Chapitre 30

Comme souvent, le Prince est aux abonnés absents pendant le diner. Mais pour une fois, j'ai une petite idée de ce qui se trame. Un peu plus tôt dans la soirée, j'avais croisé Gabriel qui courrait vers la grande bibliothèque, pestant dans sa barbe de devoir encore suivre une lubie de son cousin Royal.

Je commence à mieux cerner la personnalité du Prince, et je ne doute pas qu'il soit actuellement en train de retourner toute la bibliothèque Royale pour confirmer son intuition concernant cette statue et ma venue sur Exus.

Et s'il y'a bien quelqu'un d'assez déterminé pour démêler ce mystère, je pense que c'est bien lui.

- Tu sembles songeuse, chère sœur, souffle Milly en se penchant vers moi pour éviter d'attirer l'attention de la Reine à notre table. Serais-tu en train de penser à ton beau Prince charmant ?

- Charmant ? Je ne vois pas de qui tu parles. Je ne connais qu'un seul Prince et il est loin d'être charmant ! ricané-je.

- Et pourtant tu as l'air d'y avoir succombé à son charme ! pouffe-t-elle.

- J'avoue qu'il est séduisant, mais charmant ne correspond pas vraiment à sa personnalité.

- Alors qu'est-ce qu'elle a de si spécial sa personnalité, pour avoir fait vaciller la grande Elina, femme fatale intouchable, bourreau des cœurs de la gent masculine ?

- Moi bourreau des cœurs ? Dis comme cela on dirait que je suis une séductrice manipulatrice, croqueuse d'hommes !

- Non bien au contraire. Je dirais plutôt l'inverse. J'ai toujours pensé que tu n'étais pas du tout sensible au sexe opposé. Tu n'as jamais semblé remarquer les regards admirateurs et appréciateurs des hommes dans ton sillage, ni d'ailleurs les regards jaloux et assassins des femmes autour de toi. Au village, les gens t'ont surnommé la beauté sacrée. Car ta beauté est sans égale mais ta retenue et ta froideur apparente sont digne d'une religieuse.

- Je ne savais pas... Je n'ai jamais fait attention, murmuré-je troublée.

- C'est ce que je dis. Et c'est ce que j'aime chez toi. Tu es profondément humble et tu n'attaches pas d'importance à l'apparence. Mais cela éveille d'autant plus ma curiosité sur ce qui a pût faire chavirer ton cœur chez le Prince.

- Tu dis cela comme si j'étais complétement mordue de lui ! dis-je avec un peu trop d'entrain, suscitant les regards curieux autour de moi.

Je réalise alors que tout le monde à la table royale semble tendre l'oreille pour suivre notre conversation. Mais voyant leurs grimaces agacées et curieuses, je suis soulagée de voir qu'ils n'ont manifestement pas réussi à comprendre ma dernière phrase. Depuis l'annonce soudaine de l'annulation des fiançailles Royales, les suppositions les plus folles vont bon train. Mais j'ai quand même remarqué que les regards insistant sur ma personne ont sensiblement augmentés. Ce n'est pas le moment d'ajouter de l'eau à leur moulin. Ma sœur semble du même avis puisqu'elle me lance un regard désolé et reprend plus bas :

- Je pensais que tu avais depuis longtemps accepté ce fait ?

- Je ne sais pas, ce n'est pas clair, soufflé-je. Et puis l'amour doit être quelque chose de partagé. Pour l'instant il ne m'a toujours pas dit ce qu'il ressent à mon égard.

- Vous êtes vraiment exaspérant tous les deux ! Je vais devoir aller lui toucher un mot à celui-là.

- Ne t'en mêle pas. C'est un grand garçon. Je ne veux pas qu'il soit influencé. Il viendra bien assez tôt vers moi. Et cela me laisse le temps de réfléchir à mon propre cœur. Promis ?

- Promis, répond-t-elle en me montrant son auriculaire. Alors ? Tu vas encore te débiner ou tu vas me dire ce que tu aimes chez lui ?

- Tu ne lâche jamais l'affaire. Tout le monde pense que tu es une jeune fille timide et bien élevée. Mais tu es un vrai démon quand tu t'y mets ! fis-je en riant.

Nous partons alors dans un fou rire partagé avant de vite sortir de table pour éviter d'attirer un peu plus l'attention. Milly en a les larmes aux yeux et pour la première fois depuis longtemps je sens la tension dans mes épaules se relâcher. A cet instant, je réalise à quel point j'avais besoin rire. De cette conversation chaleureuse avec ma sœur de cœur. Depuis des semaines, je suis dans la retenue, sur la réserve. A calculer le moindre de mes gestes. A observer inlassablement mon environnement, à sonder les visages des autres, à la recherche d'une menace. Car plus que jamais je sens qu'un danger approche.

Une fois cet éclat de rire retombé, nous continuons notre route vers nos appartements, suivis de près par Armand et Marcel le garde de Milly. Malgré leur apparente absence, je sais que les deux frères veillent également dans l'ombre comme chaque fois que je suis en milieu découvert. Le silence s'installe entre nous. Je prends le temps de sonder au fond de moi la réponse à sa question et après de longues minutes je reprends :

- Chez moi il y'a un vieil adage qui dit « Le cœur a ses raisons que la raison ignore ». Je ne sais pas comment mettre des mots sur ce que j'aime chez lui. Je crois que mon cœur ne tourne pas rond. Je devrais le détester. Il m'agace tout le temps avec son air arrogant et il passe son temps à me charrier. Mais je ne peux m'empêcher d'entendre ce que ses mots ne disent pas. Dans chacun de ses rires, dans ses sourires fiers et bravaches, je peux voir à travers. C'est comme si ses yeux m'appelaient à l'aide et me montraient ce qu'il y'a vraiment au fond de lui. Une solitude extrême, une tristesse sans nom et un besoin inconditionnel d'être aimé. Et inexorablement, à chaque fois je me noie dans ses yeux, car au fond je ressens la même chose.

- Ouah, c'est vraiment profond. Tu as presque réussi à me faire pleurer. Il y'a quelques semaines je t'aurais dit que tu divagues complétement. Mais moi aussi j'ai commencé à la voir sa solitude et sa détresse sous sa carapace.

- Je me pose des questions à son sujet. Comment un Prince qui a tout pour lui en apparence peut-il être aussi brisé de l'intérieur ?

- Je ne sais pas. Je me demande si je ne l'ai pas vu avant parce qu'elle n'existait pas ou si elle a toujours été là cette tristesse profonde. Petite, je le voyais comme une sorte de cousin agaçant. Lui et mon frère ne voulaient jamais m'intégrer dans leurs jeux, prétextant que j'étais une fille ou encore que j'étais trop jeune. Ils aimaient souvent se moquer de moi. J'étais bien plus proche de Gabriel qui restait lui aussi sur la touche. On pourrait penser qu'il est devenu ainsi après le décès de son père, mais quand j'y pense, il a toujours été réservé, froid et arrogant. En dehors de Paul et son père, il repoussait tout le monde. Et déjà à l'époque il avait un don pour disparaitre pendant des heures. Le seul moment où il paraissait un tant soit peu attentionné c'était quand il avait des rendez-vous avec des filles de la noblesse. Là il sortait carrément le grand jeu, en redoublant de prévenance et de séduction. Il avait le don pour donner l'impression à chacune de ces filles qu'elles étaient spéciales pour être totalement froid et distant l'instant d'après quand il passait à une autre.

- Je n'aime pas l'idée de l'imaginer avec toutes ces filles ! fis-je en serrant les poings. Je sais que c'est un coureur de jupon, pourtant j'ai l'impression que cela ne correspond pas du tout à sa vraie nature. Mais bon peut-être que je me voile juste la face, en pensant comme toutes ces filles que pour lui je suis spéciale.

- Crois-moi, tu es spéciale à ses yeux. Pour ce qui est de sa réputation, je suis sûre qu'il y'a une bonne raison à son comportement, tout comme il y'a une raison à sa froideur et son arrogance. Je pense que tout cela fait partie d'un rôle. Je suis sûre qu'avec toi, il sera capable de se défaire de ce rôle quel qu'il soit et à être réellement lui-même.

- Je l'espère aussi... soufflé-je songeuse.

Une fois arrivée devant mes appartements, j'embrasse ma sœur et rentre un peu abattue dans ma chambre. Comme chaque soir, Amande m'attend avec un bon bain chaud et une tasse de thé.

Après m'être délassée dans l'eau chaude, je décide d'aller me coucher prétextant une grande fatigue. Une fois les bougies éteintes, je fixe songeuse le plafond en me repassant les événements de la journée. Un peu avant minuit quand tout l'aile Ouest semble endormie, je me glisse hors de la couverture, enfile une cape noire sur ma chemise de nuit et me faufile hors de mes quartiers.

Bien sûre, les deux frères silencieux me suivent mais tant qu'ils ne m'empêchent pas de circuler à mon aise et qu'ils ne révèlent pas ma présence alors je ne vois pas d'inconvénients à ce qu'ils me suivent. Après tout je leur ai déjà faussé compagnie une fois aujourd'hui et vu leur air furieux, je n'ai pas envie de tester leur patience une seconde fois. Et vu les circonstances, des renforts ne sont pas de mauvais goût, puisque j'ai une chance sur deux de me diriger droit dans un piège.

En effet, après une longue réflexion à peser le pour et le contre, j'ai finalement décidé de suivre les instructions de cette personne mystère qui m'envoie des lettres, pour en savoir plus sur ses intentions et aussi parce que je suis vraiment curieuse de découvrir ce qu'il se trame au Palais. C'est pour cela je me retrouve dans cette situation grotesque, à me faufiler à pas de loup à travers le Parc du Palais en direction de la rive du lac alors que la lune est bien haute, projetant des ombres dans la nuit et que le monde entier dort paisiblement sous sa couverture. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top