FOLKLORE D'ORMANTES

Le soir tombait. Absorbé par ses travaux de couture, Lucien n'avait pas remarqué le déclin du soleil. Il en avait même oublié de manger, mais l'essentiel était fait : la toile du ballon était pratiquement remise en état. Il se sentait un peu mieux, à présent. C'était sa sortie de secours.

Quand il ressortit, le ciel s'empourprait déjà, soufflant à travers Ormantes de vastes langues d'ombre. Partout, de longues phalanges de nuit manœuvraient entre les maisons, comme en une manière d'invasion rampante. Si tard, déjà ? Il n'avait pas pour habitude de laisser les ténèbres pénétrer aussi avant dans la place, et il allait devoir doubler la cadence pour rattraper le temps perdu.

Une à une, les lueurs d'Ormantes furent ravivées. Dans les logis déserts, les lampes à huile se remirent à brûler. Armé de son échelle et de son porte-flamme, Lucien faisait en courant le tour de l'enceinte, se penchant par-dessus la palissade pour rallumer les torches fixées sur la paroi extérieure. Dehors, dans les arbres, quelque chose grondait. Il espérait que ce n'était que le vent.

La sempiternelle mise en scène s'ébranlait une nouvelle fois, pour une énième représentation. Mais à présent que le secret était éventé, le charme allait-il encore opérer ? La nuit à venir serait décisive. Entrant dans chaque demeure, Lucien plaçait aux fenêtres les mannequins de bois qu'il animait ensuite, à la lumière des lampes, par un système de poulies et de cordages. Actionnant des ficelles adroitement disposées, il faisait remuer d'en bas les pantins articulés qu'il avait postés sur les plates-formes au sommet des tours de guet. Certains agitaient même des torches, singeant avec une raideur grossière les signaux lumineux que s'envoyaient autrefois les veilleurs au long de leurs nuits interminables. De ces veilleurs, Lucien était le dernier.

Un à un, à mesure que les autres habitants quittaient les lieux, ils s'en étaient allés, eux aussi. Ormantes, à une certaine époque, avait connu ce qu'il est convenu d'appeler un âge d'or, relatif certes, qui consistait surtout en une suite de décennies jugées prospères, durant lesquelles on avait tenu tête avec succès à tous les assauts de la Bête. On s'était, avec le temps, habitué à elle, si bien qu'elle était devenue un élément indissociable du quotidien : plus qu'un ennemi ou une menace, elle s'était en quelque sorte fondue dans l'atmosphère de l'endroit, intégrée au génie du lieu. Elle faisait partie du folklore local, et en constituait même la principale pierre de touche, pour ne pas dire le fondement. Que serait Ormantes sans sa Bête ? se demandait-on parfois dans les chaumières, bien qu'à voix basse encore. Mais le fait était là : la vie sociale dans son ensemble, ainsi que la vie privée, à Ormantes, étaient réglées et rythmées par les différents dispositifs mis en place contre elle. À tel point qu'elle était passée, au fil des conversations, dans le langage courant : ainsi, lorsqu'on ne savait pas répondre à une question, on « donnait sa langue à la Bête », on disait des veilleurs de nuit et des insomniaques qu'ils « se levaient (ou couchaient) avec la Bête », et il n'était pas rare, on s'en doute, que l'on menaçât les enfants récalcitrants de les « jeter à la Bête ».

Jusqu'au jour où, par malheur, l'expression prit brusquement une tournure littérale. Deux petits garçons d'Ormantes, soucieux de donner une leçon à leurs parents, qu'ils jugeaient trop sévères, en leur faisant une belle frayeur, avaient décidé de sortir subrepticement du village et d'aller se cacher jusqu'au soir dans les buissons, en bordure de la forêt. Au coucher du soleil, ce qui ne devait être qu'une mauvaise farce dégénéra en tragédie, et les premières inquiétudes des parents malheureux cédèrent à une vague de terreur qui étreignit toute la communauté.

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