L'EXODE
Après cette soirée funeste, l'ambiance changea radicalement. Même si les attaques de la Bête n'étaient ni plus efficaces, ni plus fréquentes qu'auparavant, elles avaient subitement acquis une tonalité plus sournoise, plus proche – en un mot, plus réelle. Les semaines qui suivirent entamèrent sérieusement le moral des habitants, qui allait lentement se dégrader, de manière irrémédiable, jusqu'aux premières défections.
Elles eurent lieu environ deux mois après la mort des enfants. À l'aube, après une nuit calme, on constata la disparition de l'un des trois fils du meunier, ainsi que de la fille aînée du forgeron. Tous deux étaient majeurs, et donc, selon les lois en vigueur à Ormantes, libres de quitter le village s'ils le désiraient. Ceci dit, personne avant eux n'avait osé franchir le pas. On pensa un temps lancer une expédition à leur recherche, mais le bourgmestre eut tôt fait de mettre fin aux polémiques, rappelant que retourner vers les villes, si c'était là ce que ces deux jeunes gens avaient voulu faire, était leur droit le plus absolu. Il décréta également l'interdiction, au moins pour quelques jours, de s'aventurer en dehors de l'enceinte.
Mais ces mesures signifiaient aussi, sans le dire explicitement, que les deux fugueurs étaient considérés comme morts, et cela, leurs familles respectives ne pouvaient se résoudre à l'accepter. Le matin qui suivit le décret du bourgmestre, les deux frères du disparu s'éclipsèrent à leur tour, aux premières lueurs de l'aurore, pendant la relève des veilleurs, et se lancèrent à sa poursuite. Ils ne devaient jamais revenir, eux non plus. Naturellement, cela ne pouvait signifier qu'une chose, car la Bête chassait toutes les nuits, et il fallait au moins trois jours de marche, dans n'importe quelle direction, pour sortir de la forêt d'Endauges.
Malgré tout, la population se trouvait divisée sur le sort des fugitifs : si la plupart s'accordaient à penser que leur mort était certaine, une minorité soutenait qu'ils avaient aussi bien pu réussir leur entreprise, et atteindre les villes sains et saufs. Après tout, tant que l'on n'aurait pas retrouvé leurs cadavres, rien ne viendrait contredire cette hypothèse. L'entêtement du bourgmestre à empêcher les recherches (traduisant probablement une crainte que l'on ne découvrît vraiment les corps, ce qui eût achevé de saper le moral de ses concitoyens), ainsi que la pression croissante causée par les assauts réguliers de la Bête avivaient les velléités d'évasion parmi les habitants. Les angoisses étaient à vif, tout comme les espoirs les plus fous. Les villes, longtemps oubliées, avaient tout à coup retrouvé leur attrait. Ormantes était à présent un sablier percé : l'écoulement irréversible des grains n'était plus qu'une question de temps, et ne laisserait tôt ou tard qu'une enveloppe de verre vide. Certains de ses résidents ne la considéraient plus que comme une parenthèse prolongée dans l'histoire obscure de la forêt d'Endauges, parenthèse qu'il faudrait un jour prochain, comme toutes les autres, refermer.
Le bourgmestre voulut durcir le ton, mais il était trop tard : l'exode était en marche. Un exode en pointillés, tout d'abord, qui, s'il s'effectuait dans une relative sérénité, ne manquait cependant pas de miner la confiance de ceux qui restaient. Lucien avait regardé partir ses voisins, ses amis, avec tristesse, car il était de ceux qui croyaient fermement en la pérennité d'Ormantes depuis le début, en dépit des circonstances difficiles. Il avait eu peine à les voir s'en aller, lui qui avait tant fait pour les protéger. La règle, pour les Ormantais adultes, était d'assumer le rôle de veilleur nocturne périodiquement : chaque mois, le corps des veilleurs était partiellement renouvelé, de manière à ce que chaque citoyen valide participât activement à la défense du village. Même les deux aveugles, déjà vieillissants, apportaient leur contribution en se penchant la nuit sur les remparts, mettant leur ouïe exceptionnelle au service de leurs concitoyens. Tout le monde faisait sa part du travail, excepté les veilleurs volontaires, qui montaient la garde à plein temps. Ils n'étaient que six en tout, et Lucien en faisait partie.
Du haut de la tour sud-ouest, seul avec le pantin qu'il y avait placé, Lucien repensait maintenant à ces amis qu'il avait vu s'éclipser un à un, sans pouvoir les retenir. Étaient-ils parvenus à destination, finalement ? Il les imaginait juchés sur leurs tours d'argent, polies, miroitantes et légèrement frissonnantes, comme sous l'effet d'une brume de chaleur, quelque part à l'autre bout du monde. Il les imaginait en morceaux, éparpillés dans les ténèbres de la forêt devant lui. Leurs bras, leurs têtes, leurs troncs. Et quelquefois il s'imaginait aussi parmi eux, d'un côté ou de l'autre.
Et s'il les avait suivis ? Il se laissait parfois aller à rêver les autres vies, les autres morts qu'il aurait pu avoir, s'il était parti avec eux. Mais ses rêveries n'allaient jamais bien loin : l'une comme l'autre perspective le laissaient de marbre. Il n'avait jamais connu qu'Ormantes, et tant qu'il demeurait à l'intérieur de l'enceinte, il ne courait aucun risque. Ni celui de mourir, ni celui de vivre.
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