Chapitre 4 : Nourrir la paix

Hello again <3 

Nous revoilà pour le chapitre 3 de LMDR ! Ce qui me fait dire qu'il faut que je m'y remette sérieusement, parce qu'entre le chapitre 13 qui m'a joué des tours (perdre un morceau, le réécrire, le récupérer, c'était insupportable) et mes voyages à Paris et Milan je n'ai pas pu trop avancer ... 

Il n'empêche que selon les plans, je suis à plus d'une moitié d'écrite donc je suis quand même contente ! Je commence même à me projeter sur des projets futurs - et ce n'est pas toujours pas des fanfictions HP ... serais-je guérie? 

J'espère que vous allez bien et que votre semaine s'est bien passée ! 

Maintenant le chapitre ! Vous avez pu rencontrer tous les points de vue et on poursuit donc ... Bonne lecture ! 

(Juste : je sais que j'ai annoncé des tirets cadratin, au grand plaisir d'un certain trio de soeur qui semble être fan inconditionnelles, mais j'ai l'impression que quand je prépare à l'avance, Wattpad me les mange, ni plus ni moins. Bref ce n'est pas grave, mais ça reste tout joli sur mon doc) 

***

Chapitre 4 : Nourrir la paix

— Silvia. Ton oncle t'attend, dépêche-toi.

Silvia se releva et lissa les plis de sa tunique de lin blanc recouverts d'un voile de cendre. Devant elle, à peine surélevé par un socle de pierre dans lequel une vasque était creusée brûlait la flamme sacrée de Vesta. Silvia avait veillé une partie la nuit, allongée sur le sol froid enveloppée dans son manteau avec une couverture de laine, incapable de lâcher les flammèches du regard, tirant les bûches à bout de bras pour nourrir inlassablement le brasier. Ma mission sacrée, avait-t-elle pensé en contemplant les flammes dévorer le bois, le noircir jusqu'à le réduire en cendre. Une brise les avait plaqués contre sa peau, ce que Laevia, la plus âgée des prêtresses de Vesta, ne tarda pas à remarquer. Son nez pointu se fronça lorsqu'elle s'en avisa.

— Et par les dieux nettoie-toi le visage. Toutes les délégations seront là et il est hors de question que tu sois couverte de suie.

— Bien Laevia.

Comme toujours, elle darda sur elle un regard plissé par la suspicion, comme si elle tentait de déceler du sarcasme dans ces deux simples mots. Et comme toujours elle ne trouva rien, donc se contenta d'un grognement et se détourna. Silvia coinça un soupir derrière ses dents et abandonna la veille du feu à Flavie. Dans une autre vie, Flavie aurait dû être mère de trois ou quatre enfants, les bercer dans ses bras car elle avait sur son visage rond et souriant un air purement maternel, mais comme son père, membre du conseil de Procas l'avait consacré à Vesta, c'était Silvia qui profitait de ses caresses. Là encore, elle trempa un linge dans la jarre d'eau qu'elle venait d'apporter du bois sacré de Mars sur les hauteurs de la ville et nettoya avec douceur la suie sur son visage.

— Voilà, tu es toute belle. Va donc, princesse, tes sœurs s'occupent de la flamme.

— Prêtresse, rectifia sèchement Laevia. Il y a cinq ans qu'elle a rejoint notre collège, Flavie, quand vas-tu cesser de la traiter comme ce qu'elle n'est pas ?

Flavie garda son calme. Comment parvenait-t-elle à garder son sourire face à la mine perpétuellement pincée de Laevia ? C'était un véritable mystère. Silvia n'était incapable de lui renvoyer autre chose qu'un regard vide.

— Et c'est certainement parce qu'elle est notre égale, notre prêtresse juste comme nous le sommes, que c'est elle que le princeps souhaite à ses côtés pour le banquet, ironisa Flavie avec un fin sourire avant d'achever de nettoyer une tâche sur la tempe de Silvia. Fais honneur à ton rang.

Silvia n'attendit pas que Laevia réplique ou que Flavie n'abatte de nouveau son linge humide : ni une, ni deux, elle ramassa ses jupes et dévala les marches qui la séparait des mortels. Le foyer sacré était ouvert aux vents, protégé par un toit de chaume d'où s'échappait un léger fumée et soutenus par de magnifiques colonnes blanches striées et dont le chapiteaux était gravé de feuillages. Et malgré le bel édifice circulaire et surélevé, une véritable prouesse technique voulue par Amulius dès sa prise de pouvoir, c'était à la flamme pure et vive qu'allaient toutes les révérences. Quand Silvia jeta un petit coup d'œil derrière son épaule, Flavie et Laevia s'étaient déjà penchées sur la vasque creusée dans la pierre au centre du sanctuaire et attisait les braises d'un bâton. Amulius avait été clair : le feu ne devait pas simplement ne pas s'éteindre. Il devait flamber de toutes ses flammes et prouver à la face de tous les peuples latins que Vesta, déesse du Foyer, accordait énergie et protection à Albe. La vivacité de la flamme reflétait la bonne santé de leur société. En cinq ans, Silvia avait fini par comprendre : le peuple nourrissait la flamme de vénération et la flamme nourrissait le peuple de confiance.

Il m'a marié au feu.

Cinq années plus tard, la chose ébranlait toujours Silvia et elle tourna résolument le dos au sanctuaire, enveloppée de son manteau comme de ses bras. La lumière orangée qui emplissait sa vie à chaque instant s'estompa à chaque pas et sa respiration se délia. En dehors des colonnes du foyer de Vesta, le monde avait perdu de sa couleur : une fine couverture de nuage d'un gris perle tapissaient le ciel et le soleil de toute sa puissance tentaient de faire jouer des lueurs plus jaunâtres dessus. Le vent s'était levé la veille et ne cessait de forcir, aussi Silvia fut-elle soulagée de pénétrer dans le palais. Le garde posté dans la porte se contenta d'un regard sur le voile qui couvrait ses cheveux avant de la laisser entrer et le premier domestique qui l'aperçut alors qu'elle entrait dans l'atrium s'arrêta à sa hauteur, malgré le plateau de raisins et de fromage de chèvre qui faisait ployer son bras. Faustulus, reconnut-t-elle très vaguement en avisant la crinière blonde attachée sur sa nuque. Un sourire effleura ses lèvres lorsqu'elle se souvint du gamin qui hantait les cuisines du palais dans les jupes de sa mère et qui jouait avec Lausus avec des épées de bois.

— Prêtresse, la salua-t-il en inclinant la tête. Le princeps vous a réservé une place d'honneur, si vous voulez bien m'y suivre ...

— Merci Faustulus.

Elle reconnut à peine l'atrium lorsqu'elle s'y aventura à la suite de Faustulus : l'immense espace central ouvert sur le ciel grouillait d'hommes telles des fourmis. Abrités sous les troits qui s'inclinaient vers le centre de l'atrium, ils s'étaient affalés sur des coussins et des draps pourpres et à moitié allongés dégustés verres de vins et mets distribués par les condisciples de Faustulus. Des plats étaient disposés sur des tables basses qu'elle savait spécialement sculptés pour l'occasion. Autour de la table, Silvia reconnut plusieurs membres du conseil – Flavien, le père de Flavie et sa longue barbe blanche qui lui mangeait une partie du poitrail, Celer leur Augure avec ses yeux acérés comme des piques, Emerius, certainement le plus jeune d'entre eux qui avait mené leurs soldats à la dernière bataille sur les bords de l'Anio au printemps dernier. Avec eux mangeaient les duces d'autres cités latines, jeunes, vieux mais tous des hommes. Les femmes, les vieillards et même quelques enfants même quelques enfants, dont les rires pinçaient son cœur comme Antho les cordes de sa lyre, étaient installés sur les autres tables. Elle finit par ailleurs par repérer sa cousine à la place d'honneur, au centre d'une table aux côtés de sa mère Callidice.

Avec un certain soulagement, Silvia constata que c'était dans cette direction que Faustulus la conduisait. Antho la repéra la première et aussitôt son visage s'éclaira. Cela aurait pu suffire à faire sourire Silvia si le regard d'Amulius ne l'avait pas aimanté la seconde qui suivit, loin derrière. Sombre sous ses sourcils broussailleux rejoints par-dessus son nez aquilin, ils semblaient déplorer son retard. Silvia avait toujours considéré la petite fille en elle morte, mais chaque fois sous les yeux d'Amulius, elle renaissait de ses cendres et se recroquevillait dans un coin de son cœur. Figée au milieu de la foule, il fallut qu'elle attende un signe clair de son oncle – en l'occurrence, un coup de tête impatient – pour que la vie réintègre son corps. Mais son esprit, lui, continuait d'être obnubilé par le regard d'Amulius et laissa ses jambes la mener seule aux côtés d'Antho et ... un sourire sincère retroussa enfin les lèvres de Silvia.

— Helve ...

Le vieil homme sursauta et leva sur elle des yeux laiteux et aveugles. La cécité avait eu raison du fidèle conseiller de Procas et de Numitor et c'était bien parce que l'infirmité le rendait inoffensif qu'Amulius, en souvenir du temps où Helve l'avait élevé, l'avait libéré de sa geôle. Il chercha la main de Silvia à tâtons et l'enveloppa dans une étreinte chaleureuse.

— Ma chère prêtresse.

— Tu aurais dû être là lorsque mon père a fait son offrande aux dieux, murmura Antho alors que Silvia prenait place à ses côtés.

— Navrée, Laevia m'a découverte sommeillant devant le feu sacré ... Je ne savais que je devais être là.

— Quelle vieille pie.

L'impertinence de sa cousine arracha un nouveau sourire aux lèvres de Silvia. Maintenant que la lueur des flammes s'était estompée et que le regard perçant d'Amulius s'était détaché d'elle, elle respirait plus librement. Même la foule qui lui était étrangère ne pesa pas sur ses épaules, malgré les quelques convives qui dévisageaient la nouvelle venue avec curiosité. Antho se chargea de les présenter à une Silvia qui, depuis les deux jours qu'avaient duré l'accueil des délégations, restait recluse au foyer de Vesta. A leur droite riait fort et puissament le dux d'Aricie au sud-est des monts albains. L'auteur de la plaisanterie était certainement celui présidait au nord des montagnes à Tusculum et qui demeurait l'un des plus anciens alliés d'Amulius – et, se souvint Silvia avec aigreur, l'un des premiers à avoir tourné le dos à son père des années plus tôt.

D'autres noms se perdirent dans les méandres de l'esprit de Silvia, mais elle s'obligea à obéir à l'un des derniers conseils de Lausus. En silence, elle observa et ce qu'elle vit éclater aux yeux une fois qu'on s'y attardait. Elle mangeait au milieu d'un ballot de paille asséché par l'été et duquel on approchait une torche surmontée d'une flamme flamboyante. Et entre cette paille et cette torche se tenait Amulius, non dux mais princeps de son peuple, enfin déterminé non pas à détruire mais à unir. Les mains de Silvia se serrèrent sur ses genoux. Antho, occupée à réserver un regard défiant aux jeunes hommes qui proposaient de lui céder toutes sortes de mets, ne remarqua rien mais Helve parut sentir sa tension.

— Tout va bien ma chère prêtresse ?

— Mon père n'aurait jamais pu accomplir un tel exploit, n'est-ce pas ? murmura-t-elle, priant pour qu'Antho – ou pire – ne perçoivent pas ses mots. Réunir les peuples latins qui se font la guerre encore et encore pour quelques sacs d'orges et quelques brebis ?

Pour ce qu'elle en savait, Numitor écumait toujours les marécages de l'autre côté du Tibre. Il n'était revenu qu'une seule fois : deux hivers plus tôt, pour courber l'échine devant son frère, admettre son autorité ... et s'en aller aussi sec à la tête de son nouveau troupeau fait de bergers et de brigands.

— Et parfois un morceau de terre, sembla s'amuser Helve avant de soupirer. Je te respecte trop pour mentir, Silvia. Non seulement Numitor en aurait été incapable, mais il aurait embrasé la région par d'autres guerres. Parfois je me console en me disant qu'au moins, ton frère aura choisi son propre destin et aura rencontré la mort de son propre chef ... plutôt que d'y être envoyé à l'aveugle par ton père.

Les bras de Silvia s'hérissèrent et elle résista à la tentation irrépressible de frotter sa peau là où le sang de Lausus l'avait brûlé.

— Cependant ne te leurre pas, Silvia, ajouta Helve avec dans sa voix l'éclat de fer du guerrier qu'il fut autrefois. C'est bien la guerre des hommes qu'Amulius serre en banquetant avec les ennemis d'alors. Le but est d'unir les latins pour faire face aux Etrusques au nord et aux sabins à l'est. Grâce à son habilité matrimoniale nous n'avons rien à craindre du sud heureusement ...

Silvia jeta un rapide coup d'œil à Callidice, la femme d'Amulius et mère d'Antho. Grande et gracieuse à l'image de sa fille, elle lui avait légué son nez droit et ce teint olivâtre si chaleureux. Son sourire était toujours contrebalancé d'une ride entre ses sourcils, marquant un air de constante concentration puisque malgré les hivers passés à Albe, certaines subtilités de leur langue lui échappaient toujours. Elle était venue par-delà les océans, sur une embarcation qui, disait-on, contenait les richesses raffinées des terres de l'est pour s'échouer bien au sud d'Albe, à Cumes. C'était là-bas qu'Amulius, qui dans ses jeunes années s'était fait explorateur à la recherche d'alliés et d'exploits, l'avait rencontré et épousé. Il était rentré à Albe des années plus tard avec dans ses bras un tout petit bébé déjà pourvu d'une houppe de cheveux aussi noirs que ceux de la femme pendue à son bras. Depuis le temps, la petite colonie de Cumes avait élargi son influence et d'autres congénères de Callidice – les Grecs – étaient venus grossir les rangs au sud, ce qui avait mécaniquement attiré vers eux les regards qui auraient pu se poser sur le Latium entre eux.

— Et la paix des dieux en honorant Jupiter Latiaris, compléta-t-elle à mi-voix.

— Tu as tout compris, ma prêtresse.

Les mots s'effaçaient sous le ton affectueux d'Helve : Silvia savait pertinemment que derrière le « prêtresse » affleurait le « princesse » d'enfance. En lieu et place du sourire qu'il n'aurait pu voir, Silvia posa une main douce sur celle parcheminée du vieux conseiller. Derrière le voile laiteux, ces yeux brillèrent et il couvrit sa main de la sienne avec chaleur.

— Nous avons tous deux survécu à Amulius, ma chère, parce qu'il avait besoin de moi pour faire la guerre des hommes et de toi pour la paix des dieux. Mais ce n'est pas la seule chose qui nous a maintenu en vie ... c'est notre profonde résilience. Lausus avait plus que raison, ma fille, tu es courageuse.

Le souffle de Silvia se coinça en une brûlure insoutenable dans ses poumons. Non, elle ne s'était plus sentie courageuse, plus depuis que Lausus avait fait rayonner cette fierté en elle quelques instants avant d'expier. Ce n'était pas le courage qui l'avait poussé à avancer, encore moins la soif de vivre. Elle s'était simplement fondue dans une sorte de lassitude, d'impuissance face à son destin qui était celui d'être obligée à respirer dans un monde où son frère n'était plus. Chaque jour, elle était écrasée par la vie. C'était certainement le fardeau que Vesta lui infligeait, pour oser être prêtresse alors que sur ses mains, le sang avait coulé.

Une brusque bouffée d'angoisse vint l'étourdir. Elle but d'un trait la coupe de vin épicé de miel qu'on avait placé devant elle pour reprendre le contrôle de ses nerfs. Comme par miracle, une distraction vint la détourner de ses sombres songes : de nouveau, un homme s'était levé pour présenter un plateau à Antho. Son visage était inconnu de Silvia, qui identifia enfin l'un des nombreux prétendants de sa cousines – qui, comme à son habitude, le considérait les yeux plissés par la circonspection.

— Chère princesse, nous faisons pousser à Tibur les vignes les plus sucrées et goûteuses. Laisse-moi l'honneur de te faire goûter notre toute jeune cueillette ...

— Merci, Numa, le coupa Antho avec une politesse des plus feintes. Mais mon appétit est déjà coupé.

— Mon enfant, tu dois bien avoir de la place pour un grain de raisin, tenta de l'amadouer Amulius, apparu derrière le prétendant.

La tendresse du ton était surplombée d'un regard à en faire frémir Silvia. Mais Antho avait une remarquable impassibilité aux yeux ambrés de son père. Elle releva le menton en une expression butée.

— Vraiment, mon ventre est noué. Regardez père, j'ai à peine touché aux plats.

— Une figue serait-t-elle davantage à ton goût ?

Agacée, Antho se leva. Grande comme sa mère, impérieuse comme son père, elle avait quelque chose de terrifiant lorsqu'elle s'élevait ainsi.

— Respecte ce que mon corps m'impose, si tu ne veux pas retrouver mes régurgitations sur le bas de ta toge.

Un silence scandalisé s'abattit entre eux, couvert par l'éclat des voix qui résonnaient dans l'atrium. Antho ne se gêna pas pour profiter de la stupeur générale pour s'en aller à grands pas, la tête haute, très vite suivie par sa mère qui plaquait une main sur sa bouche. Si le pauvre prétendant éconduit semblait figé par l'incompréhension, Amulius lui, l'était par une rage muette. Ses yeux furent les seuls à se mouvoir pour se darder sur Silvia. Rattrape-ça, semblait hurlé ses prunelles ambrées. La prêtresse fut tentée d'ignorer. Sincèrement. Avec ces mêmes iris qu'ils partageaient, ne pouvait-t-elle pas lui glaçait le sang ? Non, c'était impossible. Gravé au fond de sa rétine, le corps brisé de Lausus flottait entre eux. Alors le visage figé en son masque de prêtresse, épouse du feu et vierge éternelle, elle se tourna vers Numa avec un sourire qui frémissait à peine à la commissure de ses lèvres.

— Je ne suis pas la princesse, mais en tant que nièce de notre princeps et prêtresse de Vesta je pense être habilitée à goûter du raisin.

Amulius comme Helve hochèrent la tête de concert. Numa parut surpris. D'un prime abord, Silvia ne décela rien de ce qui aurait pu dégoûter Antho. Les cheveux couleurs miel ondulaient sur ses épaules, très clairement musclées pour brandir l'épée et lutter lors des combats. Ses yeux noisette avaient quelque chose de doux et lorsqu'il s'adressa à Silvia, il eut la bonté de ne pas faire sentir toute l'irritation que devait lui inspirer le présent épisode.

— Mais bien sûr, prêtresse sacrée.

Il lui tendit l'assiette et Silvia goûta docilement. Le doux arôme lui emplit délicieusement la bouche, apaisa l'aigreur des derniers instants et la noirceur de ses songes. Elle sourit.

— C'est un délice, Numa. Ton vin doit être un merveilleux cru à Tibur.

— Nous en avons ramené plusieurs jarres pour les festivités, assura-t-il avant de tendre une main à Silvia. Souhaites-tu y goûter ?

Toujours encouragée par les assentiments mutiques d'Amulius et Helve, Silvia accepta et saisit la main du jeune homme pour s'arracher aux moelleuses draperies. Il n'était pas beaucoup plus âgé qu'Antho qui plus était, remarqua-t-elle lorsqu'elle fut à sa hauteur. Qu'est-ce qui la rebutait donc à ce point ?

Emportée par la main d'Numa au milieu des convives inconnus, mais intrigués par son voile et sa belle tunique de lin immaculée, Silvia eut l'espace d'un instant la sensation de retrouver son ancienne vie et son rôle de princesse. Et quelque part s'était glissé l'idéal pacifique inhérent à sa fonction de prêtresse ; mais au lieu de l'exercer avec des dieux lointains, incertains et cruels dans les cieux, elle l'appliquait avec les hommes.

***

— Folle ! Tu es folle à lier ma fille !

Antho avait espéré courir assez vite : elle s'était précipitée dans sa chambre, avait rabattu son rideau et fait fuir un chat qui s'était confortablement installé sur sa paillasse. Elle saisit immédiatement la lyre qui trônait en majesté sur son socle. Elle l'avait pressé contre elle comme un réconfort, mais avant d'avoir pu pincer une corde qui aurait pu bercer son âme sa mère était entrée en catastrophe, le visage déformé par l'incompréhension.

— Un grain de raisin ! s'écria-t-elle en levant les bras au ciel. Un grain de raisin, Antho, tu n'allais pas en vomir !

Son accent lointain rejaillissait nettement, quand ce n'étaient pas carrément des mots. Qu'à cela ne tienne : Antho était habituée depuis la prime enfance à ce bilinguisme maternel.

— Quel est ton plan secret ? renchérit-t-elle furieusement. Tu veux ruiner tous les efforts de ton père, c'est cela ? Toutes ses négociations, ces guerres d'usures et d'écrasement pour obtenir que tous les peuples latins se réunissent aujourd'hui ? Tu veux tout jeter à terre par caprice ?

— Non ! Pas par caprice ...

— Alors pourquoi Antho ? Parle !

Les larmes lui vinrent aux yeux et Antho se dépêcha de les chasser d'un battement de cil. Elle voyait très distinctement sur le visage de sa mère qu'elle ne pourrait pas invoquer la peur pour lui faire comprendre son rejet. La panique venait dès qu'un prétendant s'approchait d'elle. Ce n'était pas un beau visage, une voix aimable ou de splendides présents qu'elle percevait ... c'était un avenir tracé dans le sang.

— Tu ne peux pas tous les vexer les uns après les autres, reprit Callidice sans attendre sa réponse. C'est la voix de ton père que tu portes !

— Ce ne sont pas les fêtes latines ... c'est une immense enchère à ma main.

— Ne te donne pas tant d'importance, Antho. Tu penses que ton mariage est le cœur de tout cela ? Tu penses faire de l'ombre à Jupiter ?

Antho frémit devant l'ironie coupante de sa mère. Non, elle l'avait senti face au sanctuaire toutes ses années, en effleurant ce simple autel de pierre et en plongeant ses yeux vers les cieux infinis : elle était peu de chose face au roi des rois et cette humilité soudaine l'avait électrisée. Comment avait-elle pu simplement l'oublier pour s'effrayer des dangers terrestres ?

— Les latins n'ont que peu de chose en commun : leur langue et leur religion, reprit Callidice de manière impitoyable. Et c'est pour attiser cela que ton père les a tous réuni en ce jour. Nous avons la chance d'être les protecteurs du plus grand sanctuaire dédié au plus grand des dieux et nous devons tous nous en montrer digne pour unir ce peuple. Il a cinq ans nous avons manqué de disparaître dans les propres flammes de notre foyer. Nous ne devons plus laisser ça arriver. Si les dieux nous accordent grâce et prospérité, alors nous nous devons de leur rendre sur notre terre. Et dans ce but tu dois faire ta part, ma fille.

— Unir par le sang ...

Sa mère exhala un profond soupir et l'agacement raffermit la ride entre ses sourcils.

— Antho, cesse de faire une obsession de ton sang virginal. Il ne coulera qu'une fois. Toutes les femmes sont passées par là et aucune n'en sont morte, par Héra. Pense à toutes les fois à ton père a saigné pour les batailles. A ceux qui sont mort pas plus tard qu'au printemps dernier sur les rives de l'Anio. Pense à Silvia qui a reçu celui de son frère en plein visage. Tu penses sincèrement que ce sera pire que ça ?

Antho avait toujours tout fait pour que son esprit ne forme pas la moindre image de la mort de Lausus ; mais pour la première fois, il tenta. Presque aussitôt, il fut supplanté par une autre vie plus misérable que la sienne et dont sa mère devait ignorer jusqu'à l'existence : Laurentia, la louve qui l'avait conseillé ... ou du moins qui avait tenté, avec sa voix douce et ses mains posées sur son gros ventre. Et elle combien de fois l'avait-on fait saigner ? Et le pire qui restait à venir quand elle enfanterait ... Se l'imaginer lui donna une nausée qui rendit sa voix presque geignarde :

— Mais il y a bien des hommes qui tremblent de se rendre sur un champ de bataille, non ? Tu ne comprends pas ? A quel point je refuse d'être arrachée à tout ce que je connais ? A quel point je refuse de soumettre à tous ces hommes qui me sourient maintenant et qui m'useront dès que nos mains seront unies ?

Mais exprimer ses angoisses n'apporta aucune compassion au visage de Callidice. Elle se contenta de secouer la tête, entre dépit et consternation.

— Les hommes saignent pour nourrir la guerre ; nous nous saignons pour cimenter la paix, asséna Callidice. Je l'ai moi-même fait lorsque mon père m'a uni au tien, pour gagner un ami dans le nord alors que nous ne parlions même pas la même langue. Tu veux me parler de déracinement ? A moi ?

Voilà pourquoi Antho n'avait pas cherché une seconde à discuter avec sa propre mère : parce que toutes ses craintes, Callidice les avait vécus, essuyé et survécu. Elle était encore là, belle et forte, malgré l'exil, la méfiance des albains à son arrivée, les grossesses, les fausses-couches et les enfants morts-nés qui laissaient Antho seule dépositaire de la lignée de son père ... Elle avait affronté tout cela avec abnégation et dignité. A présent à elle, sa fille, presque son double tant elle lui ressemblait, de faire de même sans broncher.

Antho s'abstint de répondre. Rien ne serait audible pour sa mère, et s'excuser lui écorcherait les lèvres. A la place, elle laissa ses doigts courir librement sur ses cordes de sa lyre et éclater quelques notes mélancoliques qui, enfin, détendirent les épaules de Callidice. L'instrument était venu de Grèce. Une cité nommée Chalcis, au milieu d'une île sur les lointaines terres grecques. Une cité blanche aux confins du monde où résonnaient la langue chaude de sa mère et les douces notes de sa lyre. Radoucie, Callidice vint s'assoir sur la paillasse aux côtés de sa fille.

— Je ne renie pas tes peurs. Mais je te demande d'enfin être digne de ton rang et de les affronter au lieu de les laisser t'emporter ainsi. Parce qu'elles n'emporteront pas que toi, Antho. Elles emporteront tout ce que ton père essaie de construire. Est-ce que tu es prête à prendre ce risque ? D'être égoïste et lâche comme Numitor et te porter sur tes épaules la ruine d'Albe à tout jamais ?

La brève image de Lausus brisé qui avait réussi à se former dans son esprit arracha des sons déchirants à la lyre qui donnèrent sa réponse, bien mieux qu'aurait pu le faire sa voix. Non, elle n'avait pas le droit d'être l'égale de Numitor. Pas après avoir conçu tant de mépris pour lui pour avoir abandonné Albe et Silvia – Silvia ... Callidice entendit dans sa musique son changement d'humeur et un sourire finit par s'étirer sur ses lèvres.

— Bien. Maintenant si tu allais inonder l'atrium de ta musique plutôt que de tes cris ?

Antho faillit froncer du nez et ramener encore un peu plus étroitement sa lyre contre elle. Sa musique aussi, le seul don qui n'appartenait qu'à elle, devait aussi appartenir aux autres ? Puis elle se réfréna en se rappelant ce que son père répétait sans cesse chaque fois qu'un prétendant lui demandait de jouer : personne, personne dans le Latium ne connaissait son instrument. Peut-être même que la musique leur était étrangère. Antho les plaignait. La musique était le soleil de sa vie.

— Je n'ai pas crié, prétendit-t-elle dignement.

— Numa sera sans doute d'un autre avis.

Antho s'empourpra en songeant qu'elle n'avait certes pas crié, mais menacer de rendre son repas sur sa toge – et c'était sans doute bien plus menaçant que n'importe quel cri ... Son seul crime avait été d'être passé après tous les autres, tous ces hommes qui avaient défilés en vantant plus ou moins sincèrement sa beauté, jurant fidélité, bonheur et protection, et admiration pour son bon père le princeps. Ceux-là l'avaient irrité plus que les autres. Elle savait que c'était son père qu'on courtisait à travers elle, mais elle préférait quand cette visée était habilement cachée.

— Je peux faire un effort, articula-t-elle à contrecœur.

Pour vivre la vie dont Silvia aurait rêvé. Pour ne pas être Numitor. Pour que ce soit son sang qui coule plutôt que celui d'Albe tout entier. Callicice parut satisfaite de la promesse et aida sa fille à se lever et à transporter son instrument.

— Vraiment ce n'est pas comme si tu avais grand-chose à faire. Tu aimes jouer en plus. Ça va les charmer. Ça va montrer combien Albe est puissante puisqu'elle s'est alliée à des peuples si lointains. Combien tu n'es pas une femme ordinaire. Tu es la fille du princeps.

Antho voulut se gonfler de chacun des mots de sa mère, mais à la fin il ne resta que celui étranger et encore teinté de crainte de « femme ». Malgré tout, elle suivit sa mère à l'extérieur de sa chambre de bonne grâce, les doigts enroulés autour de la hampe de sa lyre. A chaque pas, Antho inspirait profondément pour repousser ses peurs au fond d'elle. Et à chaque inspiration, une petite voix claire chantonnait avec douceur, auréolée d'une paire d'yeux compatissant. La douleur n'est pas une fatalité. Je peux t'enseigner. Un frisson parcourut ses bras.

Antho avait crevé de peur dans la maison des louves. Mais l'heure était venue de les affronter, n'est-ce pas ?  

***

Je vous écoute pour vos réactions sur ce chapitre ! 

Petit point méthodo : 

- Cumes est la première ville fondée par les Grecs en Italie, à partir d'une île dont j'ai oublié le nom dans la baie de Naples. Les colons venaient bien de Chalcis en Grèce, sur l'île d'Eubée. Là je prends une légère distance avec la réalité archéologique parce qu'ils estiment que Cumes a été fondé vers 770-750 avant JC. Or, c'est pile ma période, d'où le fait que je précise que Callidice vient de la première génération de colons. 

- Toutes les villes nommées sont citées comme étant partie de la ligue latine dont je vous ai parlé dans un point précédant. Tibur notamment est devenue Tivoli dans la périphérie romaine. 

- Encore une fois si vous avez des questions je serais heureuse d'y  répondre (et si vous avez des questions ça veut dire que j'ai mal fait quelque chose donc c'est bien que je le sache pour rectifier !) 

Voilà j'espère que le chapitre vous a plu ! On se retrouve vendredi prochain pour un nouveau chapitre - peut-être avant? Je suis toute seule pendant trois semaines (enfin seule avec Penny, mon copain est parti à son tour en Nouvelle-Zélande avec ses propres parents) donc ça risque d'alimenter ma faiblesse. BREF, bonne semaine ! 

AH et les lecteur.ices d'O&P? Rdv dans le Bonus-book, une surprise a été postée hier ! 

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