FIN
Une autre hache, qu'il avait pris soin de disposer près de l'aérostat, lui servit à couper les cordes d'amarrage, et tandis que le ballon commençait à s'élever au-dessus de l'entrepôt, il vit le mur nord de l'enceinte s'abattre dans les flammes, et l'ombre gigantesque investir la ville dans des convulsions serpentines. Comme il prenait de l'altitude, il lui sembla, dans le village obscurci, que la Bête se dégonflait, éclatait comme une baudruche hideuse et se répandait partout, à la manière d'une infection. Ormantes paraissait maintenant une fourmilière juste après le coup de pied d'un enfant capricieux. Les ombres, les rugissements se multipliaient dans les ténèbres inondées où se reflétaient parfois, à la lueur d'une flaque où brillait l'incendie, d'étranges silhouettes prises dans une sorte de danse désarticulée. Les mannequins ? songea-t-il dans un éclair de fièvre. Mais il était déjà en train de comprendre.
Emporté par le vent de l'orage, l'aérostat s'envolait par-dessus les arbres, la nacelle heurtant parfois les plus hautes branches des chênes, et il s'éloignait d'Ormantes en gagnant de la vitesse. Si le ballon n'était pas frappé par la foudre, tout irait bien. Après tout, il s'était vaillamment battu. Il avait résisté jusqu'au bout. Que pouvait-il faire de plus ? Avec un peu de chance, il atteindrait peut-être les villes sous deux jours.
Un grincement effroyable, qu'il prit d'abord pour un autre coup de tonnerre, le poussa à se retourner encore une fois. La palissade sud venait de s'écrouler à son tour, et la Bête, qui s'apparentait maintenant à une limace géante, rampait après lui dans les bois. Autour d'elle grouillait une multitude de petits êtres hurlant et gesticulant, qui semblaient le poursuivre, eux aussi. Certains portaient même des torches trouvées dans le village abandonné.
Le ballon prenait de l'altitude, et ne tarderait pas à les distancer. Avant de les voir disparaître dans la nuit pluvieuse, Lucien se saisit de sa longue-vue, heureuse compagne de ses nuits de guet, qu'il avait pensé à emporter, pour les observer de plus près. Et il vit ce qu'il redoutait, ce qu'il avait soupçonné depuis qu'il avait quitté la terre ferme : la Bête n'était qu'une peau, une énorme peau morte. Ou plutôt un monceau de peaux mortes et rapiécées, cousues ensemble, qui masquait un grand nombre de ces petites créatures agitées. Il en était abasourdi. La Bête avait fait semblant d'être trompée par les lueurs. Elle avait fait semblant d'être la Bête. Pendant toutes ces années, c'était la Bête qui les avait trompés. Tous.
Dans le cercle de la longue-vue, ceux qui brandissaient des torches apparaissaient maintenant plus clairement. Qui étaient-ils ? Il ne les avait jamais vus. Ils grimpaient aux arbres, hurlaient des sons sans queue ni tête, mettaient le feu aux branchages. Certains n'avaient qu'un seul bras, qu'une seule jambe. Lucien se demanda ce qui avait pu arriver à ces membres manquants.
Et subitement, dans un frisson, il se souvint des pionniers.
Un peu plus tard dans la nuit, alors que la pluie s'affaiblissait et que les nuages en s'effaçant dévoilaient au ciel quelques semblants d'étoiles, il se rappela un autre dicton que ressassaient souvent les Anciens : « Tous les âges d'or mentent. »
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