1.

Je fixe le paysage étranger au travers de la vitre sale. Il se confond avec ceux déjà vu lors des jours et des semaines précédentes. J'y vois aussi mon reflet, mes cheveux brun, auparavant ras qui ont pas mal poussé et le marron de mes yeux cerné de violet. Bercé par les cliquetis du train sur les rails, je lutte contre le sommeil. C'est une routine désormais. Je m'éloigne toujours plus de la meute de San Francisco... La mienne. Je n'arrive pas à en faire le deuil et à y penser au passé. C'est un énorme vide. Je n'ai plus le réconfort du lien avec l'alpha qui me reliait au tout, ni l'odeur rassurante de ce qui était notre foyer.

J'ai peur de m'assoupir dans le wagon, car il sent le loup. Pas forcément des traces fraîches, elles sont plus ou moins vieilles, mais impossible d'être certain que je suis le seul dans toute la rame.

Je reste vigilant demi-heure avant que la fatigue ait raison de mon corps épuisé par ces mois d'errance.

Les rêves qui m'assaillent sont remplis de violences, de rejets, mélange de fictif et de réel. Angoissant. Un soubresaut du train me réveille. Je masse mes côtes encore douloureuses d'un accrochage avec deux solitaires. La tristesse m'envahit. Je n'en peux plus de courir d'une ville à l'autre et d'apprendre les règles dures de cette vie.

La première de toutes : cacher sa nature. Si on se montre trop dominant, on n'est pas à l'abri que la meute du coin se sente menacée et si on est trop soumis c'est les autres solitaires qui vous tombent dessus. Il faut savoir doser et c'est un enfer. Et encore, j'ai la chance de parvenir à cacher ce que je suis, mais bientôt ma part animale aura toute sa maturité et je vais batailler, pour cacher le fait que je suis un potentiel alpha. Je ne sais même pas comment je ferai... Mais c'est un problème pour plus tard.

La seconde règle de la vie de solitaire, est d'éviter les trop petites villes, car aucun solitaire n'est toléré sur les petits territoires de meutes et elles le font comprendre assez durement.

Et la troisième, c'est de ne pas avoir peur de la violence. C'est le problème de devoir cacher son aura, quand d'autres sentent une odeur de loup, ils tentent de voler ses possessions, surtout quand le loup est jeune. Comme moi...

En tant que dominant puissant, bientôt adulte, je représente une menace pour les alphas, une menace à éliminer, donc je dois toujours garder l'apparence d'un jeune loup lambda. Ce qui me rend vulnérable.

Pour éviter de sombrer à nouveau, je regarde dans mon sac s'il me reste quelque chose à grignoter. Par chance, je trouve une barre de céréales que je prends le temps de bien mâcher. Je recompte mon argent. Je n'ai presque plus rien. Il me sert exclusivement à payer des billets de train ou de bus, tout le reste je le vole ou le trouve dans des poubelles... J'en viens à rêver de manger chaud. Ma vie me semble finie, je n'ai pas les moyens d'aller à l'école sans être pris dans le système. Voire pire, s'ils retrouvaient mes origines et me renvoyaient dans ma meute, sûrement qu'Alec me tuerait. Je n'ai aucun papier sur moi et à mon âge trouver du travail s'annonce difficile. Et je ne sais même pas où m'arrêter, les grandes villes qui acceptent les solitaires en sont infestées. Je ne suis pas assez fort pour ces lieux, j'ai déjà du mal, alors que je n'ai voyagé qu'au sud du pays et c'est au Nord que notre communauté est la plus dense. Je suis désemparé... Malgré tout, je continue à avancer.

Mes hésitations et mon budget m'ont conduit à Orlando, j'y suis depuis la veille, je n'ai encore croisé aucun des miens, mais leurs odeurs sont partout. Celle d'une meute et celles de beaucoup de solitaires. Au début, j'avais eu l'idée folle d'aller voler des touristes au parc Disney, puis m'étais ravisé. La sécurité est trop pointue dans une structure de ce genre. En plus, jusque-là, je n'ai chapardé que dans des magasins. Pas que je considère que ce soit moins grave, mais je culpabilisais moins que de dépouiller des particuliers.

Je suis caché dans une ruelle étroite souhaitant que le service de midi soit fini pour fouiller les ordures d'un restaurant. J'ai appris à ne plus le faire le soir où la concurrence est rude et où je ne suis souvent pas de taille.

Mon attente prend fin, la porte de derrière à peine fermée, je me jette sur la poubelle espérant trouver tout et n'importe quoi, le saint Graal serait un doggy bag que la personne n'aurait pas pris.

Je n'ai pas déniché mon bonheur quand j'entends des bruits de pas s'approcher, j'hésite, mais je finis par rester, il me faut manger.

L'homme qui arrive a une trentaine d'années de ce que je peux juger, il est tellement bouffé par la vie qu'il semble plus proche de la fin que du début. Quand il m'aperçoit, il grogne, confirmant ce que mon odorat n'avait pas encore pu identifier à cause du sens du vent.

— Dégage, gamin, c'est mon coin le midi trouve t'en un autre !

J'ai envie de gronder, mais ne prends pas le risque d'alerter les gens. Il ne manquerait plus que des humains se mêlent de ma vie et s'en serait fini de moi. Les miens me feraient disparaître sans aucune sorte de procès. Le secret de notre existence est une règle absolue. Pour éviter tout dérapage, je tente une approche pacifique avec l'inconnu.

— On a qu'à partager, proposé-je. Tu passes en premier et je prendrais les restes.

Je réalise que c'est une mauvaise idée quand l'homme sourit et avance avec détermination. Je ne voulais pas – déjà – me faire de potentiels ennemis, sauf que je ne vais pas avoir le choix. J'aimerais savoir comment m'y prendre pour réussir à m'associer avec quelqu'un, pour ne plus me battre seul contre cette vie de misère.

— Le petit soumis à papa et maman est perdu, il pense que je vais avoir pitié de lui, ricane l'homme.

Il tente de m'empoigner, j'évite et frappe dans les parties, avant de cueillir son visage quand il se penche. Je ne le laisse pas se remettre et le propulse contre le mur pour l'y plaquer.

— Je t'explique, j'ai eu pitié de toi, alors j'étais d'accord pour partager, maintenant je ne le suis plus.

Ma voix est basse, menaçante. Il tente de se dégager. Je lui tords le bras pour qu'il arrête de bouger.

— Maintenant, tu dégages. Le midi, c'est devenu mon coin ! Je suis clair ?! grondé-je.

L'homme acquiesce, je le projette contre le sol, où il se dépêche de se relever et de partir en courant.

Une fois seul, je m'appuie contre le mur, complètement las. Je peux remercier Alec d'avoir obligé tous les membres de la meute à s'entraîner pour défendre notre territoire tant convoité. C'est le seul avantage d'avoir grandi avec la grosse meute de Los Angeles aussi proche qui lorgnait constamment sur notre territoire.

Je me secoue, finis de fouiller les poubelles sans vraiment être satisfait, puis pars dans un endroit discret pour manger et aussi pour dormir. Hier, je n'ai rien trouvé. J'ai dû marcher et veiller toute la nuit et il me faut du repos.

J'erre. Je mémorise les coins et les recoins, les odeurs, les trajets. La nuit tombe, mais la ville est tellement grande qu'il me faudrait des jours pour l'explorer. J'ai fait le choix de fouiller le Nord, loin du parc d'attractions et je finis par dégotter un endroit qui me paraît bien. Loin des lotissements, derrière une zone commerciale. Je n'ai pas senti d'odeurs de loups autour, ce qui me rassure. Entre deux bennes, je m'installe en boule, mon sac sous la tête, et finis par m'endormir.

Les jours sont passés, mon corps faiblit malgré le mal que je me donne pour le nourrir. Mon seul réconfort c'est que la météo est clémente, même si nous sommes en automne. J'aimerais partir, mais je ne sais vraiment plus où aller.

Je me hais de ne pas réussir à m'en sortir.

J'arpente – comme tous les jours – les rues, je ne reste pas statique, être statique c'est les ennuis. Les nuits aussi, je ne dors pas toujours au même endroit pour brouiller les pistes. Parfois derrière des entrepôts, parfois dans de petits bois. Il y a beaucoup de quartiers, ce qui est tout sauf l'idéal ces maisons à perte de vue où tout le monde se connaît. Je regrette d'être resté, il est plus facile de se fondre dans le décor dans de très, très grandes villes, car ici à force les humains me remarquent et j'ai du mal à me faire discret. Si je dois partir, il faut que je le décide maintenant, tant que j'en ai la force. Mais j'ai peur, je suis trop jeune pour survivre au milieu de solitaires féroces, prêts à défendre leur terrain. Ici, il ne m'a pas fallu longtemps pour croiser les odeurs de tous ceux qui y vivent et la meute présente malgré la taille de la ville est petite. Celle de Miami ne la laisse pas s'étendre. Volontairement ou non, les loups de plus grande valeur finissent par rejoindre Miami qui est l'une des dix plus grosses du pays. Il faut des alphas très forts pour maintenir une bonne cohésion sur des groupes aussi importants, mais le savoir ne m'aide pas à choisir.

C'est un nouveau soir qui commence, j'ai eu la chance de trouver des denrées consommables près d'une zone commerciale ce matin, mais la journée a été longue et j'ai faim. Je me souviens avoir vu les préparatifs pour un goûter d'anniversaire sur Donovan Street, c'est assez loin de ma position actuelle, mais pouvoir manger des bonbons me motive.

Sur le chemin, la peau de mon dos me picote, comme si j'étais épié. J'accélère. Au détour d'une rue, je m'arrête prêt à surprendre la personne qui me file. Sauf si j'ai eu tort et qu'il n'y a personne. Quoi qu'il en soit, je veux en avoir le cœur net.

Il y avait en effet quelqu'un. Le jeune homme continue sa route, sans me prêter la moindre attention. Je l'ai déjà aperçu, c'est un loup, mais il ne m'a jamais agressé. La dernière fois que je l'ai vu, il était avec un blond frisé. Je m'en rappelle bien, car il a les cheveux gris malgré son jeune âge. Lui et son ami, je les envie, j'aimerais me trouver un binôme. Essayer d'être aux aguets constamment m'épuise et c'est impossible. Je voudrais avoir quelqu'un qui veille sur mes arrières.

Peut-être que ces deux-là m'accepteraient ?

J'hésite. Je fais un pas en avant, mais me ravise. L'adolescent aux cheveux blancs s'est retourné. Il me décoche un sourire avenant, comme une invitation à parler. Toutefois, je n'ose pas prendre le risque de paraître faible et me tais. Il hausse les épaules et continue sa route.

Je le regarde s'éloigner. La vue est dégagée sur des centaines de mètres et je le fixe. Soudain un blond, plus foncé que la dernière fois, vient à sa rencontre en souriant. Il tient un râteau et essuie la sueur sur son front.

— Tu en as mis du temps, Run. J'ai pu finir, même si Myron et Suny m'ont laissé en plan. Ils font peut-être des choses, ricane-t-il en sautillant, une liasse de billets à la main.

— Tu ne pourrais pas être fatigué avec tout le boulot que tu as abattu ? Viens, bougeons.

Le blondinet surexcité tourne la tête vers moi. Je ne sais plus où me mettre, mais je sais que je ne dois pas détourner les yeux, sauf si j'ai envie d'être pris pour un faible.

— Vael, viens ! Laisse, il n'est pas de la meute et pas une menace, ordonne ledit Run.

Vael me tourne le dos et les deux finissent par disparaître de mon champ de vision. Ils sont quatre, car je suppose que le blond de la dernière fois doit être Suny ou Myron. C'est rare des groupes aussi gros, les meutes n'aiment pas trop. Mais elles supportent de moins en moins de choses à cause de notre surreprésentation sur le continent. Être nombreux tout en demeurant discret vis-à-vis des humains, complique la situation et rend toute action des meutes « définitives ». Elles tuent.

Je soupire. La jalousie m'étreint le cœur. J'ai envie de pouvoir m'appuyer sur quelqu'un, mais je n'ai pas la moindre idée de comment m'y prendre. Abattu je me remets en branle.

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