LES VEILLEURS D'ORMANTES
La brèche se situait au nord-ouest. En se dirigeant vers les bois, le fusil sur l'épaule et la hache à la main, Lucien essayait de s'expliquer ce qui avait pu pousser la Bête à braver soudainement la lumière du jour. De tout temps, elle s'était cantonnée à des assauts nocturnes, mais il était certain, maintenant qu'elle avait franchi ce cap décisif, qu'elle n'hésiterait plus à venir rugir sous les remparts au beau milieu de la journée. Toute excursion hors du village était déjà, en temps normal, une affaire risquée, mais dans le cas présent, il ne savait vraiment plus à quoi s'attendre. Le jour ne faisait plus office de bouclier protecteur. À tout moment, il pouvait se faire surprendre.
Le claquement du tranchant de la hache sur le bois sec sonnait étrangement creux dans la clairière silencieuse, comme des coups de pioche dans la crypte d'une cathédrale endormie. Il fallait faire vite. Les flèches de soleil dorées qui perçaient çà et là la voûte feuillue des chênes, bien qu'aussi chaleureuses, à première vue, qu'à l'accoutumée, ne suffisaient plus à le rassurer. Au moindre bruissement alentour, il tressaillait. Si la Bête survenait, son fusil et sa hache feraient de bien piètres remparts. Mais après tout, est-ce qu'il avait le choix ?
C'est en coupant du bois au soleil trompeur, à l'orée de la forêt, ce matin-là, qu'il comprit que désormais les jours d'Ormantes étaient comptés.
Car il n'y avait plus de doute : la Bête commençait à voir clair dans son stratagème. Maintenant qu'elle était entrée une fois, et qu'elle avait trouvé le village désert, ce n'était plus qu'une question de temps.
Tandis qu'il s'affairait à reconstituer la palissade, Lucien passait en revue toutes les options, dont l'éventail lui semblait tout à coup singulièrement réduit. Partir seul était exclu : s'il quittait Ormantes en solitaire, même en emportant des armes, une fois perdu dans la forêt il ne ferait pas de vieux os. À moins, peut-être, de créer une diversion pour couvrir son départ, mais là encore, il ne gagnerait au mieux que quelques heures. Tôt ou tard, la Bête serait de nouveau à ses trousses. Il restait la voie des airs, mais pour qu'elle fût envisageable il faudrait hâter la réparation de l'aérostat, encore inutilisable à ce stade. Il prit la décision de s'y mettre dès qu'il aurait fini de restaurer le mur d'enceinte, et d'y consacrer tous ses efforts jusqu'à nouvel ordre. Tant pis pour les ailes du moulin.
Il s'était habitué à son sort et à ses tâches répétitives, à tel point qu'il ne s'était jamais aperçu, jusqu'alors, de la singularité de sa situation. Cette singularité, à présent qu'il traversait pour la énième fois la place abandonnée d'Ormantes, lui sautait aux yeux.
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Ormantes n'avait pas toujours été déserte. Au temps de sa gloire, pour ainsi dire, son enceinte circulaire n'abritait pas moins d'une soixantaine d'habitants. Chaque jour, elle résonnait des coups de marteau du forgeron et des annonces publiques lues par le crieur devant l'hôtel de ville ; chaque jour, elle respirait les fumets embaumeurs qui émanaient des fourneaux du boulanger, et les nuages de farine fraîche qui s'échappaient des sacs en provenance du moulin, les matins de grand vent. Les journées passaient au rythme des appels lancés par les veilleurs, au sommet des tours de guet, claironnant le départ ou le retour d'une expédition à la rivière ou d'une chasse en forêt. Les nuits, quant à elles, s'écoulaient dans la crainte des alertes à la Bête, relativement rares, certes, mais presque toujours suivies d'une attaque sérieuse. On était à l'abri derrière la haute palissade mais ces assauts nocturnes, lorsqu'ils survenaient, mettaient tout le village en émoi.
Naturellement, au fil des années, les Ormantais avaient fini par mettre au point une stratégie de défense efficace. Ceux que l'on appelait les veilleurs prenaient chaque nuit leur tour de garde en haut des tours qui dominaient l'épaisse forêt d'Endauges, et ranimaient d'heure en heure, à l'aide de leurs longs porte-flammes, les quarante torches fixées sur la paroi extérieure de l'enceinte, qui tenaient la Bête à distance. Lorsqu'elle venait rôder trop près des remparts, quelques coups de fusil suffisaient généralement à lui faire regagner ses ténèbres boisées. Elle ne se hasardait jamais en pleine lumière, si bien que personne ne pouvait dire au juste à quoi elle ressemblait. On l'entendait parfois grogner et remuer dans les feuillages, près de la cime des arbres, d'où elle pouvait observer les allées et venues à l'intérieur du village. Là aussi, les veilleurs remplissaient leur office, alimentant les lanternes accrochées aux murs des maisons de bois, et faisant mine de s'activer derrière les fenêtres de l'atelier de menuiserie, de la forge, de la boulangerie, de l'hôtel de ville... comme en pleine journée. Ce manège incessant de mouvements et de lumières semblait suffire à l'éloigner, aussi, pendant que les autres villageois sommeillaient paisiblement, les veilleurs d'Ormantes s'ingéniaient à maquiller la nuit en jour.
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