14.
C'est enfin pour moi le jour de retourner en cours. Comme à chaque fois nous nous déplaçons à pied, jamais en transport en commun pour éviter les lieux à possibles sources de conflits. Mais nous ne pouvons rien faire contre ceux qui nous cherchent volontairement et c'est le cas ce matin.
— Le retour de Lyas, s'exclame Brian qui arrive droit sur nous suivi d'une dizaine d'autres.
Nous les ignorons sans pour autant accélérer l'allure, il ne faut pas se montrer faible. De toute évidence, dans cette rue, nous n'aurions aucune chance de repli.
— Tu as survécu à quatre potentiels alphas, tu peux cacher ton aura autant que tu veux on est tous sûr que tu en es un. On comprend mieux pourquoi tes frères ne rejoignent pas de meute, ils ne veulent pas te laisser en plan. Ça ne te fait pas chier de les condamner à la solitude simplement parce que tu ne peux pas te débrouiller seul.
Je ne réponds pas, les autres non plus, bien que dans ma tête, ils ne se gênent pas pour les insulter. Ceux des meutes ne sauront jamais ce que nous partageons, parce que dans le cadre de la meute le lien télépathique ne sert qu'à faire passer des informations, personne ne discute. L'exercice demande de la concentration et les gens ne peuvent contacter que l'alpha ou les bêtas et seulement en tête à tête.
Brian continue à me provoquer. Avec une logique de plus en plus douteuse, il enchaîne ses arguments. Je ne suis pas le seul à le penser et c'est à l'unisson que nous levons les yeux au ciel quand il déclare que j'ai fait exprès d'être absent aussi longtemps pour ne pas montrer ma force.
J'ai été absent six jours et j'ai même dû camoufler certaines marques sur mon visage avec du maquillage, ce matin pour les atténuer.
Nous sommes dans une rue sans personne dans l'immédiat, sinon Brian ne se serait jamais permis de parler d'histoires de loups. Fatigué de l'entendre et espérant faire vaciller certaines de ses certitudes pour ne pas qu'il ne les mette dans la tête d'autres personnes, je finis par m'arrêter et lui faire face.
— Brian, navré de te décevoir, dis-je en soulevant mon tee-shirt sous lequel mon torse tire encore vers le jaune, reste des bleus de mes côtes cassées. Mais ça, tu vois, ce n'est pas décoratif.
— Il va te frapper, n'esquive pas, encaisse, m'ordonne Suny toujours très attentif à ce qu'on fait.
Suny a à peine fini sa remarque qu'en effet le coup part, directement sur mon flanc, pas dans mes abdos que j'avais contractés, malheureusement. Mes côtes pas complètement consolidées se fêlent ou cèdent, je ne sais pas, j'ai le souffle coupé, j'ai reculé à l'impact et, malgré moi, je me retrouve penché en avant les yeux larmoyants, loin de l'image forte que j'aurais aimé rendre. Mes frères me supportent et me réconfortent. Heureusement qu'ils sont là.
Brian me toise, il a avancé d'un pas.
— T'es pas très rapide, fait-il avec arrogance. Rien d'étonnant quant à sept contre quatre vous en laissez échapper trois, peut-être même que celui que vous avez eu c'était de la chance, raille-t-il.
Il ne se rend pas compte à quel point il est ridicule à se contredire aussi rapidement. Je ne réponds pas, je cache ma colère et mon envie de le frapper, c'était le but qu'il ne me pense pas aussi fort que je ne le suis. Il nous cherche pour voir, pour tester, c'est peut-être même un ordre de l'alpha ou d'un gradé. Heureusement, le petit affrontement prend fin quand Kate fait remarquer qu'ils vont être en retard. Avec sa beauté et son détachement hautain elle tranche avec les autres de la meute. Elle se mêle à eux quand ils rigolent, mais cette fois elle semble nous prendre en pitié et son attitude ne me plaît pas beaucoup, mais je n'ai pas le temps de m'appesantir sur ce que je pense d'elle.
Nous trottinons pour ne pas rater le début des cours. Ma respiration est difficile, je serre les dents.
— Tu veux qu'on s'arrête, que je regarde ? demande Myron.
— Non, ça ira, tu ne pourras rien y faire de toute façon, ça va finir par s'atténuer.
Arrivés au lycée, nous sommes à l'heure, je remarque, comme Vael et Myron me l'avaient expliqué que dans les rassemblements de loups, les étudiants sont plus nombreux. Il n'y a plus de petits groupes épars, que des gros par rapport à avant l'agression d'Amber et une certaine tension épaissit l'air. Il y a aussi beaucoup plus d'adultes de la meute, qui surveillent mine de rien, même dans des voitures garées dans l'avenue.
Dans les couloirs du lycée, les choses sont compliquées pour moi, ils se sont passé le mot et beaucoup font exprès de me bousculer, me suppliciant le côté. Myron et Vael se plantent autour de moi, malgré mon refus qu'ils reviennent sur leur pas, alors que nous n'avons pas cours ensemble et ils m'escortent jusqu'à ma classe.
En cours ce n'est guère mieux, comme souvent je suis encerclé de loups, celui devant moi, recule brusquement sa chaise percutant mon bureau qui me rentre dans l'estomac. Une exclamation étouffée franchit mes lèvres.
— Désolé, sourit-il.
— Y'a pas de mal, répliqué-je avec le peu d'air qu'il me reste dans les poumons.
Les autres ont senti ma douleur et me demande ce qui se passe. Notre lien est de plus en plus étroit, c'est arrivé insidieusement. Avant nous ne sentions pas les douleurs des autres.
Après des explications, je sens leur conscience bouillir devant leur impuissance, je les rassure comme je peux, ce n'est rien de différent par rapport au début de notre rentrée où Myron était leur cible, ça finira par se tasser.
Pour oublier ma douleur, je me renferme au milieu de nos consciences entremêlées, je capte des bribes de ce que font les autres en cours, au travail, à l'appart, c'est un bruit de fond apaisant. Suny pense à moi. Après m'avoir engueulé pour mon impulsion stupide de secourir Amber, je lui ai demandé de m'entraîner davantage, que ce soit mon corps humain ou sous ma forme lupine. Ils sont allés faire du repérage et ont trouvé un endroit qui sera parfait.
Je deviendrai le meilleur, je refuse de devoir encore compter sur eux pour me sortir des situations délicates dans lesquelles je me mets, je veux qu'ils puissent compter sur moi autant que je peux compter sur eux.
Quelqu'un toque sur ma table pour attirer mon attention, je lève les yeux devant le professeur qui me regarde d'un air réprobateur, je mets du temps à remarquer la personne à la porte qui semble patienter. Un membre de l'établissement, je ne sais pas ce qu'il fait au juste dans le lycée, mais c'est un humain, ce constat me rassure un peu, car le professeur m'explique que je dois prendre mes affaires et le suivre. J'obéis, évitant de justesse un croche-patte en passant près d'une table.
Sans un mot, l'homme me conduit à l'infirmerie, pendant que moi, j'explique à mes frères ce qui se passe. Il ouvre la porte m'invite à entrer et la referme en partant.
— Bonjour Lyas, comment vas-tu ?
Je regarde l'homme – dont la voix m'est familière – qui me salue de derrière son bureau. Je réplique par politesse, en le scrutant avec suspicion. Sa tignasse brune frisée ne me dit rien, il a un visage assez fin et un nez plat, en plus d'une barbe mal entretenue. Il est assez banal, il ne m'évoque rien, curieux.
— Tu devais vraiment pas être en forme, m'explique Suny, c'est le mec de la meute qui voulait que tu vois un médecin après l'altercation avec les quatre dominants.
— Arrête de t'incruster.
— Tu ne fais pas circuler les infos, je viens les chercher.
Je ne réplique pas, mais je pense qu'il sent mon irritabilité, c'est ce qui le met de bonne humeur. Malgré tout, il reprend vite son sérieux et comme les autres il attend de savoir ce que je fais ici.
— Je suis le docteur Blase.
— Pourquoi vous vouliez me voir ?
— Je suis médecin, tu ne trouves pas ça normal que je veuille vérifier si tu vas bien ?
— Je le sens pas, intervient Run dans ma tête, ce n'est pas normal, reste prudent, parle le moins possible.
— Je vais très bien, donc je peux y aller.
— Assieds-toi, m'invite-t-il en montrant le lit et enlève les habits que tu portes en haut.
J'obéis, impassible, je plante mon regard dans le sien, cette attitude me redonne confiance et une certaine contenance. Je suis en colère intérieurement d'être aussi soumis à tous ces gens ici, cette petite provocation me fait du bien, sauf qu'au lieu de sembler gêner par mon regard défiant, il sourit.
— Je suppose que le bleu frais sur tes côtes c'est un membre de la meute qui t'a provoqué à ton arrivée au lycée.
Je hausse les épaules pour répondre. Je ne compte pas m'épancher sur cette humiliation qui me fait autant souffrir moralement que mes côtes me font souffrir physiquement.
— Tu es si méfiant, reprend-il, je comprends, tu sais. Mon frère était un alpha né, il te ressemblait beaucoup.
J'écarquille les yeux de surprise avant de me reprendre, durement rappelé à l'ordre par les autres dans ma tête qui ont senti mon effarement.
— Je ne suis pas un potentiel alpha, pourquoi tout le monde pense-t-il que c'est le cas ?
— Tu mens terriblement mal Lyas, tu n'as pas besoin de confirmer quoi que ce soit, ce n'est pas pour ça que je te donne mon ressenti sur ta situation, continue-t-il calmement en inspectant mes flancs.
— Si vous pensez tous que je suis un potentiel alpha pourquoi personne ne me tue-t-il ? Votre alpha ne se sent pas menacé ?
— Les choses changent, les territoires manquent... Mon frère vivait dans une autre ville, il n'a pas pu rester ici, il ne se sentait pas mentalement assez fort pour le faire sans finir par revendiquer la meute et c'était douloureux de nous côtoyer sans faire partie des nôtres. Il s'est fait tuer, il y a quelques mois par la meute de Phoenix, sans raison. Toutes les villes nettoient plus ou moins discrètement les rues des solitaires, pour éviter toute tentative de vol de territoire quand la guerre sera pleinement ouverte.
— Je suis désolé pour votre frère, mais je ne comprends pas pourquoi vous me parlez de tout ça.
— Les solitaires afflux à New York, beaucoup se sentent coincer comme dans une souricière. Ils ne voient plus d'échappatoires ça les rend agressif, alors que nous n'avons jamais éliminé de solitaires sans raison, malgré le fait que nous sommes conscients que la situation dans laquelle nous nous trouvons est délicate. Nous avons déjà eu des partenariats avec des solitaires qui se sont bien passés. Peter, notre alpha, va sûrement venir rencontrer tes frères et toi pour vous proposer un marché. Ce n'est pas pour demain, vous êtes encore jeune et je crois qu'il ne sait pas encore quoi penser de vous, mais ça finira par arriver.
— Barre-toi de là, Lyas ! m'ordonne Suny. S'il t'en dit trop et qu'on refuse ils devront te tuer.
Je tente d'obéir, je me redresse et me dirige vers la porte en bredouillant une excuse.
— Reste Lyas. Cette discussion est entre nous. J'ai profité de ton état pour avoir cet échange en privé pour que tes frères et toi vous puissiez prendre pleinement la mesure de la situation. La meute de New York ne survivra pas si elle ne reçoit pas d'aide, les solitaires qui vont refuser de nous aider seront certainement tués, voire enfermés dans le meilleur des cas. Et une fois les miens battus, quand New York sera déchiré pour être distribué, le peu qui auront pu se cacher finiront par se faire exterminer et il n'y a plus de villes ou aller, aucun alpha ne prendra le risque qu'un autre solitaire dominant traîne chez lui alors qu'il n'y est pas. Je vais être honnête avec toi, je ne suis pas sûr que beaucoup de solitaires survivront à tout ça. Par contre, je peux te jurer que peu importe les promesses que Peter fait, il les tient toujours, soyez malins sur ce que vous demanderez.
Torse nu près de l'entrée, je réalise que je hais le docteur d'avoir mis des mots sur des choses que je refusais d'admettre. Je savais que nous étions condamnés, mais nous prenions les problèmes quand ils se présentaient. Là, il m'oblige à voir plus loin. Et il semble impossible que nous survivions aux changements qui s'annoncent. Tout ce que nous voulons c'est trouver notre place, sauf que la situation nous l'interdit. Malgré tout, je cache mes tourments à l'homme devant moi, encouragé par les autres qui sont aux premières loges de ce qui me tracasse.
Je regarde le médecin sans rien trouver à dire.
— Reste au moins jusqu'à la fin de l'heure, je vais te donner quelque chose pour la douleur.
— Non merci.
— Je comprends ta défiance, ne prends rien, mais allonge-toi.
Je fais ce qu'il dit après m'être rhabillé. Il se réinstalle à son bureau et pendant ce temps j'ai le cerveau qui mouline sur ses mots, sur sa présence, puis sur des choses plus futiles, comme : pourquoi ils n'ont pas d'infirmier à sa place, ou si pour mon absence d'une heure je vais être à nouveau bousculé et combien d'humiliation je serais encore capable d'encaisser avant d'exploser...
— Tu te fais trop de soucis, me susurre la voix apaisante de Jam.
— Si tout ce que Blase t'a dit est vrai on trouvera une échappatoire, aie confiance en nous, renchérit Hemza. Ton objectif, pour le moment, c'est de tenir bon au lycée. Pense à envoyer un texto aux autres pour leur dire où tu es.
— Oui, merci.
La journée passe sans réel incident supplémentaire. Les jours aussi passent, puis des semaines, puis des mois et mon anxiété reprend parfois le dessus, je panique en imaginant tout ce qui pourrait mal tourner, surtout quand nous prenons conscience des tensions qui règnent à New York. La guerre des meutes n'est toujours pas officielle, mais celle de New York semble mal en point. La rumeur comme quoi ils ne tuaient pas les solitaires s'est vite répandue et les rues grouillent littéralement de loups. Je redouble d'efforts dans mon entraînement physique, mon corps change, je n'ai plus rien d'un ado fluet, je me suis épaissi de partout et j'ai grandi, concurrençant Jam. Mon loup aussi est plus gros, il est enfin adulte, malgré tout je n'éprouve aucun mal à ne pas m'imposer, nos liens mentaux sont un réel baume sur ma dominance et ils sont plus forts et opérationnels que jamais.
L'année se termine sans que rien ne l'ait entachée, seulement nos débuts d'amitiés avec les humains qui n'ont pas porté leurs fruits, la meute nous a maintenu isolés tout le long. Peter n'est même pas venu nous parler, Blase avait peut-être tort, je suis mitigé entre angoisse et espoir.
Les années se mettent à défiler, neuf ans que nous sommes à New York et toujours rien. Nous continuons à nous faire discrets. C'est dur, plus pour certains, que pour d'autres. Hemza a passé un moment difficile, il est tombé amoureux d'une femme, mais il s'est interdit tout rapprochement qui compliqueraient la donne, surtout avec cette menace planant au-dessus de notre espèce entière. Il ne sait pas ce qu'il aurait pu advenir d'elle en pleine guerre et il n'a pas voulu courir le risque, mais sa tristesse nous affecte tous.
Il y a aussi le comportement de certains membres de la meute qui a changé envers nous, ils sont moins agressifs, un peu plus respectueux, ils nous offrent de l'indifférence et ce petit aspect change tout. Sauf avec Kate, elle m'a vraiment pris en pitié, je crois. J'ai eu besoin de récupérer les cours une fois ou deux et, depuis, je prends conscience qu'elle me fixe souvent, toujours avec son air dédaigneux. J'ai eu peur au début qu'elle comprenne qu'elle me plaît, mais jamais nous n'avons eu ce genre de discussion, il faut avouer qu'elle échappe rarement a un de ses chaperons, mais j'ai pris qu'elle se donnait du mal pour m'offrir son aide. À ce constat, j'avais oscillé entre reconnaissance et colère. La voir surgir parfois au détour d'une rue, avec un conseil ou les cours à me proposer était curieux. Mais heureusement, il n'y a jamais eu de mauvaise conséquence dû à son comportement. Nous restons en alerte, malgré tout, car certains solitaires disparaissent de temps en temps. Les plus forts. Sauf que je suis persuadé que parmi eux, il y en avait des pacifique et ce constat nous inquiète, mais à part attendre, nous ne pouvons rien faire donc nous continuons nos vies.
Les études se passent bien pour Myron. Moi, je me suis lancé dans le droit et suis avocat. Les autres me charrient sur mon besoin de rendre justice. J'ai même eu cette réflexion des membres de la meute qui ont étudié au même endroit que nous, car encore une fois, je n'ai pas eu le choix du lieu. Pour Vael, apprendre n'est toujours pas une partie de plaisir, il s'accroche pour nous et durant ses évaluations nous lui soufflons les réponses. Bref, tout va mieux qu'escompter, les tracas du quotidien arrivent même parfois à nous faire oublier notre situation...
Il est tard, je quitte le cabinet d'avocat où je fais mes armes, mais comme souvent Kate s'invite dans l'ascenseur en même temps que moi. Elle me sourit, son odeur de caramel et de vanille s'insinue jusque dans mon cœur pour le forcer à battre plus vite. Suny l'a senti et me lance une petite pique et un avertissement. J'y ai droit au moins une fois par jour, il sait, ils savent tous qu'elle me plait depuis le lycée. Ils savent aussi que je ne craquerais jamais, mais ils ont peur que mon attirance se devine et que la meute nous le face payer.
— Longue journée, pas vrai ? lance Kate.
— Comme celles d'avant et demain, dis-je laconique.
Les portes s'ouvrent et je les prends sans attendre. Kate quitte la boite métallique avec moins d'entrain, un homme est venu la chercher. Elle est assez surveillée, même sur notre lieu de travail, car quelques membres de la meute travaillent ici. C'est aussi pour qu'ils me gardent à l'œil que j'ai atterri ici, mais ça paie bien alors je ne me plains pas. Les autres ne lèvent pas le pied pour autant et accumule toujours les boulots quand ils peuvent, mais j'espère qu'ils vont finir par comprendre qu'ils n'ont plus besoin de se défoncer autant. J'aimerais qu'ils fassent quelque chose qui leur plaît. Avec le temps, j'espère que ça finira par arriver.
Notre appartement n'est pas la porte à côté et j'ai dû me résigner à prendre les transports en commun. Les solitaires ne sont pas véhéments, mais je reste sur mes gardes.
Une fois à l'appartement, je remarque que tout le monde y est, sauf Suny. Ils ne m'ont pas attendu pour manger alors je me contente de prendre une assiette que je déguste debout. Rien qu'au goût, je sais que Suny n'est pas passé, car il y a un gros manque d'assaisonnement. Après avoir rempli mon estomac, je me pose en tailleur devant le canapé avec des dossiers à lire pour le lendemain, pendant que les autres discutent, regardent la télé ou révisent. Ce sont les moments que je préfère, Suny serait là, ce serait encore mieux.
Cette nouvelle mâtinée et d'une banalité coutumière. Mal réveillé, quelqu'un – sûrement Run – m'envoie mon caleçon que j'ai dû encore une fois enlever en dormant. Je le reçois sur la tête et bougonne.
Hemza me piétine en descendant de son lit, la routine en somme. Tout le monde est à l'appartement, c'est assez rare. Suny n'a pas dû beaucoup dormir, il est rentré tard et malgré tout il suit les deux autres en cuisine pour nous préparer le petit-déjeuner. Je continue à somnoler, tout comme Myron et Vael, alors que Jam aide Suny, même si de ce que je comprends, il préfèrerait être en cuisine seul.
Des coups lents sont frappés à la porte, un livreur, un voisin, je n'y prête aucune attention, mais quand Hemza ouvre, je sens la tension avant même l'alerte qu'il hurle dans nos têtes.
Je ne réfléchis pas, les autres non plus et c'est comme un seul homme que nous nous retrouvons tous devant la porte une poignée de seconde plus tard.
— Quelle rapidité d'exécution, s'émerveille l'homme d'âge mûr sur le palier.
Mon cœur se serre, car je le reconnais, c'est l'alpha de New York. Peter. Et il est seul.
— Vous ne m'invitez pas à entrer ?
— Pourquoi nous ferions ça ? demande Jam, que les autres encouragent à parler, car insidieusement l'aura de Peter nous percute par vagues lentes et impitoyables.
— Parce que je vous offre l'hospitalité sur mon territoire et que la moindre des choses ce serait que vous fassiez de même.
— Acceptes Jam, on s'est préparés pour ce moment, ça ira, décide Run.
— Je vous en prie, finit par céder notre aîné.
Nous nous écartons tous du passage pour laisser entrer l'un des alphas les plus forts du monde. Même si je suis certain que devant l'immeuble plusieurs des siens doivent être là en renfort, il a assez d'assurance pour s'imaginer nous résister assez longtemps avant qu'ils arrivent si nous devenions agressifs.
Il prend une chaise que Jam lui désigne, mon frère s'assied après lui et nous restons debout derrière Jam.
— Vous êtes très protocolaire, c'est assez amusant à regarder. Pour être honnête, votre unité a soulevé pas mal de débats au sein des miens, pratiquement aucun de mes bêtas ne voulait vous laisser en vie.
— Et pourquoi avoir pris ce risque ?
— Qui parle de risque ? La plupart des miens pensent que le plus jeune, Lyas ? Si je ne me trompe pas, est un potentiel alpha que vous protégez le temps qu'il grandisse assez pour défier l'alpha d'une meute et prendre sa place. Mais je ne suis pas de leur avis, je pense que vous cachez plusieurs alphas potentiels, peut-être cinq, qui sait...
— Ou peut-être aucun, réplique Jam qui arrive à garder son sang-froid.
Un sourire carnassier se dessine sur le visage de Peter. Il nous détaille tous en prenant son temps. C'est à ce moment que je réalise que je suis toujours nu.
— Tu as quel âge, Lyas ?
— Vingt-cinq ans.
À force de mentir, je crois que c'est donner ma vraie identité qui serait compliqué et me demanderait des efforts.
— Moi aussi je dors nu. Tu es prêt à te transformer ? Maintenant ? me demande-t-il naturellement comme si c'était quelque chose de déjà prévu.
— Mon frère ne va pas se transformer pour vous, ni aucun de nous, intervient Jam qui a été pressé mentalement par Run d'intervenir.
— Si, vous le ferez. Je suis ici pour vous proposer de devenir une sorte de garde au service de ma meute.
— Quel en serait notre intérêt ? Pourquoi nous accepterions ?
— C'est simple, nous allons bientôt être attaqués. Ça ne se compte plus en année, mais en mois et, d'ici là, je ne peux pas me permettre de laisser tous les potentiels alphas de mes rues en capacité de prendre ma place. Vous vous êtes bien comportés ces dernières années, c'est pour ça que j'ai mis du temps à venir vous voir. Je pense que vous souhaitez simplement vivre en paix et je vous promets qu'une fois les autres meutes maîtrisées vous serez libres de vivre tranquillement sur mon territoire, sans obligation de rien. On ne vous fliquera plus comme maintenant. Vous pourrez étudier et travailler où bon vous semble. Et ce peu importe la nature de vos loups. Si nous perdons, les autres meutes purgeront les rues et, vous le savez, comme beaucoup, vous êtes venus chez moi, car ailleurs vous risquiez votre vie.
— Vous nous demandez de mourir pour vous, avec la promesse hypothétique d'être libre à la fin, mais si vous perdez, nous sommes irrémédiablement condamnés.
— Je ne suis pas venu perdre mon temps en palabres inutiles, vous savez que vous êtes condamnés, j'ai le courage de tous vous garder en vie alors que le bon sens voudrait que je vous tue. Tous. Certes, je suis intéressé, j'ai besoin de soldats supplémentaires, mais ma proposition est honnête, alors ne me faites pas plus perdre mon temps. Ou alors, vous voulez que je vous propose de rejoindre ma meute ? Après tout vous soutenez ne pas avoir de potentiel alpha dans vos rangs, donc rien ne vous empêcherait de postuler.
— Nous ne voulons pas faire partie des vôtres. Nous pourrions accepter ton offre d'être tes soldats, si nous pouvions le faire uniquement sous forme humaine et si Vael, Myron et Lyas restent à l'écart.
Mentalement je m'insurge, nous avions évoqué cette option, mais même Myron qui n'apprécie pas la violence refusait d'être mis à l'écart du danger.
— Quand je vois Lyas, son apparence, ses muscles, je me dis que vous tentez vraiment de l'écarter, car vous misez votre survie sur l'alpha qu'il peut devenir et votre refus de vous transformer confirme ce que je pensais, vous cachez beaucoup de choses. Mais c'est hors de question, vous serez tous les sept sous mes ordres et je vous verrai vous battre sous forme humaine et sous forme lupine, ce n'est pas négociable. Par contre, j'accepte de mettre celui qui sera le plus faible d'entre vous à l'abri dans la maison de la meute quand les choses sérieuses commenceront.
— L'enfoiré ! Il prend un otage, s'énerve Suny.
— Ce sera moi, réplique Myron avec résignation, vous n'aurez qu'à partir et me laisser là-bas.
— Pas forcément, on peut négocier d'y laisser un des plus forts prétendument pour défendre les plus vulnérables qu'ils laisseraient sur place, intervient Hemza.
Jam propose cette option, mais elle n'est ni accepté ni refusé par Peter qui nous scrute de plus en plus attentivement, je me demande s'il se doute de nos échanges télépathiques. Il finit par dire que ça dépendra de la situation et nous comprenons que nous n'obtiendrons pas mieux.
— Il va falloir lui obéir et se soumettre, nous avertit Run qui cache mieux sa tension que moi.
À peine l'écho de l'avertissement s'éteint dans ma conscience que l'aura de l'alpha nous percute violemment tel un tsunami, la puissance ne reflux plus elle ne fait que s'accroître et peser. Peser toujours plus. Mon corps se recouvre entièrement de sueur et j'ai une peine monstre à tenir sur mes jambes. Comment une telle puissance peut-elle exister ?
J'entends des gémissements, sans savoir s'ils m'appartiennent ou non. Je rive mes yeux au sol en espérant qu'il ne va pas continuer son manège longtemps.
— Merde ! Mais qu'est-ce qu'il fait ? enrage Run qui sent la panique de Jam.
Je le sens en même temps que l'exclamation retentie. Partout où le mental de Jam est emmêlé au mien, le contact me brûle.
— Il essaie de m'intégrer à sa meute, couine la voix pleine de souffrance de Jam.
— Je ne vous rejoindrais pas, mais nous comptons vous obéir, grogne Jam haletant en désespoir de cause.
— Tu as un mental très fort pour un loup soumis, s'étonne l'alpha dont l'aura a cessé de peser sur nous. Vous avez des secrets, je le sens et je ne le tolèrerais pas. Transformez-vous devant moi.
— On s'exécute, ordonne Suny.
— Et s'il décide de tuer, les potentiels alphas ? demande Hemza avec une inquiétude que je ne lui avais jamais entendu.
— Il nous tuera de toute façon si on n'obéit pas, donc autant espérer qu'il parie sur notre force contre ses adversaires que contre lui.
Je suis le premier à me transformer, le temps que les autres se déshabillent en totalité. Plus aucun de nous n'est assez jeune pour cacher ce qu'il est, nous n'aurons jamais été aussi vulnérables depuis que nous sommes tous les sept.
Mes yeux de loups fixent l'alpha devant nous, j'ai du mal à ne pas grogner et encore plus à me résigner à fixer le sol quand ses yeux croisent les miens. Mais je finis par le faire, encouragé par les autres.
— Trois dominant avec un énorme potentiel d'alpha, un potentiel bêta et un omega. Combien de chance qu'une telle configuration se présente ? s'amuse Peter. Et quels loups vous avez, vous vous êtes bien joués de mes subordonnées. Ils m'avaient assuré qu'à quatre contre sept, malgré votre surnombre vous aviez manqué vous faire submerger. Mais certes, vous étiez jeunes...
Il se tait et nous détaille. Aucun de nous n'ose bouger. J'ai l'impression que le piège s'est refermé autour nous. Avec les années, j'avais oublié ce qui nous pendait au nez et maintenant que nous y sommes, je me sens tellement mal que j'en ai la nausée. Myron courageusement m'envoie des vagues apaisantes, alors qu'il est terrifié.
— Je me demande comment des loups dominants comme vous ont pu accepter de se montrer faibles, j'en serais incapable et je n'ai jamais vu un seul de mes bêtas capables de ça. Vous pouvez reprendre forme humaine, car j'aimerais connaître la réponse à ma question.
— Notre mère nous a inculqué certaines valeurs, comme faire passer le bien de la famille avant nos égos.
Peter continue de nous scruter, je pense qu'il ne croit pas à cette histoire, mais qu'il ne trouve pas d'autres explications. Et Jam, contrairement à moi, sait mentir.
— Je vais admettre votre histoire, même si j'ai une très forte envie d'intégrer l'un de vous dans ma meute pour pouvoir fouiller allègrement dans sa tête.
— Si vous faites ça, on préfèrera se battre pour défendre la seule liberté que nous avons et mourir, réplique Jam avec douceur.
— Je le sais bien, de toute façon, j'ai essayé et je n'y suis pas parvenu. Bref, on a assez perdu de temps, une camionnette attend en bas pour vous embarquer avec vos affaires. On a aménagé des lieux spéciaux pour l'entraînement des solitaires. Nous ne comptons plus cacher nos plans, que les autres meutes comprennent à quoi elles vont se frotter. Vous vous arrangerez avec votre responsable pour d'hypothétiques sorties, mais comprenez qu'il va vous falloir mettre votre vie entre parenthèses, vous devez renoncer à vos relations, vos études, votre travail, je ne suis pas du genre à accepter autre chose que la dévotion totale et l'excellence.
Nous inclinons la tête à l'unisson comme réponse muette, il ne s'en formalise pas et s'en va. C'est Run en posant avec affection sa main sur mon épaule et sur celle d'autres qui nous sort de notre torpeur et nous nous mettons en branle, sûrement pour l'expérience la plus périlleuse de notre vie.
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