Les Lettres Perdues
Les Lettres Perdues
Disparus étaient les mots qui jaillissaient jadis de sa plume. Disparue était son envie d'en déposer sur le papier frémissant. Disparue était sa passion jugée étrange de noircir des pages entières d'arabesques pittoresques. Disparues étaient les pensées qui l'amenaient sans cesse à rêver par les mots.
Disparue était son imagination inspirée par le souffle du vent et le ballet des feuilles mortes d'automne.
Aujourd'hui, sa main n'était plus à saisir lestement une plume et un petit récipient d'encre. Aujourd'hui, ses yeux n'étaient plus posés sur des grains de papier blanc disparaissant entre les lignes. Ces envies avaient disparu, emportées par le temps et quelque affreux événement, effacées par la grisaille cotonneuse qui obscurcissait le ciel avec quelques heures d'avance. Oubliées dans une vie suspendue entre peine et désespoir.
Un silence morose régnait dans l'antre négligé de la jeune adolescente, qui gisait immobile sur les draps plissés de son lit. La petite fenêtre close laissait tout juste rentrer un carré de lumière, qui éclairait le sol à quelques centimètres d'une paire de pantoufles affichant gaiement « N'oublie pas de sourire ! », aux côtés du dessin d'un soleil joyeux. Quelques vêtements étaient étendus sur le parquet, dans l'attente d'être ramassés et rangés ; un petit tapis vert demeurait non loin, pressé de chatouiller à nouveau la plante de pieds aventureux, et une fine pellicule de poussière commençait à couvrir le tout d'un manteau grisâtre.
Les seuls meubles de la pièce étaient plongés dans la pénombre grandissante ; seul l'un d'entre eux, disposé à l'endroit le plus surprenant de la chambre, bénéficiait d'un peu de la lumière extérieure, filtrée par la fenêtre à laquelle il faisait face. Ce meuble était sans doute le plus utilisé par sa propriétaire.
C'était un bureau, encombré au possible, avec tout juste un peu de place où apercevoir le bois couleur caramel qui le constituait. Le reste de l'espace était entièrement mobilisé par des piles de feuilles noircies d'encre, même si celles-ci demeuraient dans l'immédiat à l'abandon. Ce bureau était situé en plein centre de la chambre, au milieu de tout. Sur son côté gauche s'étendait le lit assorti par sa couleur aux autres meubles. Sur la droite était disposée une large armoire, dont les portes coulissantes étaient dotées de miroirs clairs qui reflétaient la petite chambre pour lui conférer des dimensions plus conséquentes.
Derrière le bureau, en revanche, il n'y avait rien d'autre que le mur peint d'un jaune pâle. Un mur dénudé, vierge, éternellement vide et triste. Autrefois, lorsque l'adolescente et écrivaine en herbe qui vivait là manquait d'inspiration, elle faisait pivoter son bureau, et restait assise pendant des heures, à imaginer à travers le rien du mur l'esquisse de son prochain périple. Mais pas aujourd'hui ; pas plus que la veille ou même l'avant-veille. Ces derniers temps, même le portail imaginaire du mur ne parvenait pas à lui faire lever la tête.
Ces derniers temps, même son bureau n'accueillait plus de taches d'encre maladroitement essuyées.
Azalée ne vivait presque plus, ces mots qu'elle chérissait tant avaient disparu dans le chagrin d'une trop grosse perte. Ils étaient morts, volatilisés en même temps que sa joie lorsque, moins de deux semaines auparavant, elle avait vu le dernier souffle de vie quitter sa tante, sa plus grande source d'inspiration. Finies les balades en forêt, à danser avec les feuilles au vent et à écouter les piaillements indignés des oiseaux dérangés dans leurs nids. Finies les histoires fabuleuses racontées au coin du feu crépitant. Finis les sourires taquins, les jours d'anniversaire, quand une part de gâteau chocolaté était mystérieusement subtilisée. Finis les messages quotidiens qui indiquaient systématiquement que « La suite de tes aventures sont attendues avec impatience » ...
Sa tante était partie et elle ne reviendrait pas. Sa maladie funeste y avait veillé.
Brusquement, sans raison apparente, l'adolescente se redressa et empoigna ses bottines en les enfilant vivement. Elle se fixa un instant de ses yeux vides dans le miroir géant de son armoire. Elle avait l'air débraillée avec son long pull-over d'un bleu délavé mille fois trop grand, et ses cheveux auburn en pagaille auraient largement mérité un coup de brosse, mais elle n'en avait que faire. Elle empoigna machinalement un petit sac noir garni de feuilles blanches et de quelques stylos, puis quitta son logement sans un mot sous le regard inquiet et surpris de ses parents.
La rue du petit village était déserte et les maisons silencieuses. Le cours du temps semblait s'être arrêté en même temps que la vie d'Azalée. Celle-ci frémit quand une légère brise vint lui caresser la joue, et son esprit embrumé parut s'éclaircir un peu. Elle observa avec indifférence les couleurs ternes qui l'entouraient et traversa la rue d'un pas rapide pour se faufiler sur un petit chemin de terre entre deux maisons. Peu de personnes en connaissaient l'existence, c'était sa petite échappatoire à elle. Quand sa journée était dure, ou même que l'envie d'écrire lui manquait, elle empruntait le chemin montant et le suivait jusqu'à un petit promontoire qui surplombait le village. Là-haut, elle s'asseyait sur un tronc couché, et pouvait apercevoir la vallée d'un œil neuf. Puis elle prenait l'une de ses feuilles encore vierges et, d'une main sûre, laissait les mots s'y étaler.
Mais à ce moment précis, elle ne songeait pas à écrire. En vérité, elle ne pensait pas tout court.
Azalée s'assit sur l'écorce rugueuse, et là, se muant en une statue de marbre, elle observa l'alignement familier des habitations que le temps nuageux rendait moroses. Entre elles serpentaient quelques malheureuses routes qui filaient ensuite vers l'horizon pour quitter la vallée. Plusieurs arbres poussaient çà et là au milieu de rares touffes d'herbes sauvages.
Aucune fleur, aucune vie en ce dimanche lugubre. Aucune école, aucune boutique ne prenait sa place dans le petit village qui était plus souvent qualifié de « hameau » : c'est à peine s'il avait un nom.
Azalée se perdit dans ses pensées incertaines et ne vit ni n'entendit des pas discrets s'approcher.
Un jeune homme au teint clair s'approcha, et leva les mains en signe de paix quand Azalée sursauta à sa vision. Il portait un fin manteau de cuir qu'il n'avait pas fermé, et un jean basique qui recouvrait partiellement ses chaussures ocres. Ses yeux calmes d'un kaki profond renforçaient l'air posé et serein de son expression, qui analysait tranquillement Azalée. Cette dernière se poussa à son arrivée, gênée, pour laisser un peu de place à l'inconnu sur le tronc d'arbre.
Le nouveau venu ne dit rien, mais s'assit et fixa son regard sur le lointain.
« Tu viens souvent ici ? » demanda-t-il d'un ton peu pressé qui apaisa Azalée.
La jeune adolescente ne lui répondit pas immédiatement, mais elle fut surprise du timbre cristallin de la voix, et elle tourna un instant son visage triste vers l'inconnu avant de le reporter à nouveau sur la vallée.
« Seulement quand mes pensées grondent en moi en un ouragan déchaîné. » dit-elle d'un ton détaché.
L'autre leva un sourcil, surpris par les mots d'Azalée. Le trouble s'invita dans son regard.
« Et cette tempête s'est-elle apaisée ? » s'enquit-il.
« Elle bourdonne toujours sans que je n'arrive à penser... » déplora Azalée qui se tournait vers l'inconnu. « Quel est ton nom ?
- Elio. » se présenta l'adolescent. « Et toi ?
- Azalée.
- C'est un joli prénom... »
Ladite Azalée ne répondit pas, mais une pointe de rose vint colorer ses pommettes.
Il y a de cela presque huit ans, sa tante lui avait appris que son nom venait d'une fleur. Une très belle fleur, bien plus jolie qu'elle d'après Azalée, mais sa tante lui avait affirmé que jamais une fleur, même si belle, ne pourrait imiter l'éclat de vie qui parcourait la jeune fille avec fugacité lorsqu'un sourire se peignait sur ses lèvres.
« Hé ho ! »
Azalée revint soudain à elle et se rendit compte, effarée, qu'elle s'était à nouveau perdue dans ses pensées. Elio agitait une main pâle devant ses yeux.
« Euh... Pardon ? » s'excusa-t-elle.
« Je te demandais ce que tu gardais si jalousement dans ce sac... » répéta le jeune homme.
Azalée écarquilla les yeux avant de les baisser sur son sac qu'elle agrippait fermement sans s'en rendre compte.
« Oh ! » s'étonna-t-elle. « Ce sont des manuscrits... J'aime bien écrire des ébauches.
- Vraiment ? » s'enquit Elio avec intérêt. « Je peux y jeter un œil ?
- Bien sûr ! » accepta nonchalamment Azalée. « Mais ce ne sont que quelques griffonnages, ne t'attends pas à quelque chose d'extraordinaire... »
Elio attrapa les feuilles qu'Azalée lui tendait, et se mit à les parcourir de long en large, de façon simplement curieuse, les sourcils légèrement froncés. Puis son expression se transforma pour laisser apparaître un regard brillant que la jeune écrivaine ne savait pas interpréter. Quelques instants plus tard, alors qu'il avait lu et relu chaque mot, un sourire se dessina sur ses lèvres, et il rendit les manuscrits à Azalée d'un air béat.
« Tu as du talent ! » s'exclama-t-il. « Ce sont bien plus que des griffonnages si tu veux mon avis ! Il faudra que tu me fasses lire la suite... »
Cette dernière phrase fut accompagnée d'un clin d'œil complice à l'écrivaine en herbe, qui était devenue pivoine.
« Je suis désolée de te décevoir.» lui répondit Azalée avec un semblant de rictus. « Mais elle ne sera sans doute jamais écrite. »
La joie d'Elio retomba d'un coup.
« Pourquoi donc ? » demanda-t-il.
« Je n'écris plus. » répondit simplement Azalée. « J'en ai perdu l'envie.
- Comment ? » s'étonna Elio. « Il s'est passé quelque chose ? »
Azalée ne répondit pas et son visage se ferma. Elio parut gêné.
« Pardon, je n'aurai pas dû évoquer le sujet... » s'excusa-t-il. « C'est ton choix après tout... Mais je trouve cela dommage, tu as réussi à me transmettre chacune des émotions de la protagoniste dans ton texte. C'est un don que tu as. Je dis ça en connaissance de cause, crois-moi, même les émotions les plus vides de sens peuvent être insufflées dans un texte, et c'est un art que tu maîtrises... »
Les deux adolescents se turent d'un commun accord, et reportèrent leurs regards vers l'horizon. Ils restèrent ainsi plus de deux heures, sans penser, sans parler, simplement à regarder le village s'assombrir au creux de la vallée, et le ciel se teinter de reflets orangés derrière l'épaisse couche cotonneuse des nuages. Le vent les poussait inlassablement vers l'ouest dans l'espoir qu'ils s'en aillent sans revenir, et ses efforts continus commençaient doucement à porter leurs fruits.
Mais lorsque l'obscurité fut tombée comme un voile de nuit sur la vallée, Azalée et Elio furent contraints de quitter leur repère perché pour regagner leurs domiciles, et ils se raccompagnèrent jusqu'en bas du chemin, où Azalée traversa la rue tandis qu'Elio partait sur la gauche...
***
Azalée se réveilla en sursaut, le visage blanc comme un linge et les yeux hagards, son cauchemar déjà envolé. Elle se rallongea avec un soupir, mais ne parvint pas à retrouver le sommeil. Blottie dans sa couette, elle pleura tout son saoul. La fatigue lui donnait l'effet de devenir folle, et ses cauchemars incessants la rendaient insomniaque.
Quand les larmes cessèrent enfin, son esprit lui susurra une idée inattendue, prendre place à son bureau et laisser sa plume courir sur le papier.
Mais elle refoula son envie étrange. Elle n'avait pas écrit depuis plusieurs semaines, et l'inspiration l'avait abandonné. Pourtant, quand elle eut émis cette pensée, une voix cristalline résonna jusqu'à ses tympans, accompagnée du souvenir trouble d'un visage clair aux yeux verts. Azalée n'avait pas revu Elio depuis ce dimanche morose où elle était sortie de chez elle. Le tronc rugueux était resté vide.
Mais ses mots restaient gravés dans son esprit, « Même les émotions les plus vides de sens peuvent être insufflées dans un texte »...
Alors Azalée se leva, et lentement, elle tira son tabouret pour s'installer devant son bureau, face à la fenêtre close qui ne reflétait à cette heure que la nuit. Puis, ouvrant avec une délicatesse tendre un petit pot d'encre bleu, elle saisit sa plume de verre, et, sur la pâleur d'argent d'une feuille vierge, elle commença à tracer des arabesques élégantes, qui elles–même formaient des lettres, puis ensemble, des mots. Et les mots devinrent des phrases, puis les phrases, des paragraphes.
Azalée écrivit, et écrivit encore au cœur de cette nuit sans lune. Elle déversa toute sa peine liée à la mort de sa tante, toute sa déception de n'avoir pas revu Elio, toute sa frustration d'avoir perdu l'inspiration, puis tout ce manque, ce vide qui semblait l'habiter depuis un temps. Elle noircit ainsi les pages pendant des heures et des heures, jusqu'à ce qu'elle posa le point final, tandis que l'aube commençait à pointer...
*****
La mère d'Azalée traversa le couloir d'un pas silencieux, et ouvrit d'une main fébrile la porte éternellement close de la chambre de sa fille, décidée à enfin parler avec elle de sa défunte tante.
Mais lorsqu'elle ouvrit la porte, elle découvrit avec surprise qu'Azalée ne s'y trouvait pas. Sur son bureau baigné de la lumière du ciel exceptionnellement dégagé, un mot avait été laissé, griffonné à la hâte :
Maman, Papa,
Je suis partie tôt ce matin, car j'ai à remplir une importante mission. Ne vous inquiétez pas, je serai rentrée avant le déjeuner.
Avec amour,
Azalée
*****
Azalée courut le long de la rue, entre les maisons tout juste réveillées et les premiers passants, cherchant partout le nom d'Elio. Mais elle ne le trouva pas. Sur aucune boîte aux lettres, sur aucune lèvre. Elle chercha longtemps, et par deux fois, mais en vain, et le désespoir commençait à la gagner. Alors elle rejoignit le petit chemin de terre, entre les deux maisons, le seul endroit où elle n'avait pas encore cherché, habituée à le trouver désert.
Elle le gravit lentement, les membres fatigués par leur longue course à travers le village. Elle buta contre plusieurs cailloux, et évita avec peine les racines vicieuses avant d'enfin arriver au promontoire.
Un jeune homme se trouvait là, le teint clair, les yeux kaki, avec un fin manteau de cuir, des chaussures ocres, et une voix cristalline.
Le visage d'Azalée s'illumina à sa vue et elle s'élança jusqu'au tronc sans se soucier de son attitude juvénile. Elio sourit à son tour dès qu'il aperçut la jeune écrivaine, et elle s'assit, le souffle court et les joues écarlates sur le tronc, serrant contre elle une série de feuilles noircies d'encre, attachées entre elles par un ruban cinabre.
« Salut ! » souffla Azalée, gênée.
« Salut ! » répondit gaiement Elio.
Il y eut un silence éphémère, durant lequel aucun des deux adolescents ne sut quoi dire.
« Je croyais que tu n'écrivais plus. » énonça tranquillement Elio avec un intérêt évident pour les feuilles entre les mains d'Azalée.
« Il se trouve que les paragraphes ont recommencé à fleurir du bout de mes doigts, alors que la tempête de mon esprit faisait rage ! » sourit l'adolescente avec une malice nouvelle. « Elle est maintenant apaisée, et c'est grâce à toi. »
Elio sembla surpris et touché par ces paroles, puis il couvrit à nouveau son visage d'un sourire éclatant et ses yeux brillèrent d'un éclat plus vif que jamais.
« Eh bien, je suis heureux de te voir sourire avec des feuilles entre les mains ! » s'exclama Elio. « Tu m'offriras tes griffonnages pour me remercier... »
Il fit un clin d'œil complice à Azalée, mais celle-ci garda un air très sérieux qui le déconcerta. Elle plongea son regard dans le sien.
« Promets-moi de revenir demain. » exigea Azalée.
« Juré. » promis Elio.
Azalée acquiesça, et tendit les manuscrits tout juste écrits à Elio, qui la regarda avec une joie non feinte. La jeune écrivaine sourit timidement, et se levant, prit congé de son ami de fraîche date, le laissant seul sur le tronc surplombant le village, avec pour unique compagnie un paquet de feuilles manuscrites qu'il observait avec avidité.
Arrivé au terme du récit, il resta bloqué sur le dernier paragraphe, qui, comme les mots qu'il avait un jour adressés à Azalée, se gravait à présent en lui pour le marquer à jamais d'une encre d'émotion.
« Et c'est ainsi, grâce à quelques mots lâchés par un dimanche morose, que Lisa put trouver ce qui l'animait vraiment : peu importaient les caprices de la vie, ses hauts et ses bas, tant qu'elle portait ceux qu'elle aimait dans son cœur et que demeurait à ses côtés un ange pour le lui rappeler... »
Par Lainceleg
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