Chapitre 6


Son sac à dos se balançant sur son épaule, ses écouteurs enfoncés dans ses oreilles, Maëlle marche. Son père l'attend à son cabinet, elle a intérêt à se dépêcher. Si en plus de lui annoncer sa mauvaise note au contrôle surprise pour lequel elle avait pourtant révisé elle arrive en retard, elle va passer un sale quart d'heure. Les notes, c'est la vie, pourrait être le credo de son père ou de son frère. Sa mère serait plutôt du genre « Les apparences avant les sentiments »... ou quelque chose dans le même ton.

Sur le rythme de Queen, elle repense à ce que lui a dit Eliott à la fin des cours. A cette lettre qu'il a envoyée. A ce besoin constant qu'il a de l'aider. D'une certaine manière, elle trouve cela réconfortant de savoir que quelqu'un tient à elle, se tient à ses côtés quoi qu'il arrive. Tout le contraire de certaines de ses amies qui se fichent de ses idées, de ses projets autant scolaires que personnels. Elle est mieux avec Eliott. Elle est elle-même. Et elle espère que lui aussi est heureux d'être son ami. Elle ne voudrait pas être un fardeau. Il est cette lueur, ce pansement qui se dépose sur ses plaies à vif. Celui qui lui tend la main, au risque de tomber avec elle dans un gouffre sans fond. Et elle ferait de même pour lui. Elle espère seulement qu'il le sait... Mais là ! Il a dépassé les bornes! Et ce postier qui...

Elle se rend soudain compte qu'elle n'avait pas pris conscience jusqu'alors de l'importance des postiers dans son processus, du fait qu'ils font partie intégrante des acteurs principaux de son histoire. Car oui, ce projet n'est pas uniquement centré sur elle et sur son correspondant. Elle se sent embarrassée de ne pas y avoir réfléchi avant mais aussi reconnaissante envers Eliott de lui avoir ouvert, certes inconsciemment, les yeux. Elle a désormais une nouvelle piste pour approfondir son travail. Espérons que cela plaise plus à son enseignant que son étude de document qu'elle vient de réaliser et pour laquelle elle a eu une si mauvaise note. Pourquoi diable a-t-il fallu que son prof les corrige le jour même ? N'a-t-il vraiment rien d'autre à faire de sa vie ?

Elle shoote dans un caillou et grimace. Ça fait mal. Et elle est toujours aussi fâchée. Fâchée contre elle-même de sa contre-production du jour, fâchée un tant soit peu contre Eliott qui lui a fait des cachotteries et fâchée contre son frère parce que sa stupide petite amie et toute sa famille viennent manger à la maison ce soir !

Sur les accords de Thirthy Seconds To Mars, elle laisse s'envoler ses sentiments négatifs. Elle les imagine en volutes de fumée qui s'élèvent, se fondent dans les nuages et disparaissent aussitôt. Elle imagine un oiseau qui vient, d'un battement d'aile, dissiper le reste de brume qui s'accroche encore à elle. Cet exercice mental est un de ceux qu'elle effectue avec Eliott. Il est porté sur la méditation et les images mentales. Elle préfère le concret et frapper dans punching ball lorsqu'elle est énervée. Pourtant, elle le laisse la guider et la calmer... sans toujours grand succès. Elle a tendance à s'agacer contre la voix trop lente du guide de médiation, contre les positions inconfortables dans lesquelles il faut rester assis. Alors, son ami a eu une idée. Il a créé à son intention une nouvelle médiation, moins restrictive et ennuyeuse à son goût. Ensemble, ils visualisent leurs émotions négatives et trouvent un moyen distrayant pour les faire disparaître.

Les élèves les trouvent bizarres mais les oublient souvent. Enfin non, ils oublient Maëlle. Certains diraient qu'elle est commune, qu'elle passe inaperçue. C'est vrai qu'elle ne cherche pas à sortir du lot, à se démarquer des autres. Si elle le désirait, peut-être le pourrait-elle. Mais pour cela, il faudrait qu'elle se fasse confiance. Eliott lui, attire les regards sans vraiment les chercher. Ces dernières années, il s'est embelli mais ne s'en est pas rendu compte. Pour lui, il est toujours le même gamin aux dents de devant cassées et aux joues rebondies qui ne sait pas faire de clin d'œil. Mais il a ce que l'on appelle du charisme. Une aura chaleureuse et enivrante qui fait tourner les têtes à de nombreuses demoiselles.

Mais il a Maëlle. Et cela lui suffit largement.

Si les autres les jugent différents, c'est car avec Maëlle et sa musique, sa manière de rédiger qui date d'il y a plusieurs siècles et Eliott avec sa médiation et son calme, son sérieux, tous deux dénotent face aux envies de fête des autres lycéens et à leur langage moins philosophique. Leurs bizarreries combinées forment pour les deux adolescents un véritable cadeau. Et si Maëlle tente parfois de les réprimer, de se changer, Eliott la prend par la main et lui montre qu'elle n'a pas à avoir honte d'être différente.

Arrivée au cabinet de son père, elle se pose dans un coin, son sac sur les genoux, lui servant de table pour la rédaction de sa lettre.

26 octobre 2022

366 Arroïlabaita bidea, 64500, Urrugne

Monsieur Berckley,

Merci de votre franchise et de votre délicatesse. Vos réponses me seront précieuses et j'espère sincèrement avoir une bonne note (mais bon, avec mes profs lunatiques mieux vaut ne pas se faire des idées). Pour ce qui concerne votre vie privée, je ne vais bien sûr pas en parler si cela vous dérange, je ne voudrais pas vous mettre mal à l'aise. Voilà pour la partie "protocolaire".

Elle est perturbée par la voix criarde du secrétaire qui prend un malin plaisir à parler plus fort lorsqu'elle se trouve au travail de son père. Coup bas, pense-t-elle. Ce n'est pas parce qu'il ne peut pas le supporter qu'il doit se venger sur moi. Mais allez donc dire cela à un homme dont la stature imposante en effraie plus d'un et qui, par-dessus le marché, ne sourit jamais.

Elle réprime un frisson, resserre ses jambes et continue.

Bien sûr, vous pouvez m'appeler Maëlle et vous pouvez également me tutoyer.

Je vous avoue que j'aimerais également poursuivre notre échange épistolaire. Les gens sont tellement accrochés à leur téléphone, à leurs écrans qu'ils en oublient qu'on peut très bien se parler en face ou sur un bout de papier. Les lettres sont magiques. Elles ont une odeur, une identité propre. Elles respirent le savoir, elles expirent la sagesse. Elles sont le porte-parole d'un monde oublié.

J'aime tellement écrire. Comment des personnes peuvent-elles oublier le glissement du stylo sur la feuille ou encore la délicatesse du papier ?

Sachez que je ne vous trouve nullement égoïste à vouloir bannir l'ennui. J'en connais tout un rayon. Plus d'une fois j'ai regardé par la fenêtre en espérant trouver une idée, quelque chose qui rende ma vie plus trépidante, moins longue. Pourtant, malgré de nombreuses tentatives, mes essais sont restés vains. Je me suis ainsi retrouvée à me lamenter sur mon sort, sur cette vie, ma vie qui manque de piquant. Mais écrire est une bonne distraction. Cela enlève les soucis et les problèmes. L'écriture nous vide la tête tout en la remplissant d'idées nouvelles. L'écriture est magique. Il y a une chose que j'adore faire : imaginer la vie des gens que je croise, que ce soit la pointure de leurs chaussures ou leurs passions. Je crée de toutes pièces en essayant de me rapprocher au plus juste de la réalité. Mais c'est sûr souvent. Parce que ce que l'on voit avec nos yeux n'est qu'une infime part de l'être en face de nous. Par exemple, prenons le secrétaire de mon père : Jacob. Il est immense, une vraie armoire à glace. Il a les traits tirés, souvent l'air en colère. Il déteste mon père et je pense qu'il ne nourrit pas à mon égard des élans de franche sympathie. Peut-être chausse-t-il du 48. Peut-être est-il célibataire depuis peu de temps car sa copine l'a trompé. Peut-être qu'il a eu un problème avec sa voix, que une de ses cordes vocales s'est brisée alors qu'il tentait de devenir chanteur. Peut-être que ce métier n'est pas celui de ses rêves, comme psychologue n'est pas le mien.

Sentant un regard peser sur lui, Jacob relève la tête. Maëlle lui sourit et il se renfrogne (jamais la jeune fille aurait pu penser qu'il pouvait paraître encore plus énervé).

Je crois que j'aurais aimé devenir écrivain si mes parents ne m'en avaient pas dissuadée. Selon eux, mieux vaut s'assurer d'avoir un revenu fixe et de l'assurance d'avoir un toit au-dessus de la tête que d'avoir des étoiles dans les nuits et des rêves plein la tête. Alors me voilà, à prendre une option en psychologie et honnêtement, je m'ennuie. Mais, c'est grâce à cela que je vous ai rencontré.

Le doux timbre nasillard du secrétaire vient encore la perturber. Légèrement exaspérée, elle se retourne vers lui, lui lançant un regard peu amène. Ce dernier hausse les épaules et lui désigne son père qui se dirige vers la porte. Elle n'aura pas le temps de finir sa lettre ici, elle mettra donc le point final à la maison.

Elle ne prête pas attention au regard inquisiteur de Jacob. Il se penche en avant, essayant de voir au-dessus du comptoir ce qui la passionnait tant. Il voit une feuille et des mots. Une page de journal intime sans doute. Il est sûr que cette petite pimbêche est une de ces mijaurées qui tiennent un cahier dans lequel elles racontent leur vie emplie de désespoirs de filles à papa. Il grimace. Il la déteste, cette petite dinde.

Dans un mouvement brusque, la papier s'envole et se dirige tout droit vers lui. Persuadé qu'il s'agit d'un signe du destin, il s'en empare avec joie. Enfin une occasion se présente pour lui permettre de remettre à sa place la petite qui n'a pas arrêté de le regarder d'une manière étrange ; comme si elle l'analysait.

Il commence sa lecture, survolant un peu l'ensemble. Il doit faire vite, même si elle n'a pas encore remarqué l'absence de la feuille, trop occupée à faire rentrer son blouson dans son sac. Peine perdue, elle s'y prend comme un pied.

Il arrive enfin sur la partie le concernant. Il se prend un coup à l'estomac, un violent uppercut. Il ne cache pas son animosité envers elle mais fait bonne figure devant le docteur, lui souriant et lui proposant un café, comme si c'était la meilleure chose qui pouvait lui arriver.

Car oui, il ne voulait pas finir secrétaire, mais comédien -et non pas chanteur comme Maëlle le soupçonnait. Comme elle, ses parents lui avaient dit de s'orienter vers des études plus sérieuses et concrètes. Avec sa voix, comment pouvait-il parler devant une large audience ? Et puis le théâtre, personne n'y va plus de nos jours ! Il avait rué, avait choisi de croire en ses rêves. Il a cru mourir le jour où il a appris qu'il avait échoué à son casting, celui qui devait faire de lui une vedette. Il a essuyé refus sur refus, les comédiens ayant tous plus d'influence et de connaissances que lui et a dû retourner chez ses parents, la tête basse et la rage au ventre. C'est cette même rage qui le fait tenir, se battre et avancer. Ce carburant l'épuise certes mais c'est le seul qu'il ait en sa possession.

Sa rancœur ne s'est sans doute pas atténuée, pourtant, il se sent plus proche de la petite. Tous deux ont vu leurs espoirs déçus.

Un raclement de gorge le fait alors sursauter. Devant lui se tient Maëlle, les bras croisés dans une attitude qui se voudrait menaçante mais qui ne l'est pas véritablement ; la lueur qui illumine son regard brisant cet aspect là de sa personne.

« J'ai dit à mon père de m'attendre dans la voiture, que j'avais oublié un stylo...»

Jacob hoche la tête, se sentant soudain trop serré dans son uniforme de travail. Autour de lui, les murs blancs cassés, décorés de posters sur l'hygiène et produits médicaux, se rapprochent lentement, paresseusement, le prenant en étau.

« Alors, vous vouliez devenir quoi, vous ?

- Comédien, lui répond-il en un murmure

Elle lui adresse un large sourire,

« C'est vrai que ça vous va mieux que chanteur... J'aimerais bien vous voir jouer un jour. Vous préférez quel type de pièce ? Le style comique de Molière ou la dramaturgie de Racine ? Ou peut-être le moderne de....

- Maëlle, nom de Dieu ! Trouve moi ce foutu stylo qu'on en finisse et monte dans la voiture !

Elle soupire, laissant échapper un discret : « Ça va, y'a pas le feu, » avant de s'en aller, laissant Jacob fermer le cabinet et prendre les appels des derniers patients.

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Une fois arrivée à la maison, Maëlle ne laisse pas à son père le temps de s'énerver sur son 7/20, note qu'elle lui a annoncé lorsqu'ils passaient le portail, et fonce se mettre à l'abri dans sa chambre. Avec un peu de chance, elle aura la paix. Il devra forcément se préparer, sortir son whisky spécial invités et surveiller ce qu'Ambre cuisine avant leur arrivée . Elle peut donc s'atteler à la rédaction de sa lettre, sans risque d'être interrompue.

Alors, si vous me le permettez, j'aimerais en apprendre plus sur Héloïse. D'ailleurs, je me demandais si vous seriez enclin à en parler avec une inconnue. Il est vrai que peu de personnes osent se dévoiler en si peu de temps car même dans votre première lettre, vous m'avez confié des moments de votre vie. Je trouve votre « cas » très intéressant. Ne le prenez pas mal, je ne vous trouve pas étrange ou fou (malgré le fait que le monde entier est soumis à notre folie) mais d'un point de vue sociologique et psychologique, c'est assez... inhabituel. Les personnes avec qui j'ai eu le loisir de converser sont plus pudiques et avares de détails. Certains m'auraient sans doute répondu avec une lettre de trois lignes mais pas vous. Pensez-vous que c'est votre éducation ou encore votre âge (encore une fois ne le prenez pas mal) qui influe sur cette franchise dont vous faites preuve ?

Je vous salue sur ces dernières paroles et vous souhaite une bonne journée.

Maëlle

PS : Merci d'avoir répondu à Eliott de la manière dont vous l'avez fait. Il m'a tout expliqué. Je l'adore mais il est parfois (voire même tout le temps) méfiant envers les inconnus. Et surtout, surtout, très protecteur. Espérons que cela lui serve de leçon.

« Maëlle, descends tout de suite ! »

La voix de son frère la tire de sa rêverie. Elle suit l'injonction de son tyran, après avoir bien pris soin de caler la lettre dans son enveloppe. Les amis de ses parents sont venus dîner et leurs fils sont bien plus que des fouineurs de première catégorie.

Un concert de glapissements l'accueille quand elle arrive au salon. Le ménage ainsi que la décoration minimaliste et soignée de sa mère ne vont pas tenir longtemps face aux deux petits diablotins. Un enfant, c'est déjà bien mais des jumeaux... Devant les jouets éparpillés, ici et là, Maëlle fronce les sourcils. Cela annonce le carnage. Une petite tête noire vient se coller contre ses jambes pour l'empêcher d'avancer. Une deuxième arrive et pousse l'autre sans ménagement en riant. Leur tapotant les cheveux distraitement, Maëlle tente d'avancer vers la salle à manger. Autant dire qu'elle se meut à la vitesse d'un galérien, pourvu de boulets pour éviter de s'échapper.

Une fois son périple achevé, elle peut enfin s'asseoir et se rend compte, avec horreur, qu'elle s'est assise face à la fille des Martinson. Elle ne peut changer de place sans se faire remarquer. De toute façon, cela serait impossible : il n'y a plus une chaise de libre.

Elle grimace et sa mère lui donne un coup de coude. Mère et fille se fusillent du regard tandis que Clara prend la parole, un sourire doucereux plaqué sur le visage :

« Mél, je suis si heureuse de te voir. Comment tu t'en sors avec cette dernière année au lycée ? Ce n'est pas trop compliqué, tu sais la psychologie, la sociologie et je ne sais quoi ? Tu as l'air sacrément fatiguée ma pauvre ! Je compatis tu sais, en médecine je ne dors pas plus de quatre heures mais ma réussite en vaut la peine.

Alors qu'elle s'apprêter répliquer vertement, son père se racle la gorge, cassant net l'élan de sa progéniture :

- Elle aurait pu faire bien mieux ce trimestre ; c'est une certitude, il lance un regard en coin à la jeune fille qui se ratatine, le 7/20 a dû lui rester coincé dans la gorge

"Tu n'as vraiment pas bonne mine ma fille. En revanche, tu devrais manger moins. Tu ne veux pas devenir grosse quand même ? Je sais que ta mère cuisine divinement bien mais fais attention !" il ponctue sa phrase d'un petit rire et tous les convives s'esclaffent en cœur créant ainsi un concert discordant de croassements et raclements de gorge.

Pour eux, il s'agit seulement d'une blague familiale et il aurait été impoli de ne pas suivre leur hôte. Ils continuent leur conversation, ne se rendant pas compte de la peine qu'ils ont causé à Maëlle.

« Tu pourrais t'inscrire à la salle de Clara, je suis sûr qu'elle serait ravie de faire du sport avec toi ! »

Elle fusille son père du regard mais est bien vite réprimandée par un regard d'Ambre. En face d'elle, Clara porte à sa bouche son éclair au chocolat et s'en délecte avec violence, ses dents blanches brisant la fine couche de chocolat et le courage de Maëlle par la même occasion. Elle adorait les éclairs, leur texture et leur goût qui la faisaient monter au septième ciel. Mais maintenant, ils lui donnent envie de vomir.

Elle se revoit encore, alors qu'elle sortait de chez Henriet, sa pâtisserie préférée, avec Eliott et que l'éclair tout juste entamé, elle avait senti une main de fer compresser tout le haut de son corps. Sa trachée, son estomac, son cœur même. Une violente brûlure qui l'avait heurtée de plein fouet et laissée pantelante. Impossible après de finir le chou.

La future médecin, voyant le trouble de la jeune fille, tapote sa bouche, parfaitement colorée, consciente que Liam, le frère de Maëlle, observe chacun de ses gestes avec attention, en amant transi qu'il est, tandis que la jeune fille rumine. Clara est parfaite en tout point. Son physique, ses notes. Elle et Liam vont vraiment bien ensemble. Deux dieux qui honorent les mortels de leur présence.

Elle ferme les yeux et respire à fond. Oui, son poids a augmenté. Pourtant, elle mange de moins en moins et ce n'est pas comme si elle allait chez McDo tous les jours. Elle ne mange plus de gâteaux, plus de glaces. Plus de petits plaisirs. Rien. Tout lui donne envie de vomir. Parfois, la simple vue de nourriture lui donne envie de fuir, de prendre ses jambes à son coup et de partir à des milliers de kilomètres, là où le mot « comestible » n'existe pas.

Le repas traîne en longueur et Maëlle désespère qu'il ne se termine un jour. Quand enfin, tous sont rassasiés, elle monte dans sa chambre et s'étale sur son lit. Les remarques ont fusé de bon train. Tous se sont intéressés à Clara et Liam, tous se sont émerveillés de voir leurs parfaits résultats, leur entente si harmonieuse et leur amour si flagrant. Ca l'a rendue malade et pas seulement à cause de ces niaiseries. Elle se sent fatiguée. « Sûrement un truc qui est mal passé, songe-t-elle. Les remarques de mon père peut-être. » Il a le chic pour déguiser ses commentaires en taquineries devant leurs invités. Il n'y a pas meilleure façon de faire passer un message. C'est d'ailleurs les seuls moments où il sort de sa froideur habituellement pour oser montrer son désaccord. Quitte à laver son linge sale, autant le faire en public.

Elle s'empare d'une feuille posée sur son bureau, prend un stylo et commence à écrire, se libérant de toute cette frustration qui l'envahit, tel un poison avilissant son être tout entier. Ce n'est pas une lettre. Pas un texte rythmé de sujets, de verbes et de compléments. Non, rien de cela. Elle écrit ces mots, comme elle les aurait écrit dans un journal intime. Elle les déverse ainsi, sans se soucier de la forme, de la justesse. Elle brûlera la feuille, la détruira pour que, dans la fumée, s'envolent et se dissipent toutes ses frustrations.

J'en ai assez de toujours devoir être à la hauteur alors qu'au final on ne me remarque même pas. J'ai cette impression d'être inutile, invisible. Je suis un fantôme dans ma propre famille. On ne remarque que mes travers, que mes défauts, qu'ils aiment si bien me rappeler. Lorsqu'ils ont besoin d'un bouc émissaire, une personne sur qui râler, je suis là. Mais sinon, ...

Personne ne me connait réellement, je crois. Personne ne sait quel film me fait pleurer, quel livre me touche en plein cœur. Personne ne se rend compte que je suis sensible. Je le cache bien, c'est sûr, mais pourtant, cela se voit. Encore faut-il y prêter attention.

Mon frère est tellement parfait. A côté, moi, j'ai l'impression d'être un boulet. Je suis celle qui récolte les pots cassés, l'enfant que l'on juge indigne des honneurs que sa famille lui fait. Maintenant, on me juge grosse. Mais, sérieusement ! Premièrement, je trouve cela totalement stupide d'asséner ce mot, de le claquer sur la table comme s'il était une insulte. Et deuxièmement , certes j'ai pris du poids mais honnêtement, c'est quasiment invisible. Si, pour une fois, ils arrêtaient de chercher la petite bête comme on dit, je pourrais m'entendre avec eux. Mais non. Pour eux, je suis la rebelle, la différente. Mais je ne suis pas comme ça. Oui, j'affirme mes idées. Oui, j'ose dire ce que je pense même quand cela leur déplaît. Mais j'ai développé un esprit critique. Et ce qu'il a dit sur mes notes ! Ce père qui est censé me supporter m'a planté un couteau dans le dos. J'ai envie d'exploser. Il sait pertinemment que je suis fatiguée en ce moment. Et c'est normal. Je ne peux pas assurer tout le temps. C'est physiquement impossible.

Depuis ma naissance, l'on m'a collé une étiquette qui me gratte ; une case qui m'oppresse. Je voudrais étendre mes ailes. Je voudrais être libre. Cependant, des chaînes me retiennent. Je suis un oiseau que l'on a enfermé de peur qu'il ose affronter le monde. On a recouvert sa cage d'un voile opaque pour qu'il ne puisse pas voir la vérité. Mais pourtant, il a picoré le tissu, formant des petits trous par lesquels il entraperçoit son but. Le ciel. Et même s'il risque gros, même si des dangers l'attendent, il ne peut s'empêcher d'en rêver.

Personne, absolument personne ne connaît la vraie moi. Pas même moi.

Elle se poste devant son miroir. Regarde son corps. Son visage. Elle rentre le ventre. Elle sourit faiblement. Ses joues sont plus rebondies non ? Ses jambes sont plus rondes ? Son ventre n'est-il pas plus gonflé ? Le regard de son père a fait changer le sien. Elle se regarde, d'un regard si peu amène qu'il en est presque voyeur. Elle se voit, ou plutôt elle voit ses défauts. Elle voudrait hurler. Briser en mille morceaux cet instrument de torture, cette œuvre du diable. Sept ans de malheur, ce n'est pas tant comparé au supplice de son corps déformé par la glace.

Les yeux pleins de larmes, Maëlle laisse sa tête tomber sur son oreiller. Des petits bruits de pas, suivis de gloussements parviennent jusqu'à elle. Quand la porte s'ouvre, pourtant, elle ne réagit pas. Dissociée de son propre corps, elle ne pense plus à rien. Mais quand une main se saisit du papier qu'elle a noirci de ses pensées, elle se redresse furieusement. Les jumeaux se tiennent là, la confession en leur possession, emprisonnée dans leurs mains , ne pouvant s'échapper. Alors qu'elle fonce sur eux pour la récupérer, elle tombe par terre. Pris d'un fou rire, les deux compères sautent autour d'elle en la narguant. L'un d'eux trébuche et elle en profite pour lui retirer le papier. Vite, elle le coince dans l'enveloppe en se promettant de penser à l'y retirer avant d'envoyer sa lettre à son correspondant.

Décidément, aujourd'hui tout le monde lui dérobe ses lettres.

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