9.
Nous n'avons pas assez pour payer tous les faux papiers. Heureusement, le premier faussaire trouvé n'en faisait pas de qualités et après une altercation houleuse où Suny a brûlé l'exemplaire sous ses yeux nous ne l'avons plus revu, sans l'avoir payé.
Ce soir c'est en compagnie de Run que j'arpente les rues dans l'espoir de nous dénicher un nouveau fournisseur. Suny a trouvé un travail de livreur à vélo, mais sans papier, c'est compliqué. Sans parler du fait qu'il nous est difficile de nous déplacer sans être surveiller par les loups de New York. Même si notre odeur nous confère une certaine légitimité familiale, s'ils pouvaient éviter de savoir que nous avons besoin de faux papiers nous ne cracherions pas dessus.
Nous sommes dans « la Fausse » surnom que nous avons donné à la partie sud du Queens, puisqu'énormément de solitaires pullulent dans cette partie. Les maisons individuelles séparées par des grillages grossiers ou des clôtures branlantes ne sont pas très engageantes. En passant près d'un jardin, nous remarquons un homme d'une soixantaine d'années, avachi contre une vieille niche dont la peinture s'écaille. Ce dernier lève un regard vide vers nous, mon cœur se serre. Je me demande comment quelqu'un peut en arriver là, une bourrasque s'invite dans la partie et son odeur de loup nous parvient. J'ai tout juste le temps de me méfier. Le vent charge une seconde effluve que je n'ai pas le temps d'analyser que de derrière une vieille Ford surgit une femme d'une quarantaine d'année qui me clou au sol, ses griffes plaquées contre mon cou.
— Tout doux, intervient Run. On ne cherche pas les ennuis.
— C'est dommage, parce que moi oui, lui sourit la femme dont les ongles chatouillent ma trachée.
— Qu'est-ce que tu veux ? demande calmement Run.
Mon ami – mon frère puisque c'est ce que nous devenons aux yeux des gens – a reculé d'un pas, les mains levées.
— Votre blé, pour commencer.
Run commence à fouiller ses poches, il n'est pas paniqué et la femme est tout accaparée par ses mouvements.
— Dès que tu trouves une ouverture, tu te dégages, m'encourage-t-il avant d'expliquer la situation aux autres.
Vivement, je projette mon bras dans le creux de celui qui m'entravait la gorge et sans réfléchir je me redresse en poussant mon adversaire d'un coup d'épaule.
— Bon, la discussion est enfin équilibrée, s'amuse Run. Nous ne cherchons pas les ennuis, nous prenons nos marques et loin de nous l'idée d'empiéter sur ton territoire.
La louve nous détaille avec un air désappointé, son acolyte reste prostré au milieu de son carré d'herbe complètement amorphe. Run et moi nous sommes placés pour avoir les deux en ligne de mire, au cas où, mais ils ne semblent pas vouloir attaquer.
— Bon, j'aurais tenté ma chance, sourit la femme. Vous faisiez plus faible que ce que vous étiez. Et pas la peine de continuer à le surveiller, il n'attaquera pas, il se laisse crever. Je le chasse pas parce qu'il était sympa avec moi quand il faisait partie de la meute. Et il fait une très bonne diversion.
Je me tourne à nouveau vers la loque vivante qui ne sourcille même pas quand on parle de lui.
— On va vous laissez à vos occupations, déclare Run.
— Vous feriez bien de vous méfier les jeunes, les mecs qu'ils virent sont certes vieux, mais la plupart garde un esprit combatif contrairement à celui-là, énonce-t-elle avec un vague mouvement du menton. La plupart sont vexés de s'être fait évincer pour des jeunots dans votre genre.
— On ne cherche pas à rejoindre la meute.
— C'est bien le cadet de leurs soucis, les places sont chères et rien de tel que ceux qui sont perdus pour se faire une réputation.
— Merci pour tes conseils.
Run amorce quelques pas à reculons avant de se retourner définitivement pour reprendre la route, je mets un peu plus de temps que lui à l'imiter, j'ai peur qu'elle me saute à nouveau dessus.
— Le baptême du feu t'a plu ? s'amuse Vael. Je t'avais averti qu'elle cognait avant de discuter.
— Je m'en serais passé.
— Tu as bien réagi, me félicite Run en pressant mon épaule.
Je n'ai pas eu le temps d'avoir réellement peur, j'ai simplement été surpris par une telle agressivité. Les autres discutent du fait que la meute vire les membres qu'ils considèrent comme trop vieux pour faire entrer du sang neuf dans leur rang. S'ils nous proposent et que nous refusons, nous paraîtrons encore plus suspects, comme si nous avions besoin de ce problème supplémentaire.
Hemza et Myron tous deux de sortis nous informent qu'ils ont une piste pour les papiers. La priorité c'est de faire ceux de Jam, avec son âge il a plus de chance de trouver un travail pas trop mal payé et pas un petit boulot étudiant.
— Il ne nous reste que seize mille dollars, commente Sunny. On va avoir du mal à faire remonter notre trésorerie.
Le chiffre peut paraître énorme, mais avec le loyer et le nécessaire pour vivre, nous savons que si nous voulons avoir de quoi voir venir et nous payer une existence qui paraît vraie ce n'est pas assez.
Sur le retour nous passons devant un petit fast food non franchisé. Il est tard, presqu'une heure du matin, mais il est toujours ouvert et une affiche montre qu'ils cherchent quelqu'un.
— Run, j'aimerais postuler ici.
— C'est assez loin de Harlem.
— Certes, mais on compte finir par bouger vers Brooklyn, c'est là que se situe l'école que la meute nous autorise à rejoindre.
— Ce n'est pas encore fait, me réplique tendrement Run.
— Je m'en fiche, même si le projet est avorté, je n'ai pas peur de faire du trajet.
— La nuit s'est dangereux, mais d'accord, postule.
J'abandonne mon frère devant la porte, je suis presque certain qu'il a cédé parce que mes chances sont maigres.
— Bonjour, dis-je en entrant.
— Bonsoir, réplique la jeune femme brune derrière le comptoir. Nous n'allons pas tarder à fermer.
Son sourire désolé fait ressortir le grain de beauté présent sur sa joue gauche.
— J'aimerais savoir si vous cherchez toujours quelqu'un ? Je suis motivé et intéressé !
— Je vois, pour ça faut voir avec le boss. Il sera là demain matin, à l'ouverture à sept heures. Si tu viens tôt, tu lui feras bonne impression déclare-t-elle avec un clin d'œil.
Je la remercie, heureux de pouvoir tenter ma chance et bien déterminé à la saisir.
— Tes têtu, s'amuse Run quand je le retrouve.
Je me contente de hausser les épaules, j'ai un bon pressentiment sur cette histoire.
Le patron a été facile à convaincre, peut-être parce qu'il désespérait de trouver quelqu'un pour faire les fermetures quand Brooke – la jeune femme que j'ai croisé le premier soir – n'est pas là. Il paie le minimum possible et a accepté un délai avant que je n'amène mes papiers. J'ai dû me vieillir d'un an, mais il n'a pas tiqué.
— Une fois que tu as sélectionné les dessins qui correspondent à la commande, tu appuis ici pour la valider. Si la personne veut rajouter quelque chose, c'est cette manip qu'il te faut faire, tu as compris ? me demande Brooke.
J'acquiesce.
— Tu verras, c'est vraiment pas compliqué. Quand on n'a personne à servir on gère la salle et on nettoie les toilettes. D'ailleurs à toi l'honneur, s'amuse-t-elle.
Chargé du nécessaire, je vais au W.C., ils ne sont pas très sales, mais pour mon odorat sensible ce n'est pas le moment le plus agréable de la journée, déjà que les odeurs de l'établissement ne me laissaient pas beaucoup de répit.
Je viens de terminer quand un groupe d'adolescents entre, il est tout juste seize heures passées et ils commandent donuts et milkshakes.
Je ne m'en sors pas mal pour la commande, je suis simplement un peu lent pour trouver les bons boutons.
— Bon, Lyas, je te laisse sous la supervision de Brooke. En espérant que tu ne me déçoives pas, déclare le patron.
— Je ne vous décevrais pas, répliqué-je avec assurance.
Le patron, un homme avec un peu de ventre et une mine de quelqu'un qui n'a pas son quota de nuit depuis dix ans, m'offre une moue peu convaincue, mais je sais que je ferai tout pour qu'il me garde, ce travail est inespéré. Je ne veux plus être un poids pour... mes frères. Le mot sonne encore étrange, mais il est pourtant véridique, c'est la façon dont je me sens avec eux, comme le cadet d'une grande fratrie.
La soirée débute et son flot plus soutenu de clients avec. J'ai un peu de mal à suivre, heureusement Brooke est une machine, elle rattrape mes boulettes et offre de beau sourire à chaque personne impatiente. C'est une belle étudiante, avec de très belles courbes qui ne laissent pas indifférentes grand monde. Elle est très douce, la meilleure amie que tout le monde voudrait avoir.
Dans la panique, je me trompe de touche et ne parvient pas à annuler une transaction. Je peste contre la machine.
— Comme ça, intervient Brooke.
Je vais pour la remercier quand quatre hommes entrent dans l'établissement. Quatre loups. Quatre solitaires aux auras dominantes qu'ils peinent à masquer. J'avale ma salive de travers.
— Hé Lyas, c'est pas grave pour la bêtise, ressaisis-toi les clients attendent.
Le contact visuel avec les trentenaires m'apprend que je suis grillé, mais aucun d'eux n'est agressif, ils passent leur commande comme si de rien n'était.
J'essaie de ne pas le montrer, mais je suis ébranlé par leur présence, j'ai peur d'être sur leur territoire. Ils n'ont pas semblé agressif, sauf qu'au milieu des humains rien d'anormal. J'ai succinctement expliqué la situation à mes frères. Ils en ont été peu affectés. Il faut dire que Suny livre parfois des membres de la meute ou des solitaires. Après tout, nous restons humains et, même s'il y a une part de cohabitation compliqué, le reste est tout à fait ordinaire.
Il me faut aller déposer la commande sur la table des quatre inconnus, ma gorge est légèrement plus étroite qu'à l'accoutumée. Je ne tremble pas, mais l'odeur un peu piquante de mon stress ne doit pas leur échapper.
— On va pas te bouffer, petit, m'explique l'un d'eux.
— Super, répliqué-je avec un sourire crispé leur arrachant des éclats de rire.
J'ai envie de me frapper le front pour mon manque de répartie, mais heureusement, je peux battre en retraite.
— Je sais pas ce que tu leurs as dit aux habitués, mais ils semblent déjà t'avoir à la bonne ! Tant mieux, ils laissent des pourboires, m'explique Brooke.
J'acquiesce pour ne pas répondre, car je sais qu'à cette distance, s'ils le veulent, ils peuvent entendre.
La soirée est calme, Brooke et moi en profitons pour accrocher les décorations de Noël, nous sommes sûrement les derniers à nous y mettre, la ville entière est illuminée. Il faut dire que seule Brooke ne devait pas chômer le soir. A deux, tout va beaucoup plus vite, même la plonge que l'équipe de cuisine nous a laissé à terminer.
— Je ne peux pas rentrer chez moi cette année, soupire la jeune femme. Dommage, j'adore cette période en famille. Et toi Lyas, quelque chose de prévus ?
— Je vais le faire avec mes frères, je présume.
— Oh ! C'est super ! Je regrette tellement de ne pas pouvoir voir le mien, tu m'y fais beaucoup penser, sourit-elle.
— Désolé.
— Il faut pas t'excuser.
J'essaie d'afficher un air enjoué, mais ce rappel que je ne verrai pas mes parents cette année me laboure la poitrine.
Brooke pose une main sur mon épaule et presse.
— Je ne sais pas pourquoi tu sembles si triste, je ne voulais pas être maladroite.
Je lui assure qu'il n'y a rien de mal et remonte sur l'escabeau pour terminer d'accrocher une guirlande. Je manque m'étaler quand la porte s'ouvre. Brooke, rodé à l'exercice avertit la personne que nous ne servons plus. Je ne comprends même pas pourquoi le patron ne ferme pas plus tôt si les cuistots s'en vont dès que les commandes n'arrivent plus, mais j'imagine que ce n'est pas mon problème.
— Je ne suis pas venu commander, réplique le nouvel arrivant. Je suis venu raccompagner mon frère à la maison quand il aura terminé.
Les cheveux qui ondulent jusque devant ses yeux, Suny se tient devant la porte et son sourire révèle une fossette au menton qui se dévoile peu souvent. Ma collègue se présente et mon frère pousse à lui faire la conversation.
— Tu peux partir Lyas si tu veux, il ne reste que cinq minutes, m'invite Brooke.
Je refuse, si le patron veut qu'on reste jusqu'à la fin, je resteraijusqu'au bout.
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