Chapitre 19
Je suis à la lettre ses instructions. Un peu avant l'aube, j'enfile une longue robe en flanelle épaisse couleur camel et une cape d'un vert profond faisant ressortir mes yeux. Capuche relevée pour camoufler mon visage, je sors sur la pointe des pieds, mes bottes en daim à la main pour ne pas réveiller le jeune roux endormis devant ma porte.
Après avoir quitté le grand escalier de l'aile Ouest, je vais directement vers la petite porte dissimulée au fond du couloir et comme prévue, j'atterris dans une grande cour pavée. Comme une ombre, je longe le grand mur de pierre sur ma droite et sans un bruit j'entre dans l'écurie Royale.
Toujours avec discrétion, je passe devant le jeune apprenti du palefrenier endormi et me dirige vers les stalles du fond.
Déjouant l'instinct animal des équidés majestueux, je franchis le dernier tournant sans me faire remarquer et aperçois enfin une lueur.
Un sourire aux lèvres, redoublant d'attention, je me dirige d'un pas souple vers le jeune brun absorbé par sa tâche. Sans se retourner, ni arrêter de brosser la crinière noire de son étalon, celui-ci me lance :
— Vous avez trouvé.
— Oui, vos instructions étaient très précises, répondis-je légèrement déçue de ne pas avoir réussi à le surprendre.
— Vous avez déjà monté ? fait-il en levant la tête pour m'observer.
Il me regarde de la tête au pied, d'un regard insistant et j'aime à penser, plutôt appréciateur, avant de retourner tranquillement à son activité.
— Oui j'ai déjà monté Pamplemousse, la jument d'Anna. Mais elle était bien plus petite que ces deux-là, déclaré-je en désignant les deux bêtes.
— Je vous présente Orage, mon étalon, dit-il en caressant affectueusement la jugulaire du cheval noir qu'il brosse depuis mon arrivée. Et voici sa compagne, Minuit...
Sans attendre la suite des présentations, je me dirige vers la magnifique jument, d'un noir presque bleu qui me fixe depuis tout à l'heure. Au moment où j'avance ma main, pour flatter son museau, elle incline sa tête vers le bas tout en faisant une sorte de révérence avec ses pattes avant. Puis elle se redresse avec prestance pour ancrer son regard profond dans mes yeux. Je sens directement une connexion s'établir entre moi et l'animal. Comme-si nous nous reconnaissions mutuellement. Dans la noirceur de son regard, je vois une blessure profonde de l'âme mais également une grande force de caractère et une persévérance à toute épreuve. Mais ce qui me rassure, c'est cette lueur d'espoir.
— J'allais dire qu'elle est associable et fougueuse, mais manifestement elle vous apprécie, déclare le jeune homme, étonné. Je dirais même qu'elle vous a choisi. J'avais prévu de monter Orage avec vous. Mais en vous voyant toutes les deux, je pense que nous pouvons tenter l'expérience. Si vous êtes d'accord pour la monter, je vous propose d'aller chercher une selle et des rennes dans la pièce à côté.
— L'idée me plait. Je pense que ce serait une belle aventure. Cela a l'air un peu étrange et peut-être ridicule, mais j'ai l'étrange impression, que nos âmes sont pareilles. Je sens une sorte de reconnaissance mutuelle entre nous.
— Ce n'est pas du tout ridicule. Mais c'est troublant que parmi tous les chevaux de cette écurie, c'est avec elle que la connexion s'est créée. Mais j'aurais dû le prévoir, fit-il avec un sourire triste.
— Pourquoi ? Pourquoi elle en particulier ? demandé-je, troublée par l'expression de mon vis-à-vis.
— Minuit étais la jument de mon père. Dressée au combat, elle l'a accompagné dans toutes les guerres. Jusqu'à la dernière, fit-il en détournant les yeux.
— La dernière ? interrogé-je avec douceur.
— Mon père est mort lors de la bataille de la falaise des sages, contre l'armée du Royaume de Kormir. J'étais jeune mais je me rappelle encore l'agitation au Palais en ce jour fatidique. Quand le messager Royal s'est présenté au Palais, en quelques minutes, la nouvelle était arrivée jusque dans le grand hall. Mon père était mort. Ce soir-là, je me suis enfermé dans l'écurie et j'ai pleuré jusqu'à l'épuisement puis j'ai sombré dans le sommeil, blottis contre Orage, que mon père m'avait offert un mois plus tôt. Au milieu de la nuit, j'ai été réveillé par un museau humide. C'était Minuit, recouverte du sang de mon père. Le lendemain, le palefrenier m'a expliqué, que quand mon père avait été désarçonné par la violence du coup de lance dans sa poitrine, elle l'avait protégée de toutes ses forces pour empêcher l'ennemi d'approcher son maître. Une fois la bataille finit et le Roi évacué dans la tente médicale, elle avait gardé l'entrée pendant des heures. Et même après sa mort, elle avait continué sa veille. Sans boire, sans manger. Puis elle avait suivi en silence le cortège Royale, ramenant le corps sans vie de son maître à la capitale. Mais arrivé devant les portes de la ville, elle avait subitement disparu dans la forêt pour réapparaitre le lendemain matin à mes côtés. Depuis ce jour, elle est devenue agressive et craintive. Même avec ses congénères. En dehors de moi et d'Orage qu'elle a pris sous son aile, personne ne peut l'approcher. Jusqu'à aujourd'hui, finit-il en nous désignant toutes les deux.
— Je suis désolée. Je ne savais pas pour votre père. Vous aviez quel âge ? dis-je en continuant à gratter l'encolure de l'animal.
— J'étais moins jeune que vous, mais du haut de mes dix-ans, cela a eu un goût de fin du monde pour moi. J'avais perdu toute joie de vivre. Je n'écoutais plus mes professeurs et je refusais obstinément de prononcer le moindre mot, malgré l'insistance implacable de ma mère. Ce qui m'a permis de tenir jour après jour, c'est ces deux-là. Chaque nuit, je me faufilais hors du Palais pour aller dormir dans la paille à leur côté. Et chaque après-midi après les cours, j'apprenais à dresser Orage avec le vieux palefrenier.
Le silence envahis l'écurie pendant que nous préparons nos montures. Mais ce n'est pas un silence pesant. C'est un silence complice. Un silence apaisant. Tous deux plongés dans nos pensées, nous partageons ce moment de quiétude caractéristique des dernières heures avant le lever du soleil.
Au fil de nos rencontres, j'ai découvert de nombreuses facettes de cet homme complexe et plus si insaisissable. Et plus j'en apprends sur lui, plus je sens un lien aussi singulier que solide s'établir entre nous.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top