3.
— Les connards ! Les putains de connards ! grogne Suny, me tirant de mon sommeil.
— Tu te réveilles, sourit Hemza en m'apercevant, ses cheveux sont collés à son front par de la sueur.
Je mets du temps à comprendre ce qui m'entoure, mais je sens de la colère, elle rend l'air épais.
— Ils sont là, commente Vael en sautillant devant une fenêtre comme s'il s'échauffait ou que son sang bouillait trop pour qu'il reste en place.
— Combien à ton avis ? demande Myron.
— Une quinzaine.
Je m'approche de la vitre par laquelle les deux regardent. Il y a un van garé en bas, mais c'est entre les troncs des arbres qui entourent la maison que je vois des silhouettes, certaines humaines, d'autres de loups. Les yeux de ces derniers brillent dans la nuit.
Suny nous rejoint, il grogne. Le son me donne froid dans le dos.
— Si personne ne fait diversion, on ne parviendra pas à partir.
Il hésite, regarde son corps comme s'il évaluait son physique.
— N'y pense même pas, intervient Run en arrivant dans la pièce en caleçon et se séchant les cheveux avec une serviette. T'es pas en état. Toi et Lyas vous prendrez le van.
Après cette annonce il se tait, mais par les échanges de regards, je devine qu'ils discutent tous par télépathie, de peur d'être entendus sûrement. Il y a quelques grognements, de la tension, puis l'atmosphère se calme. Je ne comprends pas comment ils s'y prennent, normalement il n'y a que l'alpha qui peut discuter avec les membres qu'il choisit et de ce que je sais, un seul à la fois ; mais il n'est pas temps de poser des questions.
Tout le monde s'agite, je ne peux qu'être spectateur. Ils amassent leurs possessions dans des sacs, rodés à l'exercice. Puis Suny finit par venir vers moi.
— T'es dans quel état ?
— Ça va, dis-je en remuant mes membres pour vérifier.
Il acquiesce et continue d'entasser leurs biens en haut des marches. Moi je vérifie que je vais vraiment bien, j'ai mal pratiquement partout, les fils tirent et grattent, mais je parviens à bouger.
Je suis content qu'ils ne me laissent pas en arrière. Je ne survivrais pas face à la meute. Leur générosité envers moi me touche. J'espère ne pas les décevoir.
Tout est assemblé en haut des escaliers, Run lance des clefs à Suny. Je me place derrière ce dernier – mon sac sur le dos –, car je sais que c'est avec lui que je dois être, et c'est bien la seule donnée que j'ai.
J'aide à descendre les affaires près de l'entrée, Jam et Run restent en haut des marches. Assistés de Hemza, Vael et Myron, Suny et moi nous retrouvons chargés de tout transporter. Et c'est encombrant. C'est difficile de se mouvoir ainsi noyés sous toutes leurs possessions.
J'ai compris que nous devrons tout mettre dans le van et décamper le plus vite possible, sûrement que nous devrons récupérer les autres quelque part. Si nous arrivons à nous extirper de là. Suny plante ses yeux dans les miens pour vérifier que je suis prêt, puis la situation s'accélère. En même temps que Myron nous ouvre la porte, j'entends des vitres à l'étage se briser. Je cours derrière Suny jusqu'au van, couvert par les trois autres qui s'interposent entre tous ceux qui essaient de nous barrer la route.
L'odeur du sang emplit l'air avant que nous ayons ouvert le van. Suny avec agilité est entré côté passager, une partie des affaires est tombée sur le planché et le siège à peine avait-il sauté à l'intérieur. Il est d'une fluidité étonnante. J'ai l'impression qu'il a glissé dans l'air du van, sans toucher terre pour atteindre la place conducteur et, qu'il avait mis le contact avant que ses fesses ne soient assises.
J'ai essayé d'être aussi rapide, j'entre d'un bond et referme sur un signe de Vael qui dévie un loup en plein saut en même temps. Le moteur vrombit et Suny accélère sans se soucier de qui il peut y avoir sur sa route.
Avant que le conducteur ne me le demande, je passe les affaires par-dessus les sièges pour tout emporter dans le coffre. Je dois prendre appui contre les portières pour compenser les violents coups de volant que Suny est obligé de mettre. Et dans les rares moments de répit, il se déleste des sacs encore sur lui. Je finis par le rejoindre à l'avant après avoir rangé. Des membres de la meute nous suivent, j'en compte cinq dans le rétroviseur, si les estimations de Vael étaient justes, il y en a dix qui sont aux prises avec les cinq autres. J'espère que ça va aller pour eux.
Il fait nuit, il n'y a personne sur les routes qu'emprunte Suny et heureusement, car il regarde plus souvent en arrière que devant. Petit à petit, nous gagnons des mètres et ce constat me soulage. Sauf que la situation se complique vite, comme Suny, je vois ceux qui nous suivent s'arrêter et j'ai le sentiment que ce n'est pas de découragement. Puis quatre mecs surgissent devant nous. Ils étaient dissimulés derrière des voitures garées sur le bas-côté. Suny jure et accélère. Il en percute un, qui d'une façon ou d'une autre a réussi à minimiser l'impact, car il n'y a pas de sang et il s'envole presque au-dessus de nous. Il s'agrippe à la toiture, les autres ont sauté et atterrissent sur le van aussi.
— Bordel, grogne Suny.
— Je m'en occupe, déclaré-je, sans avoir la moindre idée de ce que je vais faire.
Suny zigzague pour tenter de faire tomber les quatre mecs du toit du véhicule. J'ouvre la fenêtre, bien lucide du fait que si je ne monte pas les faire chuter ils finiront par entrer en cassant une vitre.
Je n'ai pas fini d'ouvrir la fenêtre qu'un bras essaie de me saisir, j'en profite et l'agrippe. Je tente de faire basculer son propriétaire pour qu'il tombe, mais d'autres le retiennent et il finit par se soustraire à ma poigne. Il ne réessaie pas, conscient que j'aurais toujours l'avantage. Je me concentre sur mon ouïe, pour avoir une image de la disposition des hommes là-haut.
— Dépêche-toi, me souffle Suny, alors que l'un d'eux est descendu sur le capot et tente de se stabiliser pour casser le pare-brise.
Je sais que n'aurai pas de secondes chances, je m'appuie le dos contre la portière, les jambes fléchies sous moi. Suny me regarde et met un gros coup de volant, pour obliger les autres à s'accrocher. J'en profite pour passer mes bras par la fenêtre, agripper le haut de la voiture et me hisser sur le toit.
Une fois là-haut, je m'aplatis évitant de basculer dans le vide. L'un d'eux avec son pied tente de me pousser en vain, mais la priorité c'est celui sur le capot. J'évite de regarder le sol qui défile à toute allure. En m'aidant de mes jambes, je me jette vers l'avant et me cramponne au mec qui se redressait sur le capot pour briser la vitre. Je lui saisis les épaules, conscient que c'est lui qui me maintient sur le véhicule. Je me tracte vers l'avant, il tente de se dégager et tombe le buste en appuie sur le pare-brise. Suny ne doit plus rien y voir. Et ça se confirme vite par les soubresauts de la voiture mordant la terre du bord de la route.
Nous bataillons, il tente de me faire lâcher, appuyant fortement sur mes bandages, un grognement colère et douleur mêlées m'échappe. J'arrive à le saisir à la gorge et ne le lâche pas, même si les autres sont en train de me marteler le corps de coups. Tout ce que je peux faire, c'est serrer les dents, je n'ai pas le choix.
Une douleur déchirante vient supplanter toutes les autres, remonte de ma cuisse à tout le reste de mon organisme et m'arrache un cri. Je jette un regard furtif vers sa source. L'un des hommes vient d'épingler ma jambe sur la taule avec un couteau. Et la douleur est pire quand il tire sur l'arme pour la récupérer. Pendant une seconde, je me sens mou, fait de coton, une sueur froide rampe dans mon dos et un frisson incontrôlable me parcourt. C'est le second coup qui m'aide à reprendre pied. Un hurlement mélanger à un grognement m'échappe. Je rus faisant lâcher la lame à mon assaillant qui tombe sur l'asphalte. Il m'a à nouveau planté la cuisse, heureusement qu'il a été gêné par les deux autres et n'a pas pu atteindre mon buste. Des larmes obstruent ma vision, mais je me rappelle de resserrer ma poigne sur la gorge de celui sur le capot avant qu'il ne brise la vitre. Je libère son épaule, car j'espère qu'il va bientôt manquer d'énergie pour pouvoir l'éjecter du véhicule en mouvement.
Ma jambe est prise de spasmes, je n'ai plus de force pour tenter de me défendre des trois hommes dans mon dos et j'en paie le prix. L'un d'eux se met à califourchon sur moi malgré les efforts de Suny. Nous nous retrouvons parfois sur deux roues, mais rien n'y fait, le mec s'installe. Je ne parviens pas à le déloger de mon dos. La colère me fait serrer le poing et l'homme au bout de ma main suffoque. Conscient que c'est maintenant ou jamais et, malgré le fait qu'il soit toujours lucide, je tente avec toute la force dont je suis capable de le jeter sur le bitume. Avec la conduite de Suny, l'effort suffit et l'homme n'est plus un problème.
Il était temps, celui sur mes reins a passé son bras autour de mon cou et tente de m'étrangler. Je ne peux pas me retourner. J'amorce une douloureuse transformation partielle de la mâchoire et lui mords le bras, son sang empli ma bouche. Je secoue la tête pour déchiqueter la chair, il finit par lâcher prise en même temps qu'un morceau de son avant-bras décide de l'abandonner pour rester dans ma gueule. Il beugle mélange humain et animal d'un cri déchirant. Je donne un violent coup d'épaule. Il se soulève un peu de mon dos et autant que je puisse, je bascule sur le côté. Sous le choc du morceau qu'il a perdu, il ne réagit pas assez vite pour se cramponner et finit par tomber à son tour sur la route.
Les deux autres grognent, leurs coups redoublent, Suny doit l'entendre, il fait de gros écarts sur la route, pour qu'ils aient moins le temps de me frapper.
Ils se jettent tous les deux sur moi. Je suis à plat dos, il n'y a que leur poids qui me tient en place.
Mes forces m'abandonnent, ils arrivent à m'immobiliser petit à petit. Je parviens néanmoins à coller un coup de tête au plus proche, je lui saisis les parties, mais je n'ai pas le temps de serrer qu'il me coince le bras. Je grogne, frustré et conscient que je n'ai plus d'échappatoire. La voiture pile à ce moment-là, nous propulsant vers l'avant. Aucun de nous trois n'a le temps de s'accrocher. Je rebondis lourdement sur le capot, avant d'échoir sur le goudron. Je glisse sur plusieurs mètres à côté des deux autres. Je ne sais pas si mon corps est entier, tout me fait souffrir. Je suis sonné, je n'arrive pas à fixer une image, mais j'entends les deux autres se relever. La portière du van aussi fait du bruit. Floue, déformée, la silhouette de Suny approche d'un de nos adversaires et lui saute dessus. C'est violent, mais rapide, un bruit écœurant et l'homme retombe inerte au sol. Le second se défend encore moins longtemps et finit immobile à son tour. Il les a tués. Je ne sais pas ce que j'en pense, je ne suis pas vraiment en état, mais je me sens soulagé et m'abandonne contre le sol.
— Lyas ! Hé, Lyas ! me secoue Suny. Ne meurs pas, ok ?
Un faible grognement m'échappe, je ne sais même pas ce que j'ai essayé de faire passer comme message.
— Je m'occupe de toi après, on n'est pas encore tout à fait là où on doit attendre les autres.
Je l'entends râler avant de me soulever. Sans trop de douceur, il me pose dans la voiture, il repart devant le van et jette les corps dans le fossé avant de redémarrer.
Malgré la douleur, j'ai dû m'assoupir ou perdre connaissance, car c'est les autres en entrant dans le van qui me réveillent. Je n'ai pas la force d'ouvrir les yeux, mais je ne sens pas les odeurs de Run et Jam.
Myron vient près de moi, il vérifie si je respire.
— Pas mort, parviens-je à articuler.
— Il a essayé d'apprendre à voler, lâche sarcastiquement Suny.
J'ouvre un œil pour voir. Je ne sais pas comment prendre sa remarque. Derrière son impassibilité, j'ai le sentiment que ses iris marrons sont inquiètes.
— C'est toi qui conduis très mal, lâché-je en gémissant de douleur quand je me rends compte que j'ai sûrement des côtes cassées.
Alors que j'essayais de dédramatiser la situation, je pense l'avoir empirée.
Myron s'agite autour de moi, il place une serviette sous ma jambe et attrape d'autres choses.
— Tu vas avoir mal, me confie-t-il avant de tirer d'un coup sec sur mon pantalon.
Le grognement qui m'échappe est fort, violent, c'est une mise en garde et Myron se fige une seconde. Nous nous excusons en même temps, lui de m'avoir fait mal et moi d'avoir usé de mon aura sur lui sans le vouloir.
Il rince et nettoie les plaies avant de les recoudre, puis commence à nettoyer les autres quand Jam et Run arrivent.
L'odeur du sang est fortement présente sur nous tous, pas que le nôtre, bien que j'ai le sentiment que c'est mon odeur qui prédomine sur celles des autres. Les garçons ne prennent pas le temps de se soigner, de manger, de se changer ou autre, nous repartons de suite, pendant que Myron s'occupe de moi.
— Repose-toi, Lyas, tu en as grandement besoin.
J'obéis et me roule en boule sur la vieille banquette d'un beige fatigué. Je ferme les yeux écoutant vaguement ce que les autres se disent, tout a été serré, nous ne sommes pas les seuls à être tombés dans une embuscade.
Je me réveille par intermittence, en général parce qu'on me force à émerger pour manger ou boire. Sauf à un moment où c'est un grognement qui me sort du réconfort de l'inconscience.
— Il va s'en sortir ? demande Run à je ne sais pas qui. Il ne fait qu'être assoupis et il saigne encore, je sens son sang frais.
— C'est les cahots de la route, ça tire sur le coin des sutures, les saignements sont minimes, répond Hemza qui est assis à côté de moi, depuis je ne sais quand.
— Il est bien, ce serait dommage qu'il y reste.
— Pas dit qu'il veuille vivre avec nous, commente Vael. Il en a chié en deux jours. Tout le monde n'aime pas souffrir.
— Ça va rendre les rapports de groupes encore plus compliqués, constate Suny.
— Je ne pense pas, réplique Hemza en me caressant la tête de façon très protectrice. Potentiel alpha ou non, il a de bonnes valeurs de loups. Mais il va lui falloir du temps pour se remettre correctement.
— Je te vois venir, grommelle Run, tu vas dire que New York pour lui, surtout dans cet état, c'est une mauvaise idée.
— Et j'aurais raison de le dire, même Myron et Vael sont jeunes, on n'est pas encore prêts pour une ville comme ça.
— Chicago ? demande Run, exaspéré.
— On verra, tempère Hemza, c'est dans la même direction de toute façon, on en parlera à têtes reposées.
Dans le motel miteux où nous nous sommes arrêtés pour nous dormir, les discussions ont été passionnées. Je n'ai fait qu'écouter, ne me sentant pas légitime à donner mon avis. Ils ont fini par trancher pour Chicago, mais simplement pour un temps. L'ombre de New York plane toujours et je sais qu'ils vont finir par y aller. Est-ce qu'ils me traineront toujours dans leurs bagages à ce moment-là ? Rien n'est moins sûr. Pour le moment, je me réjouis du fait qu'ils ne me chassent pas. Le sujet n'est jamais venu, j'imagine tout de même qu'ils en ont parlé entre eux. J'ai une gratitude infinie à leur égard, je suis certain que sans eux Orlando aurait eu raison de moi. J'aimerais m'intégrer à leur groupe, mais ils sont déjà très nombreux. Pour des solitaires, c'est dangereux...
Après avoir avalé les kilomètres, nous sommes arrivés à la ville des vents. La première mauvaise nouvelle, c'est que bien avant la ville elle-même, la meute était présente. Nous ne les avons pas vu, mais senti. L'odeur imprègne l'air. Et ce constat à engendrer une nouvelle discussion houleuse. Je n'ai pas osé m'en mêler, j'ai toujours peur qu'ils m'abandonnent alors que je suis encore convalescent. C'est une peur sans fondement, ils ne m'auraient jamais traîné jusqu'ici pour me mettre dehors dans l'instant... Je suis mal à l'aise puisque pour le moment, je n'ai été qu'un poids. À chaque fois qu'ils me donnent à manger, je me sens de plus en plus redevable, car sans eux je n'aurais pas les moyens de me sustenter aussi bien et de reprendre quelques forces.
La seconde mauvaise nouvelle, c'est que dès qu'on quitte le territoire de Chicago, on arrive sur celui d'une meute voisine. Parfois, dans d'autres régions, il y a des zones grises qui font tampon entre deux territoires et il y a la possibilité de trouver un restaurant ou un commerce sans odeur prégnante d'appartenance. Les six garçons voulaient laisser le van dans cette partie non-réclamée et partir à pied faire du repérage pour déterminer quels lieux éviter. C'est dangereux de se déplacer en trop grand nombre, nous pourrions être considérés comme une menace, surtout si sans le savoir nous nous trouvions près d'un de leur lieu de vie. Ce plan est compromis, mais c'était celui avec les risques les moins grands.
— Bon, on va pas rebrousser chemin davantage, intervient Run. Il nous faut trancher, soit on s'en va, soit on tente.
— On y va ! tranche Suny. On gare le van sur le parking d'une grande surface, un endroit bondé. Puis toi et moi on part avec un peu de cash trouver un lieu où nous poser.
— On se calme ! tempère Hemza. Il est tôt, mais on va pas pouvoir passer longtemps sur le parking sans attirer l'attention.
— On ferra vite, quitte à devoir payer cher. Sinon, on trouvera un nouveau squat.
— Les squats nous emmènent toujours dans des zones loin d'humains, ce qui facilite la tâche aux meutes s'ils veulent nous tomber dessus. On était d'accord pour tenter de se noyer dans la masse, intervient Run.
— Ecoute, on trouve un squat pour se planquer le temps de trouver un appart.
Run acquiesce, remet le contact et quitte le parking sur le bas-côté de la 75e où il s'était arrêté. Les maisons et les commercent sont éparses dans ce lieu, il y a pas mal de verdure. Si j'avais été seul, c'est sûrement le lieu que j'aurais choisi. Sauf que l'hiver à Chicago n'aura rien à voir à celui qui m'attendait en Floride. Nous sommes fin novembre et les températures sont déjà négatives.
Par traitrise des souvenirs de ma vie dans la meute m'assaillent, il faisait doux en hiver en Californie, comme je n'étais pas frileux il m'arrivait même de me baigner tard dans la saison, voire même à Noël. J'imagine mes parents, chez nous... Je ne pense même pas qu'ils prennent la peine de monter un sapin cette année. Je me demande à quoi ressemble la maison en mon absence. J'espère qu'ils arrivent à se reconstruire, qu'ils n'ont pas gardé ma chambre telle quelle avec mon sac pour la rentrée scolaire comme une vieille relique à préserver.
— Ça va bien se passer, me surprend Hemza.
— Je pensais à mes parents, avoué-je.
— Je vois. Je voudrais te dire que ça va s'arranger, mais ce serait un mensonge...
— Tu as été chassé, toi aussi ? demandé-je.
— Non... Run et moi étions membres d'une petite meute dans le Nebraska, sa mère en était l'alpha et ma mère sa première bêta. Un de nos voisins a voulu s'agrandir, ils nous sont tombés dessus une nuit. Ils ont tué nos parents et tout le monde, sauf nous. On était cachés dans le sous-sol et on s'est tous les deux évanouis quand le lien a été brisé. Quand on s'est réveillé, il n'y avait plus personne, même plus les cadavres. On est restés plusieurs jours dans cette cave sans savoir quoi faire. Puis, il s'est passé un truc bizarre... On s'est mis à pouvoir parler par télépathie. C'est ce lien bizarre qu'on a étendu avec les autres, m'explique-t-il en souriant. C'est peut-être un genre de réminiscence de ce qui a été brisé à la dissolution de notre meute, on n'en sait rien. Quoi qu'il en soit, je pense souvent à mes parents, même si c'était il y a dix ans. Tu n'as pas à avoir honte du fait qu'ils te manquent.
— Dix ans ? Mais attends ! En quatre-vingt-dix-huit ? Mais vous aviez quel âge ?
— Huit ans.
Je suis abasourdi par cette annonce. Run et lui sont solitaires depuis si longtemps... Et ils ont réussi à survivre, là où moi, j'ai bien failli ne pas m'en sortir.
Jam qui est installé sur la banquette derrière la mienne pose une main sur ma tête pour m'ébouriffer les cheveux.
— Tu veux manger un bout ? propose-t-il.
— Arrête de vouloir le gaver, intervient Suny. Il va rien pouvoir avaler à table.
Sa remarque arrache des rires aux autres, alors que moi je n'arrive toujours pas à déterminer quand il fait de l'humour.
Run gare la fourgonnette sur un immense parking et sans perdre de temps Suny et lui s'éclipsent.
— Ne t'en fais pas pour eux, me dit Vael alors que je fixe toujours la direction qu'ils ont prise. Ils ont l'habitude et nous pendant ce temps on va se régaler. C'est ce que j'appelle la belle vie.
Plein d'exubérance, Vael se dandine, heureux à l'idée de manger au restaurant. Avant de sortir Jam me tend un sweat, il m'est grand et sent son odeur. Sauf que ça ne me gêne pas, leur parfum à tous a comme un goût de sécurité. Je me fais surprendre à le renifler par Myron. Il m'offre un sourire timide qui fait rosir ses joues et sans rien ajouter il quitte le van.
Même si je ne suis pas sensible au froid, je presse le pas pour rattraper les autres et entrer dans l'établissement. Jam qui est le plus vieux de nous et le plus imposant de par sa grande carrure se positionne comme chef du groupe. Aux yeux d'un humain son attitude n'aurait rien d'étonnant, mais pour moi elle est inouïe. C'est un soumis, Hemza, Vael et moi sommes au-dessus de lui hiérarchiquement parlant. Sauf que son comportement ne semble pas gêner les autres et je dois reconnaître qu'à moi non plus.
À table, nous parlons peu et nous nous goinfrons de bons gros burgers juteux. L'ambiance légère, les sourires, je m'imprègne de tout et rêve de pouvoir faire partie de ce tout, plein de bienveillance.
Une fois rassasié, nous retournons dans notre abri roulant. Hemza regarde une carte et fait quelques annotations.
— Les autres nous tiennent au courant, m'explique Jam. Run est toujours rapide pour trouver les lieux à éviter. Puis c'est toujours un peu les mêmes, les écoles, les lieux d'influence : poste de police, mairie... Les membres de meutes ont toujours des positions stratégiques. Une fois qu'on aura localisé où est leur maison, on sera bien plus tranquille.
— Tu connais Run depuis longtemps ? ne pus-je m'empêcher de demander.
— Oui, j'ai rejoint le duo quand j'avais à peu près douze ans, ils en avaient dix et étaient tellement plus débrouillard que moi !
— Commence pas à te déprécier ! intervient Hemza. Pour quelqu'un qui ne connaissait rien à sa nature, en plus d'être un soumis, tu t'en es très bien sorti.
— Comment ça ? le questionné-je.
— J'ai grandi dans un orphelinat. Je sentais que j'étais pas normal. Je rêvais de loups constamment et j'avais mal aux os, partout, tout le temps. À l'orphelinat, ils pensaient que je voulais attirer l'attention...
— Tu t'es jamais transformé sans faire exprès ?!
— Non, heureusement. J'ai même eu du mal les premières fois à lâcher le contrôle que j'avais instauré malgré moi.
— C'est impressionnant !
Jam rougit, être le témoin d'un grand gaillard comme lui aussi gêné a quelque chose de touchant et sans réfléchir, je le prends dans mes bras.
— Pardon, bredouillé-je en réalisant mon geste trop familier.
— Il n'y a pas de mal au contraire, déclare-t-il en ébouriffant mes cheveux. Maintenant, tu devrais te reposer, tu es loin d'être guéri.
J'acquiesce et me mets en boules contre un sac de fringues, mais avant que je n'ai pu m'assoupir, je sens un poids se coller à moi, à l'odeur, je sais que c'est Myron et au lieu de me déranger sa présence me rassérène et je sombre rapidement.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top