide que c'est le bon moment pour me chatouiller le ventre. Je hurle, me dandine, manque de lui donner un coup dans le menton. Louis se joint à mon amie et des larmes de rire dévalent mes joues alors que je hurle de plus belle. Il est très probable que ma tante nous crie de nous taire depuis le salon, mais personne ne l'entend.
Vers 23h00, nous décidons de nous coucher. Il ne faut pas vingt minutes à Léo pour s'endormir, chose que j'admire. Moi, je suis bloquée dans une insomnie que je dois entièrement à la demoiselle allongée à quelques centimètres de moi. Un fait me rassure : elle est très laide lorsqu'elle dort. Sa mâchoire se détend, tordant sa bouche qui reste entrouverte. Et ses cheveux... eh bien ça ne m'étonnerait pas si elle me révélait qu'elle avait des nœuds monstrueux tous les matins. De ce côté-là, j'étais peinarde, avec mon carré.
Comme mon corps n'était pas décidé à dormir, j'ai fini par me lever discrètement et suis descendue. Nora était toujours là, ce qui ne m'étonnait pas : elle se couchait très tard.
— Tu ne dors pas ? me demande-t-elle.
Je m'installe à ses côté et pose ma tête contre son épaule. La télévision diffuse une série du genre Plus Belle La Vie.
— Je n'arrive pas à m'endormir.
— C'est parce que je vends la maison ?
Je me tends, surprise qu'elle y fasse aussitôt allusion. Mais pourquoi lui mentir ? Nora soupire et son bras vient entourer mes épaules. Je sens ses mains rugueuses et leur contact sur ma peau nue me rassure. Sans un mot, j'inspire son odeur, un mélange de henné et de menthe (je me suis toujours demandée si elle n'avait pas un parfum maison dont elle s'aspergeait tous les jours, pour sentir autant l'Algérie).
— Tu sais Shéra, je ne le fais pas parce que j'en ai envie. Mais cette maison commence à me peser. Je vieillis, et même si tu es là tous les étés, je ne supporte plus d'y passer l'hiver.
— Je sais, lui avoué-je, mais c'est quand même dur à accepter.
— Je comprends, ma puce. Crois-moi, je sais à quel point tu tiens à cette maison. Mais certaines choses ne peuvent pas durer, et tu pourras toujours revenir sur Nice l'été pour voir tes amis. Je ne déménage pas si loin que ça de la ville.
— Ça ne sera plus pareil, objecté-je. Et je n'arrive pas à croire que cette maison puisse te peser. Tu y as toute ta vie, tous tes souvenirs de lui...
— Et tu ne t'es jamais dit que c'était justement ce qui pouvait me peser ?
Je reste interdite. Non, je n'avais jamais imaginé que ma tante pouvait souffrir de vivre dans cette maison portant une telle histoire. Je m'étais toujours imaginé qu'elle comptait pour Nora justement parce qu'il y avait vécu ses plus beaux jours.
Alors que j'y réfléchis, sa main se perd dans mes cheveux, un geste maternel qui me fait du bien.
— J'aime cette maison de tout mon cœur, Shéra. Mais je n'ai pas envie d'y mourir. Ce changement dans ma vie professionnelle est l'occasion pour moi de recommencer ma vie, en quelque sorte. Alors sois heureuse pour moi, tu veux bien ?
Je fronce les sourcils et lève vers Nora une moue boudeuse. Elle sourit face à mon attitude et me serre un peu plus contre elle.
— Apprendre à accepter que tout ne va pas dans ton sens, c'est un grand pas vers la vie d'adulte. Je sais que tu peux y arriver.
Ses yeux pétillent de malice et je souffle et me détachant d'elle. Mais la blague n'en est pas réellement une, parce que je sais qu'elle a raison. Je dois accepter le fait que, dans ma vie, des choses n'iront pas comme je le souhaite. À commencer par cette maison, et mes sentiments pour Léo.
Quand je remonte dans ma chambre, elle est toujours profondément endormie. Je prends le temps de l'observer, même si je ne distingue que sa silhouette dans la pénombre. Comment pourrais-je accepter que je ressens pour elle plus que de l'amitié, alors même que je n'ai jamais connu l'amour ?
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