FONDATION D'ORMANTES

Les origines de la Bête, tout comme son apparence, demeuraient nimbées de mystère. On savait qu'elle était plus ancienne qu'Ormantes, mais on n'avait jamais entendu parler d'elle avant la première tentative de créer un avant-poste civilisé dans les bois.

Plusieurs années avant la fondation d'Ormantes, un groupe de pionniers avait lancé une expédition de repérage dans la forêt d'Endauges, encore assez mal connue à l'époque. Ils avaient quitté la sécurité (relative) des villes pour s'aventurer dans ces vastes territoires inexplorés, dans le but d'y planter les germes de la civilisation. Ces éclaireurs eurent le temps de s'enfoncer dans des régions extrêmement reculées, et d'établir un camp avancé sur ce qui allait devenir le site originel d'Ormantes. Puis ils disparurent.

Au bout de trois semaines de silence, une seconde expédition fut envoyée à leur recherche. Elle trouva le campement désert et ravagé. Deux jours de fouilles dans les bois alentour permirent de retrouver les restes de la première expédition : quelques membres sauvagement arrachés, mains, bras et jambes en putréfaction, éparpillés au hasard des fourrés. Les chercheurs, terrorisés, ne s'attardèrent pas, et repartirent sans délai vers les villes. La forêt d'Endauges fut interdite aux visiteurs, et ses lisières surveillées de près. Ces caractères sanglants, tels que les lisaient les autorités, ne pouvaient signifier qu'une chose. La Bête venait de faire son apparition.

Ceux qui, plus tard, fondèrent Ormantes étaient donc bien conscients de la menace. La construction du périmètre renforcé, autour des vestiges du camp des pionniers, avait précédé celle des maisons. La ronde des veilleurs de nuit, considérée au départ comme une simple survivance des nuits inquiètes qui avaient accompagné l'édification de la palissade, s'était vite avérée indispensable.

Au commencement, des bruits confus se firent entendre du fond des bois, comme un mélange de râles et de grognements inégaux qui semblaient provenir d'une meute de bêtes affolées, plutôt que d'une seule. Consigne fut donnée de ne pas sortir de l'enceinte la nuit sans accompagnement, mais quelques curieux et téméraires s'y risquèrent malgré tout. Leurs corps démembrés, retrouvés le lendemain de leur fugue, durent être enterrés à la hâte, en toute discrétion, afin d'éviter que l'angoisse, déjà palpable parmi les habitants, ne tournât à la panique.

Penché sur le ballon qu'il s'efforçait de rafistoler, Lucien se remémorait les détails du rituel des veilleurs, au temps où ils étaient nombreux. Pour théâtral qu'il fût, il n'en était pas moins efficace, et produisait presque toujours, sur son unique spectateur, l'effet désiré. Il était arrivé que la Bête se ruât contre les fortifications en dépit de leurs efforts, mais à chaque fois les torches et les coups de feu la repoussaient bien vite, et ce genre d'incident demeurait, somme toute, isolé. La Bête restait invisible pendant la journée. Une fois seulement, une troupe de chasseurs avait quitté Ormantes en armes, à la tombée de la nuit, afin de la débusquer et d'en finir avec elle. Le carnage qui s'en était suivi avait achevé de convaincre tout le village que la première méthode était la bonne. Rien de tel que la ronde des torches et des ombres. Le meilleur moyen de faire reculer la Bête, c'était de lui mentir.

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