Chapitre 1
La bise me fouette le visage, arrachant de longs frissons à mes bras nus. Devant moi, la mer, immense et striée de veinures blanches. Je viens ici tous les étés et je ne m'en lasse jamais. J'aime la mer de tout mon cœur, mais voilà, l'un des drames de ma vie est de vivre à Paris. Si j'ai le privilège de contempler l'étendue saline chaque été, c'est parce que l'une de mes tantes vit à Nice et m'adore. Nora m'héberge chaque année pendant deux mois, et c'est l'occasion pour moi de travailler tout en profitant de la Provence.
Je suis née un 3 juillet, de parents kabyles, à Paris. Ils sont les instigateurs directs du second drame qui régente ma petite vie de française : je m'appelle Shéhérazade. J'en ai longtemps voulu à ma mère, petite. C'était un prénom difficile à assumer : il fallait avoir l'air orientale, et surtout être jolie, mais ça n'était même pas venu à l'esprit de mes parents. Leur fille ne pouvait qu'être parfaite. Aujourd'hui j'ai vingt-quatre ans et je ne l'assume toujours pas.
Mes amis et ma famille m'appellent tous Shéra. Avec le temps, j'ai appris à rire des blagues et à ignorer les remarques. Je n'ai pas d'histoires croustillantes à donner aux curieux : ma mère avait ses rêves de gloire et elle les a exprimés de cette façon. D'ailleurs, mes parents n'ont jamais lu Les Mille et Une Nuits. Aux inconnus, je ne fais même plus l'effort de donner mon prénom complet : je suis Shéra Nafissa.
Je suis arrivée à Nice hier, sous un soleil de plomb. Ma tante m'a emmenée au restaurant, comme d'habitude quand j'arrive enfin, moi, sa nièce adorée. Nora n'a jamais eu d'enfants, aussi elle est pleine d'affection pour ceux des autres. Mon frère et ma sœur en font les frais lorsqu'elle monte nous voir à Paris, mais ce que je préfère, c'est quand nous nous retrouvons toutes les deux dans le Sud. Les deux mois passés au bord de la mer sont des vacances durement méritées quand, toute l'année, je dois supporter la capitale, les Parisiens, le froid, et mon employeur sexiste.
Ce matin, je profite de l'air frais et du soleil sur le sable. Les touristes ne sont pas très nombreux, ce qui me permet de profiter du calme. Derrière moi, la ville bourdonne, mais devant moi, il n'y a rien d'autre que le bruissement de l'eau. J'ai l'intention de passer cette première matinée seule, avant de rejoindre mes amis cet après-midi.
Durant ma troisième année à Nice, j'ai fait la rencontre d'un petit groupe d'étudiants en école préparatoire. Ils suivaient tous les cinq des cours au lycée Masséna, et c'est sur la plage que nous nous sommes vus la première fois.
Avec un sourire, je me souviens de ma rencontre avec Louis. Il était venu prendre du bon temps avec son copain, et par un heureux hasard s'était installé à côté de moi. De fil et en aiguille, et parce que je ne suis pas timide, nous avons fait connaissance. Je lui ai parlé de ma famille kabyle à Paris, et lui m'a raconté les déboires d'une famille à moitié basque et à moitié provençale. Nous nous étions découvert une passion commune pour les drames familiaux.
C'est Louis qui m'a introduit à son groupe. Je me suis liée d'amitié avec chacun d'eux, ils m'ont invitée à toutes les soirées pendant l'été. Tant et si bien que nous sommes devenus inséparables, alors même que nous n'avions rien en commun. Maintenant, chaque année nous reprenons contact. Avant tout, c'est pour eux que je suis si impatiente de partir l'été. Parce que, de façon étrange, je me sens bien dans ce groupe.
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Je rentre chez ma tante un peu avant midi. Elle habite une petite maison, qu'elle a hérité de son mari. Son histoire est assez tragique : elle a épousé un homme par amour, très jeune, qu'elle a aimé pendant des années. Il n'avait que trente ans quand il a perdu ses deux parents, héritant de toute leur fortune et de cette maison. Vingt ans plus tard il décède d'une noyade, et ce fut ma tante Nora qui récupéra tout. Ils n'ont pas eu d'enfant. Malgré l'insistance de sa famille, Nora ne s'est jamais remariée et depuis elle vit seule dans cette bâtisse. Je sais que ma venue permet d'y insuffler un peu de vie. Située sur les hauteurs, la maison s'étend sur un étage et possède même un jardin. Je n'ai que de bons souvenirs ici : l'ambiance provençale, peut-être un peu vieillotte, qui contraste avec la modernité parisienne. La cuisine, spacieuse, faite de vieux meubles en bois et de tons chauds, illuminée par les rayons du soleil. C'est là que je retrouve ma tante.
Immédiatement, l'odeur des pommes de terre cuites au four me fait saliver et je me glisse derrière elle pour observer ses gestes. Sa main fourre avec vigueur d'oignons un pauvre poulet et je me retiens de grimacer.
— Si tu ne veux pas m'aider, va-t'en de ma cuisine.
Nora remue les épaules pour me dégager et je ris, embrassant sa joue avant de reculer.
— C'est poulet patates, ce midi ?
— Comme tous les dimanches midi. Comment était la plage ?
— Moins bondée que d'habitude.
— Il est encore tôt, mais les vacanciers vont bientôt arriver alors tu dois en profiter.
Je laisse ma tante à son poulet et monte dans ma chambre. Enfin, ma chambre désigne surtout la chambre d'amis où j'ai élu domicile. Les murs sont peints dans un ton taupe et, comme la cuisine, l'exposition sud permet à la pièce d'être en permanence baignée de lumière. En plus du lit s'y trouve un petit bureau et une armoire en bois ancienne, si massive qu'on ne pourrait pas la déplacer nous-mêmes. Puisque je vis dans cette chambre pendant deux mois, chaque année, j'ai l'autorisation de l'aménager à ma façon. Les murs sont agrémentés d'affiches, le lit couvert de coussins colorés et, l'année dernière, j'ai même accroché une guirlande lumineuse. J'aime l'idée d'avoir une deuxième chambre dans un endroit si paradisiaque, aux antipodes dans ma chambre habituelle. Ça me permet d'oublier la grisaille de Paris, la chambre que je partage avec mon petit frère, le vacarme des voitures.
Nous vivons à cinq dans un appartement du dix-neuvième arrondissement. J'ai un frère, Idris, de vingt ans et une petite sœur, Baya, de seize ans. Parce que nous ne roulons pas sur l'or, il faut sans cesse faire des compromis. Alors, quand je viens à Nice, j'apprécie ce cadre idyllique.
En m'installant sur mon lit, je jette un œil à mon téléphone. J'ai un message de Louis, qui me demande si on se retrouve bien cet après-midi, et un autre d'Idris. Je lève les yeux au ciel en lisant le sien : il me demande où se trouve mon ordinateur, que je lui ai généreusement prêté pour cet été. Mon frère est un véritable assisté : il ne sait pas chercher, n'essaie même pas et préfère emmerder son monde plutôt que de lever le petit doigt.
Quand je lis celui de Louis, c'est un grand sourire qui vient s'installer sur mon visage. J'adore ce garçon.
Louis : Salut beauté. Hâte de voir tout à l'heure.
Moi : Je sais, tu me l'as dit hier et ce matin. Courage, je sais que tu peux tenir.
Louis : Chaque année me paraît une plus longue attente encore que la précédente.
J'ai envie de lever les yeux au ciel, mais je suis seule dans ma chambre donc ça n'a pas trop d'intérêt. Louis est un étudiant en prépa littéraire. C'est un petit blondinet canon, qui cache des muscles insoupçonnés sous ses chemises. La première fois que je l'ai rencontré, j'ai failli craquer pour lui. Heureusement, il a roulé une pelle à son copain avant que quoi que ce soit n'arrive.
Nora m'appelle d'en bas et je saute sur mes pieds, pressée. Je meurs de faim et l'odeur est tout simplement délicieuse. Je récupère de quoi mettre la table dehors tandis que ma tante s'occupe d'amener les plats.
Comme prévu, son poulet est délicieux et je me retiens à peine de tout engloutir.
— Comment va ta mère ? me demande ma tante.
— Ça va. C'est un peu tendu ces temps-ci à la maison, parce que Baya se croit racaille de cité. Le lycée nous a appelé plusieurs fois pour cause d'harcèlement scolaire. J'imagine que bientôt maman lui fera passer l'envie d'emmerder les autres.
— Ce ne doit être qu'une phase. Idris et toi avez très bien fini, pas besoin de s'en faire !
J'aime beaucoup ma tante, mais elle n'est jamais objective.
— Tu oublies le fait que j'ai arrêté mes études avant de finir ma licence et qu'Idris est médiocre en cours.
— Tu avais tes raisons. Et d'ailleurs, qu'est-ce que tu as fait cette année ? Tu es toujours serveuse dans ton café ?
— Non, j'ai démissionné en février parce que mon manager était raciste et que j'en avais marre d'être mal payée. J'ai quelques économies donc ce n'est pas dramatique, et puis je vais bosser cet été.
— Tu deviens une saisonnière régulière à ta librairie. Si tu pouvais être aussi consciencieuse le reste de l'année...
— Je n'y peux rien si ma vie a pris un tournant tragique quand ma mère a décidé de me faire naître à Paris.
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Après avoir terminé de manger, j'aide ma tante à débarrasser puis je file. Louis m'a donné rendez-vous au jardin Albert Premier. Cette fois, je prends le vélo qui attend sagement dans son garage. Je les retrouve une dizaine de minutes plus tard, tous agglutinés sur un banc. Je gare mon vélo et accours vers eux pour me jeter dans les bras de Louis.
— Salut les gars ! Vous m'avez manqué...
C'est au tour d'Esteban, le copain de Louis de m'enlacer. Puis vient Éloïse, Cheyenne et Marc. Je suis si heureuse de les revoir et les observer attentivement. Cheyenne s'est colorée les cheveux en bleu et je dois avouer que ça lui va divinement bien. Éloïse n'a pas changé, toujours rousse, immense et craquante.
— Tu t'es coupé les cheveux, Shéra ?
Je souris à Marc en tâtant mes boucles.
— Oui, j'en avais marre des cheveux longs. Au moins cet été, ils ne me tiendront pas chaud.
Mes amis s'empressent d'approuver ma décision et Cheyenne se retrouve bientôt à jouer avec mes boucles. Une tout autre personne m'aurait agacé, mais mon amie est tactile et surtout, je l'adore. Elle suit le même cursus que Louis et m'a été présentée en tant que son amie d'enfance. Cheyenne est très extravertie et généreuse. C'est un petit bout de femme qu'on ne peut qu'adorer.
Elle a la fâcheuse tendance d'agir comme une mère, ce qui m'a beaucoup perturbée lors de notre premier été ensemble. Toutefois, comme les autres, je me suis habituée à son attitude maternelle, et surtout, à ses câlins. Même si Cheyenne se plaint souvent de son léger surpoids, on se fait toujours un devoir de lui rappeler qu'elle offre les meilleurs câlins. C'est simple : une fois qu'on est dans ses bras, plus question d'en sortir.
Après nos retrouvailles, nous migrons vers la plage. Nous choisissons un endroit pas trop bondé, ce qui est compliqué puisque la fréquentation semble avoir explosé depuis ce matin. Les serviettes sont bientôt toutes installées et on s'allonge un peu les uns sur les autres. J'aime plus que tout cette proximité que nous avons : pas d'ambiguïté, juste de l'affection. Je m'installe, la tête sur les genoux de Marc, lui-même affalé sur Cheyenne. Éloïse est moins tactile et s'allonge simplement à côté de nous, et, plus loin, Louis et Esteban s'enlacent.
Entre Marc et moi, il ne s'est jamais rien passé. En fait, il est amoureux depuis des années d'Éloïse, qui n'a jamais rien remarqué. Comme il est timide, difficile pour lui de tenter quoi que ce soit... Mais nous sommes tous de son côté et je suis persuadée qu'un jour il rassemblera son courage pour tout lui avouer.
— Si seulement je pouvais vivre ici à l'année, geigné-je.
— Tu es là tous les étés, c'est déjà bien.
Cheyenne m'offre un sourire et je m'efforce de chasser mes regrets. Chaque année je rêve de déménager à Nice. Mais je suis bloquée à Paris, loin de mes plus proches amis.
Le moment où j'ai commencé à descendre dans le Var pour l'été est très symbolique pour moi. Il est arrivé à une période de ma vie où rien n'allait : j'étais à deux doigts d'abandonner mes études à cause de ma phobie scolaire. Je n'étais pas épanouie dans mon domaine d'étude, encore moins dans mon groupe d'amis. J'avais passé une année désastreuse, avec des notes en chute libre et un taux d'absentéisme impressionnant. Ma mère a pensé que ce serait bon pour mon moral de m'envoyer chez ma tante – elle a eu raison.
Le premier été, mon retour à Paris m'a brisé le cœur. Je ne pouvais pas quitter ces amis que je m'étais fait et qui comptaient déjà tant pour moi. Mais nous nous étions fait la promesse de se revoir l'été prochain, et je suis remontée en Île-de-France les souvenirs plein la tête. Maintenant, je me suis faite à ce rythme et j'attends avec impatience chaque été.
— Bon, on va se baigner ?
La proposition d'Éloïse est saluée à la majorité et nous nous levons. En quelques secondes nous sommes en maillots de bain, Esteban et Louis déjà les pieds dans l'eau. Je fais la course avec Cheyenne et Marc et nous nous jetons dans les vagues. Il fait déjà tellement chaud que l'eau est loin d'être glacée. C'est ma première baignade de l'année et je savoure pleinement la fraîcheur sur ma peau, le soleil au-dessus de nos têtes, les cris des mouettes. J'inspire aussi l'odeur saline, nostalgique. C'est ici que j'aimerais être, chaque heure de chaque journée, durant toute ma vie.
Marc m'attrape par le bras et me jette dans l'eau. Je hurle, manquant presque de boire la tasse et lui saute sur le dos pour me venger, bientôt rejointe par Cheyenne. Nous finissons tous la tête sous l'eau, hilares.
Plus tard, quand l'air se rafraîchit, Louis me raccompagne jusqu'à chez Nora. Nous en profitons pour rattraper le temps perdu. Je lui parle de cette première année déscolarisée, lui me raconte les hauts et les bas de son couple. Ils sont toujours en tension : mon ami est difficile, très difficile à vivre et d'après lui, ces temps-ci, Esteban lui cache quelque chose. Je trouve incroyable qu'ils soient ensemble depuis trois ans : leur relation est toujours chaotique.
— Tu vois, j'ai l'impression qu'il fait exprès de m'énerver.
— C'est idiot. T'es tellement chiant quand les choses ne vont pas comme tu veux, et Esteban n'est pas masochiste.
Je ricane sous le regard furieux de Louis. Mais il se connaît et sait que j'ai raison. Louis est insupportable quatre-vingts pour cent du temps. Les autres vingt pour cent, c'est un amour.
— Ça fait trois ans que ça dure. Il faut que vous appreniez à vous supporter, surtout si vous êtes incapables de vous séparer. Sinon ça devient ridicule.
Mon ami ne me répond pas, peut-être parce qu'il n'apprécie pas que je pointe le problème du doigt aussi facilement. Quand nous arrivons, je lui propose d'entrer. Il adore ma tante, et ma tante l'adore. Nous partageons un goûter dans la cuisine avec Nora, puis nous montons dans ma chambre pour échouer sur mon lit.
— Comment ça se passe, chez toi ?
Je sais qu'il fait référence au fait que j'ai arrêté mes études pour devenir intérimaire.
— Idris est en train de suivre ma voie et ça insupporte ma mère, Baya se découvre harceleuse et mon père se tue au travail. La routine. Je suis contente de souffler un peu ici.
Louis me sourit, compatissant, même si nous savons très bien qu'il ne peut pas comprendre. Il a été élevé dans une famille aisée, fils unique choyé depuis sa naissance. C'est un miracle qu'il ne soit pas devenu un bourgeois péteux, même s'il en a l'allure. La seule différence c'est que moi, au moins je ne risque pas d'être mise à la porte si je suis homosexuelle.
De toute façon, peu importe notre situation sociale, nous avons tous nos drames. Moi, c'est de m'appeler Shéhérazade et de vivre à Paris. Louis, c'est d'aimer les hommes et de ne pas pouvoir le dire.
— Vie de merde.
Mon ami acquiesce, et nous rions.
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