Chapitre 1 - À toi, le Créateur - Partie 1 - Ô tendre Innocence
La pluie s'arrête, laissant derrière elle des pavés brillants et glissants qui s'emplaquent sur des routes sinueuses. Il ne fait pas froid mais tu sens une légère brise caresser ta nuque et l'odeur de la fumée provenant d'un repas, sûrement prêt à être servi. Pourtant, ça ne vient pas de chez toi.
Toi, tu es assis sur les marches d'un grand monastère. Enfin, si il te semble grand, ce n'est qu'une impression puisqu'il n'est rien face aux autres monastères que les villages voisins possèdent.
Tu viens de finir de nettoyer la cour et tu attends que les autres oblats viennent te rejoindre pour t'amuser un peu. Tu sais que ça ne se passera pas comme ça, que les seuls divertissements qu'ils t'offriront seront de te tirer les cheveux et de t'humilier. Mais tu gardes espoir, parce qu'un jour, tu sais que tu partiras d'ici pour fonder ton propre monastère.
Et dans ce monastère, tu seras seul et ça te suffira. Parce que tu seras unique et tu ne comprendras et n'écouteras que toi. Mais en attendant, c'est quelqu'un d'autre que tu écoutes.
La jeune Enella vient de sortir de chez elle pour aller récupérer de l'eau. Tu te lèves et tu suis son chant mélodieux, répétant allègrement cette comptine qui a été crée spécialement pour te chasser de ce village. Mais quand elle est chantée par un ange pareil, plus rien n'a aucune importance, même ses paroles te paraissent comme une langue étrangère, douce et sucrée.
-Toi le Roi du Loup Pleureur, tourne le dos. Tu ne nous fais pas peur. Toi le Roi du...
-Enella ?
La fillette brune se retourne et fait tomber son seau de bois qui s'écrase par terre. Heureusement qu'il n'était pas rempli, tu fixes ses yeux marrons qui t'observent avec effroi et incompréhension. Ce regard, tu le croises tous les jours, un air de mépris qui te donne envie de recracher tout ce qui a pu transpercer ton cœur au cours de tes 9 dernières années. Et pourtant, tu ne fais rien et tu attends que la jeune fille reprenne la parole. Après tout, ce n'est que de la politesse qu'attend cette enfant. Comme répondant à cette invitation, Enella ramasse son seau et te serre la main en la caressant presque.
-Vous êtes le Loup de Macelle, n'est ce pas ?
-C'est le nom que vous m'avez donné. Que chantez-vous ?
-Ne jouez pas les innocents avec moi. Vous entendez cette musique depuis votre arrivée en tant qu'oblat ici.
-Vous avez raison. C'est une erreur de ma part de vous avoir sous estimé.
Enella détourne son regard pour le porter vers le ruisseau à la sortie du village. Ta conversation semble l'ennuyer, tu sais que tu n'as rien d'intéressant à lui raconter. Toutefois, en la voyant partir en direction de l'eau, tu n'abandonnes pas et tu décides de la suivre et de lui attraper la main. Étonnée, voir quelque peu dégoûtée d'être touchée par toi, elle t'assène une gifle sous le coup du réflexe. Ta joue rougit et tu tente de cacher cette couleur, symbole de faiblesse et de force avec ta main.
-Je peux marcher seule, vous savez ?
-Je le sais. Mais ne pensez-vous pas qu'il est toujours agréable d'avoir la compagnie d'un confrère ?
-Nous ne le sommes pas encore ! Il n'est pas prévu que je devienne oblate avant le mois prochain. De plus, sachez que votre réputation me répugne de tout contact avec vous.
-Le mois prochain ? Vous connaissez donc déjà la date ?
-Disons que je tente de profiter des derniers instants qui me restent avec les autres orphelins. Vous préférez peut-être ressasser le passé de votre enfance et espérer le voir resurgir un jour mais sachez que moi, je préfère me préparer à l'avenir. Parce qu'une plaie fraîchement ouverte sera toujours plus douloureuse que vos petites cicatrices.
Tu arrives enfin au ruisseau avec Enella. Pendant qu'elle commence à récolter l'eau, tu fixes le ciel et les oiseaux qui s'envolent et qui prennent la fuite en direction de la forêt. Tu humes l'air, observe les feuilles des arbres et tu comprends que ce petit instant d'ensoleillement que Dieu t'as laissé ne durera pas.
-Un orage se prépare. Laissez-moi vous aider à transporter ceci jusqu'à chez vous.
-Ne pouvait-il pas arriver plus tôt ? Je n'aurais pas eu à sortir de chez moi, à aller jusqu'ici et à vous rencontrer.
-Je vous trouve bien vilaine.
-Et non pas cruelle ?
-Nous pourrons revoir nos définitions du mal une fois que nous serons à l'abri. Qu'en pensez vous ?
-C'est d'accord.
Enella et toi, vous trottinez vers la maison la plus proche, afin de vous abriter sous sa faible toiture. En voyant que le sol se remplit peu à peu de tâches humides et foncées, tu comprends que tu as vu juste. Une fois au niveau de l'habitation, Enella pose son seau rempli d'eau et en profite pour reprendre un grand souffle. Toi, tu n'es pas fatigué mais tu es inquiet, tu ne veux pas retourner au monastère et revoir tes semblables. Tu ne veux plus sentir leurs ongles pointus arracher les racines de tes cheveux, fermement ancrés sur ta peau. Non, tout ce que tu veux actuellement, c'est rester ici pour écouter à nouveau la voix mélodieuse d'Enella.
-Pourrais-je ajouter quelques modifications à votre chanson ?
-Si vous le souhaitez. Une chanson n'appartient à personne après tout. Elle se construit au fil du temps et ne reste jamais figée. Alors, haussez votre voix et chantez.
-Toi le Roi du Loup Pleureur, tourne le dos. Tu ne nous fais pas peur. Et si les étoiles s'abattent sur toi, nous danserons ta mort avec joie.
-Cette suite est peu travaillée. Mais c'est ce qui fait l'originalité d'une chanson, que tout le monde y apporte sa version. Mais pourquoi souhaitez vous votre propre mort ?
-Parce que ce n'est pas en restant vivant que vous devenez une légende.
Un grondement interrompt ta conversation avec cette délicate fleur. Et cette colère de Dieu laisse place à une inondation provoquée par ses pleurs. Il avait sûrement dû assister à une scène horrible, quelque part dans cette France pour déverser ses larmes ainsi. Mais la jeune Enella n'a pas oublié ta dernière parole et partage son point de vue qui s'oppose au tien. C'est ce qui fait que tu es attiré par elle, parce que tu arrives à la compléter, telle une histoire qui n'est jamais réellement finie:
-Mourir ne fera de vous qu'une tâche nettoyée. Les morts ne peuvent rien dire, ils ne peuvent pas raconter une histoire, ils deviennent muets par le choc, le déni, la colère ou encore la tristesse. Eux aussi, ils passent par le deuil. Sauf qu'ils ne peuvent pas se reconstruire, ils y restent éternellement. Seuls les survivants le peuvent, seuls eux peuvent raconter cette histoire.
-Détrompez vous. J'entend les morts me sussurer à l'oreille leurs exploits et leurs quotidiens. Ils sont très bavards si vous prenez la peine de les écouter et de reconnaître qu'ils ont existé, vous en ressortirez sage et avisée. Mais si vous ne cherchez qu'à écouter ceux qui ont pu devenir des légendes de leurs vivants, vous manquerez les histoires de tous les piliers de ces légendes. Et c'est bien dommage.
-Que voulez-vous dire par là ? Que le récit d'un vulgaire gueux marquera plus mon esprit que celui d'un grand roi aux nombreuses batailles livrées ?
-Non. Mais son récit vous permettra de comprendre que votre vie ne sert à rien et prend sens à sa mort. Vous ne pouvez savoir que vous êtes une légende qu'une fois que vous n'êtes plus de ce monde. Il suffit de compter le nombre de larmes qui ont été déversées en votre disparition.
-Et vous ? Combien de larmes aimeriez-vous avoir lors de votre mort ?
-Si je pouvais en avoir une, la vôtre, je serais le garçon le plus heureux du monde.
Enella cesse de te parler et tend sa main pour recueillir l'eau venant de ces nuages grisâtres. Elle regarde la petite flaque qui cherche à s'échapper dans sa paume. Elle s'amuse à la faire passer partout, entre ses doigts, dessus, dessous puis elle la laisse retomber au sol pour continuer son chemin sous la terre. Elle se retourne ensuite vers toi en attrapant ta manche et en la caressant:
-Vous êtes un garçon bien étrange. Alors je vous donnerais ma larme. Mais moi, je n'en veux aucune. Il n'y aura pas besoin de m'inonder de vos gémissements si je ne respire déjà plus. Parce qu'un mort comme un vivant, a besoin de passer par l'acceptation.
-Vos paroles sur le deuil semblent venir d'un autre siècle. Comme dit par un autre grand génie. Comment faites vous ?
-Il n'y a aucune difficulté. Il suffit de s'adresser à ceux qui deviendront des légendes après vous. À ceux qui entendront notre conversation, aussi lointains soient-ils.
-Pourrons nous un jour les rencontrer ?
-Ça, c'est à eux de le décider.
Les yeux marrons d'Enella transpercent ton coeur, comme si ils avaient en eux des feuilles épineuses qui ne cessent de s'accrocher, de te piquer et de s'incruster dans tes beaux habits blancs. Mais toi, tes vêtements sont marrons. Un marron simple, ennuyant, qui passe inaperçu et qui se retrouve partout. Un marron destiné à faire oublier ce qui sont des oubliés. Une couverture en lin marron te recouvrait quand tu as été oublié, encore bébé. Et c'est dans une boîte marron que tu vas mourir, oublié. Au final, le marron ne signifierait il pas la fin et le commencement de ceux qui n'ont été que des pions ? Des pions sur une table d'échec, elle aussi, marron.
-Loup ! Où te trouves tu petit sot ? Petit clébard, tu nous fait perdre notre temps ! Alors viens, sois vaillant, tel un louveteau orphelin lors de la mauvaise saison.
-Chère Enella, ces idiots à la Croix divine m'imposent de partir. Mais je vous promet que je reviendrais vous aider à finir cette symphonie qui est irritante à mes oreilles.
-Inutile de me vouvoyer, Roi du Loup Pleureur.
À ces mots et au sourire charmant de cette jeune fille, tu sens ton cœur se remplir d'un bonheur immense. Tu lui baises la main, pour paraître plus grand et tu t'en vas à travers les champs pour rejoindre le couvent. Tu passes sur les pavés brillants et glissants qui s'emplaquent sur des routes sinueuses. Tu as froid mais tu sens une légère brise caresser ta nuque et l'odeur de la fumée provenant d'un repas, qui vient d'être servi. Tu jures à toi même que bientôt, ça sera toi qui cuisinera cette odeur dont, peut être, deux enfants liant leur première histoire d'amour, raffoleront.
Et quand tu arrives sur la cour, tout ces projets s'en vont se cacher dans un coin de ta tête tandis cette dernière se fait violemment projetée par terre. Tu savais qu'ils t'attendaient mais tu espérais que leurs cornes pointues et sombres allaient se transformer en un soleil éblouissant dans leur dos. Des démons dans la maison de Dieu...on pourrait croire que c'est le nom d'un livre que quelqu'un, des siècles plus tard pourrait écrire. Un livre qui ne ferait aucun succès à son époque mais qui peut être, verrait son destin changer quand quelqu'un ira le déterrer.
Mais pour l'instant, ce n'est pas l'heure. Là maintenant, il faut penser au moment présent, le vivre et une fois mort, tu auras l'éternité pour penser aux conséquences futures de tes actions. Et peut être souhaiteras tu avoir pris un autre chemin, comme le ferait toute personne humaine. Tu reconnaîtras enfin tes erreurs. Et peut être aussi que tu seras fier de ce que tu as laissé, toi, l'inhumain du futur qui n'a aucun regret.
Et qui n'a donc rien appris de la vie.
C'est la nuit et tu ne dors pas. Non tu ne dors pas. Tu préfères regarder les mouches qui se posent sur les pieds sortis d'un de tes camarades. Son nom est Pierre. Lui aussi, il a été trouvé bébé. Sa mère, sûrement une veuve, ne pouvait s'occuper de lui. Alors, elle a déposé, un soir d'été, le nourrisson aux portes du village. Rapidement, les habitants de Macelle ont confié le petit au Frère Barthélémy. Ils avaient déjà leurs propres enfants à nourrir, pourquoi devaient ils s'enquiquiner d'un autre gosse qui ne partageait même pas leur sang ? C'était comme ça, chez les habitants de Macelle. Chacun pour soi mais travaillons ensemble. Toi, Jean, tu iras récolter ton blé et toi, Félicia, tu cuisineras à partir de ce produit. Comment ça ? Vous voulez...être amis ? Quel est ce mot étrange ? Est ce mieux que d'être associés ?
Qu'est ce...qu'un ami ?
Toi, tu te poses cette question, depuis 9 ans. Ou 10 peut être...tu ne sais plus. Peut être que ton jour de naissance est déjà passé mais tu ne le sauras jamais.
Un ami. Tu ne sais pas comment définir ce terme...peut être que quelqu'un qui connaîtra une amitié puissante pourra la définir d'ici quelques années. Mais toi, tu te demandes si au final, est ce que ça existe l'amitié ?
C'est la nuit, sombre, les loups sont de sortis. Et toi tu es un Loup. Mais tu n'es pas avec tes semblables, tu es au chaud, avec tout ces enfants, reposants comme des morts dans leurs petits lits. Ce ne sont pas tes amis mais alors...est ce que les loups seraient tes amis ? Pourquoi ne vas tu pas avec eux ?
Pourquoi as tu peur d'eux ? Ils sont comme toi. Ils font peur, ils tuent, ils détruisent...peut être as tu peur parce que eux, ils ont et connaissent quelque chose que tu ne connais pas. Vivre en Meute, au final, revient à une forme d'amitié. Peut être ont ils plus de connaissances que toi à ce sujet, plus d'expérience. Ils savent ce qu'être un groupe uni veut dire.
Et toi tu as peur. Tu as peur, comme tout les autres humains, de ce qui est supérieur. Tu sais que tu ne pourras jamais les battre sur les concepts de l'amitié. Alors, tu te caches, au milieu de ton propre bétail. C'est ironique. C'est le bétail qui martyrise le loup depuis 9 ans...ou 10. Tu ne sais pas.
Au final, tu ne sais rien. Tu n'es jamais sortit de Macelle. Tu les critiques parce qu'ils se laissent emprisonner par ces immenses forêts mais toi...toi tu te laisses séquestrer par les petites maisons. De toutes petites maisons, fragiles, insignifiantes. Le Loup de Macelle est terrorisé par sa horde de moutons et par sa meute de loup. Il ne peut pas vivre au milieu de ces champs d'animaux, fleuries par les coquelicots. Il ne peut pas survivre au sein de cette végétation inconnue, sans fin et pourtant limitée.
Il ne peut vivre nul part. Sauf si il a un berger pour le protéger et l'accompagner, une bergère plutôt. Il a besoin de cette étoile qui le guide la nuit et ce soleil qui fait de même le jour.
Le Loup de Macelle au final, c'est toi. Toi et tes peurs.
La nuit est faite pour se poser des questions. Mais quand prends tu tes décisions ?
Tu écris. Tu n'écris pas ton histoire mais leur histoire, celle des morts avant toi. Celle de Mathieu ou bien de Moïse...parfois du Christ. Ceux qui n'ont pas seulement laissé un nom mais une idée. Est ce que plus tard, quelqu'un d'autre laissera une idée ? Est ce fini ? Il n'y aura plus de légendes ?
Est ce qu'un jour, un chevalier ayant reçu une vision de Dieu entrera dans ton histoire ? Devras tu l'écrire ? Et celle d'une enfant, terrorisée et qui raconte ses peurs dans un milieu de guerre, qui l'emprisonne elle et sa famille. Sera t'elle dans un exercice d'écriture elle aussi ?
Et toi, le seras tu ? Est ce que...
Arrête.
Cesse de te poser des questions. Tu n'aides personne à part ta propre souffrance.
Termine rapidement ton travail et rejoins la...Enella. Elle est née, elle est là, elle t'aide à trouver un sens à ces interrogations qui te remplissent la tête inutilement. Il suffit de réfléchir, maintenant, il faut agir. Risque ta vie, meurt. Ce n'est pas en restant vivant qu'on devient une légende. Alors dépêche toi de te suicider et peut être que ta mort incitera les autres à voir les fissures de ce fonctionnement.
Ou peut être seras tu juste à manger pour les insectes qui grouillent sous la terre. Pour ces vermines qui se cachent au plus profond de la lumière de Dieu et qui profite de la chute des autres pour se développer. Ces monstres, ces crapules, ces carambouilleurs qui se croient tout permis.
Si le Vilain ne les punit pas, alors punis les par toi même. Meurt en Légende, ne meurt pas en Les Gens. Tu es mieux qu'eux. Tu le sais puisque que c'est toi même qui te le dis. Et c'est aussi les tic, tac des gouttes qui chutent, prêtes à tomber vers ton tas de parchemins et qui t'informent de ton destin, qui est tout sauf terrifiant. À travers les images floues de cette larme sauvage, tu aperçois une ferme avec un homme, une femme, et six enfants. Il y a quatre garçons et deux filles, dont une qui semble tellement calme et silencieuse qu'on aurait dit un mort qui aurait accepté sa fin. Tu te demandes si ton avenir se trouve là bas, dans cette ferme, entre le champ de tournesols et le château immense qu'on voit au loin. Tu le sais, grâce à ces faibles indices, que tu resteras loyal à cette maison qui a choisi d'accueillir cet homme, cette femme, et ces six enfants, pas sept.
Plouf. La goutte s'écrase sur ton cahier. Elle forme désormais une sorte d'étoile spiralée, qui s'abat de toutes ses forces sur le travail du Roi du Loup Pleureur. Lui, qui est triste et se lamente à chaque découverte, vient de se faire dépasser par les pleurs d'une divinité plus puissante que lui et qui a trouvé refuge dans le plafond du monastère.
Frustré d'avoir perdu cette bataille, le Roi du Loup pleureur se met à sangloter, tâchant encore plus son travail coloré et enfantin. Alertés par ces pleurs, un des Frères, le Frère Jehan, s'approche du Roi du Loup Pleureur et tente de le consoler. Il tente de te consoler.
-Ne pleure pas mon enfant. Essuie tes larmes. Ce n'est qu'un brouillon.
-Mais j'aime les brouillons mon Frère ! Les brouillons sont les preuves irréfutables du cheminement de l'intelligence ! Les versions finales ne sont que de pâles copies, incompréhensibles et sans intérêt !
-Un brouillon est fait pour être froissé. Cette tâche humide est une preuve de l'environnement dans lequel tu as écrit ce travail...n'est ce pas formidable ?
Tes larmes salées se déversent doucement le long de tes joues et ton nez se met à jouer de la musique, s'accordant à la mélodie de tes sanglots. Tu regardes le Frère Jehan, cet homme juste et bon, dont l'esprit ouvert a fait évoluer son cœur. Tu ignores les moqueries des autres enfants qui profitent de l'opportunité pour éliminer leur concurrent. Toi. Ils te lancent leurs flèches empoisonnées pour te faire rétrécir, encore et encore, jusqu'à ce qu'ils t'écrasent comme un insecte ou pire, comme une araignée-loup. Peut être que comme elle, cet environnement pernicieux ne te fera vivre que pendant 1 an. D'ici là, tu auras déjà 10 ans...ou 11. Tu ne sais plus. Les éclairs tombées du ciel de ces garnements finissent enfin par t'atteindre et foudroient le barrage qui bloquait ton torrent émotionnel, pour le laisser se déverser en masse sur ce sol sec et poussiéreux. Peut être que le Roi du Loup Pleureur n'est pas un loup en quête d'une meute mais une araignée-loup, à jamais seule dans sa misère.
-Mon enfant, regarde.
Tu essuies tes larmes et tu tournes la tête vers le Frère Jehan qui te tends alors une longue tige avec une feuille grise, douce et effilochée. Il s'agit d'une plume, appartenance essentielle à un oiseau qui se pensait sûrement libre. Le Frère Jehan plonge alors l'objet argenté dans un bloc d'encre, sans aucune délicatesse. La tige en ressort noire, comme la nuit, comme le mal. Et il se met à écrire avec le sang de ces ténèbres, des mots à l'esthétique avancée et à la langue incompréhensible. Peut être que l'écriture est une arme du Vilain...peut être que depuis le début, toi et tes compagnons, vous n'avez fait que le louer, lui.
-Petit enfant. Si ta colère ne s'apaise pas, les mots le feront.
Le Frère Jehan dépose alors la plume ensanglantée dans tes mains et quitte la salle. Tu la regardes, tu vois les gouttes sombres qui se glissent entre tes doigts et tu vois ton reflet dedans. Tu te vois, en train de tenir dans tes bras une fillette, dont le corps n'est plus qu'un torrent rouge et noir. Un enfant qui hier courait partout et qui aujourd'hui, a cessé de respirer.
-Roi du Loup Pleureur. À quoi penses tu ?
-...Vois tu cette horde d'oiseaux qui s'envolent vers la forêt ?
-Bien sûr. Ils doivent au moins être une trentaine.
Tu te retournes vers Enella, dont la tête est levée vers le ciel comme scrutant la moindre petite goutte de pluie qui viendrait humidifier son front si doux. Avec ses beaux cheveux bruns détachés, elle te fait penser au plumage d'un oiseau prédateur, s'envolant vers les nuages lointains, si lointains. Tu te demandes si un jour, l'être humain sera capable de voler. Voir même, de les survoler, ces nids de neige qui te narguent, perchés dans cette robe bleutée.
Tu t'amuses à les compter un à un, avant qu'ils ne se mettent à se rejoindre. Tu les vois qui s'accrochent, s'emmêlent, se mélangent entre eux avant de former une boule de roche flottante qui émet soudainement un grondement lointain. Tu lui lances des éclairs pour répondre à cette insulte. Tu es exaspéré que chacune de tes journées avec la belle Enella se terminent en un torrent glacial où le soleil joue à cache-cache. Était ce Dieu qui s'opposait à l'amitié des deux enfants ? Ou...peut être quelqu'un d'autre ?
Non, il n'y avait qu'une seule divinité.
Et cette force surhumaine, c'était elle. Enella, protégée d'un agriculteur et d'une mère dévouée. Première fille d'une fratrie de sept enfants. Cinq garçons, Enella et sa petite soeur. Les familles nombreuses, elle les connaissait. Toi, tu la jalousais pour ça. Tu te demandais si tu avais peut être un frère ou une sœur, quelque part dans cette France qui n'attendait que ton retour. Qui attendait que tu grandisses et que tu puisses protéger ceux que tu aimais.
Tu regardes alors tendrement la plume que le Frère Jehan t'as offert. Tu te demandes si c'est ça, faire parti d'une famille. Tu aimerais tenter l'expérience, au moins pour un jour.
Puis, tu vois une goutte humidifier la plume divine. C'est l'heure de rentrer.
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