Chapitre 13
Les jours suivants se passèrent à toute vitesse, chaque matin nous prenions le petit déjeuner entre filles, puis après quelques heures de cours intensifs sur l'étiquette, la généalogie de la noblesse, l'histoire, la géopolitique et l'économie avec Aubépine, nous rejoignons le petit salon pour déjeuner. Seules encore une fois. A croire que les deux cousins nous évitent. En même temps ce n'est pas étonnant vu les menaces que j'ai proféré à notre première rencontre.
En général, l'après-midi était rythmé par des balades à pied ou en carrosse dans les jardins du Palais ou de rencontres autour d'un thé avec d'autres jeunes femmes de la noblesse.
Nous avons également commencé à suivre des cours sur la composition florale, la broderie et la préparation du thé. En dehors de la composition florale pour laquelle je suis étonnement douée, c'est une vraie torture pour moi. D'après Aubépine ce sont des talents indispensables pour une bonne épouse, mais ce genre de discours misogyne a le don de m'horripiler. Etudier, combattre, diriger ne devrait pas être l'apanage des hommes. Mon discours à l'air de les surprendre mais pour moi une femme devrait pouvoir être l'égal de son époux. Peut-être que j'ai toujours était une libre penseuse mais au plus profond de moi j'ai le sentiment que de là où je viens la culture est plus ouverte face aux femmes et j'ai beaucoup de difficulté à faire profils bas pour répondre aux attentes patriarcales de cette société.
En une semaine, nous n'avons jamais croisés ni la Reine ni son fils. Pour la première cela m'arrange, mais pour le second, cela complique grandement mes plans. Comment lui faire la vie dure si je ne le vois jamais. En revanche, chaque soir je retrouve Gabriel dans la roseraie.
Au départ, il y a eu quelques frictions entre nous. Mais voyant mon attachement aux lieux, le jeune homme a proposé de partager son havre de paix. A condition qu'aucun de nous, n'empiète sur l'espace de l'autre. La roseraie étant suffisamment grande, nous avons réussi sans mal cette cohabitation.
Mais imperceptiblement, chaque soir nous nous rapprochions un peu plus. Jusqu'à ce soir, où Gabriel s'est finalement assis, mine de rien, sur le même banc que moi.
Chacun plongé dans notre ouvrage, je peux ressentir la présence chaleureuse du jeune homme à mes côtés.
Sans m'en rendre compte je me suis attachée à nos échanges silencieux. Au départ, je m'étais persuadée que c'était lié au lieu. A cet apaisement et cette nostalgie que l'odeur des roses me fait ressentir. J'attendais chaque soir avec impatience que le Palais s'endorme pour rejoindre ce refuge secret. Puis j'avais remarqué qu'inlassablement, je guettais sa présence. Tant que je n'avais pas établi un contact visuel avec lui, je ne pouvais m'empêcher de déambuler dans les allées fleuris. Bien sûr dès que nous nous croisions enfin, chacun s'empressait de s'éloigner et d'aller s'installer ailleurs. Mais c'était toujours le même rituel. Nous nous cherchons autant que nous nous fuyons.
Après quelques minutes de quiétude partagée, je suis interrompue dans ma lecture par un léger ricanement. A peine plus qu'un murmure. A l'instant même où il a passé ses lèvres, Gabriel y a mis fin et s'est tourné vers moi avec une mine contrite.
— Je suis désolé. Je ne voulais pas troubler votre lecture, souffle le jeune homme.
— Ne vous inquiétez pas. Je devrais même vous remercier pour cette distraction bienvenue, vu l'ennui que me procure cet ouvrage, plaisanté-je.
— C'est vrai que l'Histoire antique du commerce n'est pas le manuscrit le plus passionnant de notre bibliothèque ! approuve-t-il gaiement.
— Non, mais d'après Aubépine c'est essentiel pour comprendre nos accords commerciaux avec les Royaumes environnants.
— Vous avez de la chance de l'avoir. Malgré son jeune âge, elle fait partie des plus grands érudits de notre époque. Rare sont les femmes de son rang à avoir étudié à l'Université Royale. Au départ, beaucoup ont criés au scandale car elle a bénéficié de l'appui de mon père et du votre, pour être admise. Mais très rapidement elle s'est démarquée par sa soif de savoir et sa vive intelligence. Personne n'a plus jamais remis en doute sa place. Je crois que c'est la première femme à avoir un triple cursus en géopolitique, économie et philosophie. J'ai toujours eu envie de débattre avec elle, mais malheureusement je crois que nous n'en aurons jamais l'occasion... finit-il gêné.
— Pourquoi ne pourriez-vous pas ? Si vous le souhaitez, joignez-vous à nous demain matin. Nous avons prévu un débat sur les accords maritimes de la mer de l'Ouest.
— J'aimerais beaucoup mais ma mère est très à cheval sur mes fréquentations. Chaque rencontre, chaque poignée de main, chaque conversation et même chaque rendez-vous galant fait l'objet d'une planification préalable. Ma vie est entièrement orchestrée et millimétrée par ma génitrice. Il n'y a qu'ici que je suis libre.
— Mais c'est horrible ! m'exclamé-je. Pourquoi vous imposer ces contraintes ? Je sais que vous êtes de la famille Royale mais quand même. Les surprises et les aléas des rencontres permettent de forger le caractère. S'il n'y a aucune place à l'imprévu alors la vie devient morne et pauvre.
— Vous prêchez un convaincu mais ma mère n'en démord pas. J'ai depuis longtemps arrêté de lutter, murmure-t-il d'une voix triste.
— Pourquoi arrêter ? Vous êtes un homme. Presqu'adulte, si je ne m'abuse. Vous devriez avoir voix au chapitre ! m'emballé-je, outrée par tant d'injustice.
— Croyez-moi, le jeu n'en vaut pas la chandelle. J'ai testé les limites. Je suis passé par la phase rebelle comme tout jeune adolescent. Mais j'ai vite compris que les conséquences de mes actes étaient bien trop lourdes à porter. Je ne tiens pas à vivre en Enfer et encore moins l'infliger à mes proches.
— Je suis vraiment désolée pour vous. Chacun devrait être acteur de sa vie. Je n'ose imaginer ce que vous vivez. Je comprends d'autant plus votre attachement à ce lieu, puisque c'est le seul endroit où vous pouvez être libre. Je n'avais pas réalisé. Je ne vous imposerais plus ma présence à l'avenir, dis-je en me relevant pour partir.
A l'instant même où j'allais amorcer un pas vers la sortie, une poigne implacable me tire en arrière, me faisant basculer en arrière.
— Non, ne partez pas ! s'écrie le brun.
Surprise par ce geste brusque et cette voix suppliante, je perds l'équilibre et me retrouve assise sur les genoux du jeune homme qui par reflex me serre dans ses bras pour m'éviter une chute.
Le temps est comme figé par cet événement insolite, la supplique de Gabriel flottant entre nous deux. J'aurais dû tout de suite me redresser, sortir de cette étreinte involontaire et inappropriée. Gabriel aurait dû me repousser. Mais pourtant aucun de nous n'amorce de mouvement. Je suis complétement abasourdie par cette situation et surtout par toutes les émotions contradictoires qui me traversent. Gêne, surprise, peur, joie... Mais le plus surprenant ce n'est pas cette joie étrange qui sert mon cœur. Non, c'est la sérénité qui remplit mon âme à ce simple contact.
Après quelques minutes, le brun reprend ses esprits et me dépose doucement sur le marbre froid du banc.
— Hum... se gratte-t-il la gorge. Je m'excuse pour mon comportement. Je vous ai mis dans une situation embarrassante. Mais je vous assure que vous ne me dérangez pas. Ou du moins, que vous ne me dérangez plus. J'apprécie réellement votre présence dans ces lieux. Pour moi, ce jardin secret a toujours été un lieu de quiétude, mais également de grande solitude. J'étais réticent à accepter une présence étrangère dans mon refuge. Mais quand j'ai vu vos yeux embués, je n'ai pas eu le cœur de vous en refuser l'accès. J'ai vite compris que pour vous cet endroit est aussi particulier que pour moi. Et surtout, je me suis surpris à apprécier de le partager avec vous. Votre présence même silencieuse est agréable. Chaleureuse. En quelque sorte, vous avez brisé ma solitude, et pour cela je vous en remercie, murmure-t-il presque sur la fin.
Je reste sans voix face à cette déclaration. Touchée par l'acte de confiance de cet homme fier qui vient de me dévoiler sa fêlure. Car j'ai compris que derrière ces mots, il y a un appel à l'aide. Une âme rongée par la solitude.
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