1.

— C'est cinq cents, pour ce type de service juridique, dis-je à mon client.

— T'as de la chance d'être bon.

Le dealer décharné ne traîne pas pour sortir une liasse de billets qu'il pose sur la table sans chercher à négocier. C'est déjà la troisième fois qu'il fait appel à moi, en moins de deux semaines. Il ne va pas tarder par tomber. Mais apparemment, il est trop idiot pour se mettre au vert le temps que les flics oublient ses petites mains, ce qui arrange mes affaires.

— Je vous fais confiance, je ne recompte pas. Vous aurez de mes nouvelles ce soir, annoncé-je en attrapant le cash.

Je me relève avec nonchalance, sous les yeux scrutateurs des hommes qui bossent pour le revendeur et qui s'imaginent m'intimider. Par provocation, je leur souris, comme l'avocat un peu niais qu'ils pensent que je suis. Niais et gourmand, ils n'ont pas tort sur ce point, je ne fais ça que pour l'argent. Peu importe leur nombre à ces gorilles décérébrés, je ne me sens jamais vraiment en danger, mon aura d'alpha n'est pas aussi efficace sur les humains que sur les membres de mon espèce, mais elle fait son petit effet, au besoin.

En apnée, je passe par les cuisines de l'établissement. Si j'en respire les effluves, j'ai l'impression qu'elles ne me quittent plus. J'ai assez donné durant mes années d'études quand je bossais dans un fast food.

La cité des anges ne dort jamais et la faune nocturne nous fournit énormément de travail ce qui ne fait pas de mal à notre pécule qui a pas mal maigri avec les problèmes qui nous sont tombés dessus coup sur coup. Après la dissolution de New York, il y a quatre ans, nous n'avons pas eu la paix. Bien au contraire. Et même si New York était la dernière des grandes meutes des États-Unis, tuer cet enfoiré de Max a été facile. La difficulté a été, comme toujours, d'empêcher les loups devenus solitaires d'être maltraités par d'autres. Et surtout, étouffer dans l'œuf toute tentative des uns et des autres de reformer des meutes aussi grosses.

En plus de voyager d'état en état, il nous a fallu calmer les meutes canadiennes qui tuaient systématiquement chaque loup-garou qui mettait les pieds sur leur territoire. Le problème était plutôt localisé sur les villes du Québec, ce qui a amené une difficulté supplémentaire, aucun de nous ne parlait français. Au lycée, nous en avions des cours, mais nous trichions grâce à nos discussions télépathiques sans penser que ça nous pénaliserait.

Depuis notre première rencontre avec les meutes francophones, Myron s'est mis sérieusement à apprendre le français, parfois je l'aide, mais il progresse trop vite pour que je suive.

Le sujet du nord est toujours délicat, car certains loups sont venus me demander justice pour des membres perdus, mais les meutes canadiennes n'ont fourni qu'une petite liste des responsables de peur d'être trop affaiblies si jamais quelqu'un demandait le prix du sang pour la mort d'un proche. Les familles des victimes ne sont pas dupes, puisque ce n'est un secret pour personne que les Canadiens se livraient à de vraies curées... Ils sont tous coupables. La situation reste précaire et je sais qu'elle va finir par s'écrouler, c'est une question de temps. C'est le point qui me préoccupe le plus, car je n'ai pas envie de mener mes frères dans de nouvelles années de guerres interminables où nous nous retrouverions seuls contre tous.

Je sors par la porte de service du restaurant où j'ai été reçu par le dealer, Hemza m'y attend près d'une voiture de location. Des rayons de soleil jouent avec ses cheveux roux les faisant flamboyer.

— Headquarters, lui indiqué-je.

— Tu es préoccupé, tu veux parler ? m'invite-t-il.

— Je pensais au Canada, il n'y a rien à dire.

Mon bêta m'offre son sourire chaleureux et réconfortant qui plisse le contour de ses yeux verts et fait ressortir ses taches de rousseur. Il n'a pas changé malgré toutes les épreuves que nous avons traversées.

Lors de notre rencontre, il y a plus de quinze ans, il avait déjà la même bienveillance. Une pointe de nostalgie me serre le cœur à ce constat, car à la fin du mois, ce sera le septième anniversaire de la mort de Suny et Run. Les années passent et leur manque est toujours un trou béant dans ma poitrine. Hemza connaissait Run depuis leur naissance, c'est pour lui que sa disparition doit être la plus dure. Il ne tient bon que pour nous, je le sens. Il ne fait rien de plus que gérer nos problèmes et faire en sorte que tout se passe bien pour chacun de nous, il s'oublie. C'est un bêta d'exception, je ne suis pas certain que nous le lui rendions bien. Mon égoïsme m'écœure parfois. Les dizaines et dizaines de fois où j'ai hérité de meutes en tuant leur alpha, j'ai dû me séparer de mes frères en même temps, pour recréer une meute derrière. Si j'avais eu le courage, j'aurais dû refuser. Ils auraient été obligés de vivre leur vie, pendant que moi je continuais à faire régner l'ordre.

Je reçois un message, puis un second et un troisième à quelques secondes d'intervalles qui me sortent de mes tourments. Sans les ouvrir, je souris. Mes frères sont adorables. Ils ont compris que je moulinais. Je les aime trop pour me séparer d'eux, c'est un constat qui me réchauffe autant le cœur que je le trouve amer. Le bon côté, c'est qu'en formant une meute, je peux les protéger. De plus, j'oublie qu'ils ont eux aussi choisi cette vie, je ne leur ai rien imposé. C'est notre place. Puis, peut-être qu'un jour, si je sens que les choses vont trop loin, je romprai le lien, pour leur permettre de vivre une vie différence de celle de nomade.

— Les autres ont senti que tu étais triste, commente Hemza, alors que nous prenons place dans l'habitacle.

— Oui, je suis bon pour encore m'excuser d'avoir rendu l'humeur de la meute mélancolique, grimacé-je.

— Ça ne les gêne pas, tu sais qu'on traverse tous la même chose.

— Et que tu fais tampon pour m'en préserver. Alors que moi je suis incapable d'en faire de même. Sept ans que j'ai ce rôle et il n'y a rien à faire, je me sens toujours autant emprunté, déclaré-je en desserrant la cravate grise autour de mon cou.

— Lyas, tu as accompli des choses qui t'ont transformé en légende vivante et tu te comportes encore comme l'ado qui se sentait au-dessous de tout le monde.

Au lieu de lui répondre, je reste à contempler l'avenue qui défile avec les touristes qui s'extasient devant chaque bâtiment.

— Je suis sérieux, insiste-t-il.

— Cette force, ce n'est pas la mienne, c'est la nôtre. Et nous l'avons parce que Suny et Run se sont sacrifiés. J'ai cette aigreur qui ne me quittera jamais.

— Si les places avaient été inversées, nous aurions tous agi comme eux pour sauver les autres. Arrête de te sentir coupable. Dès qu'on ne court plus à droite à gauche, tu te laisses bouffer. Peut-être que ce serait pas un mal que les meutes canadiennes commencent à transgresser les règles que tu leurs as imposées.

— Que nous leur avons imposées, rectifié-je.

Hemza sourit, je l'entends dans sa façon de respirer.

— Je sais que le prochain sujet ne va pas te plaire, mais qu'est-ce qu'on fait à propos de Kate ?

— On ne va pas encore reparler d'elle ! On continue de l'ignorer.

Kate... Un reliquat de notre vie à New York. Elle m'a plu à la seconde où je l'ai croisé devant le lycée ou nous étions scolarisés. Elle faisait partie de la meute, mes frères et moi étions en sursis, j'ai enterré l'idée de quoi que ce soit avec elle à l'instant même où j'ai réalisé qu'elle remuait quelque chose en moi. Sur le moment, je n'ai pas compris que mon attrait pour sa personne était réciproque. Elle nous lançait beaucoup de regards hautains, même si quelques fois, elle m'a aidé avec mes études, j'ai cru qu'elle le faisait par pitié. Son attitude m'énervait, j'avais l'impression qu'elle me collait et mes frères se moquaient beaucoup. Je crois qu'ils ont toujours compris que je n'étais pas indifférent, mais c'est un sujet que nous n'abordions pas, car il n'y avait rien à dire. Notre vie ne tenait qu'à un fil et une histoire avec quelqu'un de la meute aurait signé notre arrêt de mort.

Quand nous sommes venus dissoudre la meute de New York, j'ai compris qu'elle était tout aussi prisonnière que nous l'avions été de la ville. Elle était un cadeau de la meute de Houston à celle de New York, elle y est arrivée jeune, puis a été forcée d'épouser un des bêtas... C'est horrible ! Notre intervention l'a libéré. C'était un bonus collatéral qui nous a confortés dans notre action. Les choses auraient pu en rester là, mais un jour son frère s'est imposé pour nos pourparlers avec les meutes québécoises et elle s'est incrustée aussi. Depuis, elle surgit un peu n'importe quand dans nos vies et je ne sais plus comment l'envoyer sur les roses.

— La nuit dernière, elle était avec le groupe de trafiquant que Myron est allé soigner, elle leur prodiguait des conseils juridiques. Elle se débrouille toujours pour être mêlée à nos histoires. Elle nous suit à la trace depuis au moins deux ans ! insiste Hemza qui aimerait me voir agir.

— Je me fiche qu'elle me pique du taf, il y a assez de pourriture dans les villes où nous allons pour deux avocats. Elle finira par se lasser et elle retournera définitivement à Houston avec sa famille et sa meute.

— Elle va finir par s'attirer des ennuis...

— Et elle est assez forte pour se défendre.

— Personne n'est infaillible, me contre mon frère.

— On l'a libérée de la meute de New York. Ce qu'elle fait depuis ne nous regarde pas ! On a déjà été assez gentils en aidant son frère et en la supportant quand ils ont eu des problèmes avec Rimouski, on ne va pas la materner par-dessus le marché.

— Leur présence nous arrangeait aussi contre les meutes canadiennes, ces deux ans de paix, ils n'y sont pas étrangers. Tu es terriblement têtu.

Je gronde et relâche un peu de mon aura dominante pour lui faire comprendre que son attitude ne me plaît pas. Un vigile devant un casino, les sens en alerte, braque son regard sur notre véhicule. Son visage m'est familier. Sans doute, un ancien membre de la meute de Los Angeles. Voir sa crainte m'arrache un ricanement.

— Ce petit côté sadique ne te sciait pas, s'amuse Hemza, pas vexé de ma démonstration d'autorité.

— C'est tellement pratique pourtant, rien que de me sentir les fait se tenir à carreau.

— Ici, mais à Chicago, nous passons notre temps à courir après les différents chefs de meutes pour leur rappeler qu'ils doivent respecter la trêve. Jam m'a averti qu'on avait encore reçu des mails de solitaires qui se plaignaient.

— Parce qu'on a laissé trop de bêtas de leur ancienne grosse meute en vie... Si on est forcés d'y retourner, on sera moins clément, soupiré-je.

Chicago, un frisson me parcours, rien qu'à l'évocation de la ville. Adolescent, j'ai failli y mourir. Je sais que certains des loups regrettent amèrement que feu leur ancien alpha ne soit pas allé au bout de ses plans. C'est-à-dire nous tuer.

S'ils nous avaient laissé vivre en paix, sans tenter de nous éliminer de leur territoire, nous n'aurions pas couru dans le piège qu'était New York pour les fuir et tout serait certainement différent. La vie ne se joue jamais à grand-chose... Malgré ça, notre vengeance a été consommée, je n'ai pas envie d'éliminer tous les loups solides de la ville au risque qu'elle ne devienne une zone complètement hors de contrôle. Mais ces idiots passent leur temps à flirter avec les limites.

— Tu recommences, me murmure Hemza avec bienveillance.

— Désolé, dépose-moi au poste qu'on en finisse avec cette journée.

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