Chapitre 5

Quelques jours plus tard, ce n'est donc pas une mais deux lettres qui viennent se déposer dans la petite boîte aux lettres rouge de monsieur Berckley. Oihan les a délivrées avec un peu de retard, le jour du courrier étant le mardi et non le vendredi mais Harold ne lui en tient pas rigueur. Il n'est pas responsable du retard de ses supérieurs. Et puis, deux ou trois jours, qu'est ce que ça change dans une vie ?

La première enveloppe, il la reconnaît : au dos il retrouve l'écriture de la petite qu'il aide pour son travail mais la deuxième... Ce n'est pas une lettre des impôts, pas la facture d'électricité non plus, il l'a reçue hier. Impossible qu'elle soit envoyée par sa fille, elle est en Afrique pour un voyage humanitaire et l'a déjà prévenu qu'elle ne pourrait pas donner de nouvelles pendant plusieurs mois. Quant à son fils, il lui téléphone. C'est bien plus pratique.

Heureux et curieux, le vieil homme n'attend pas d'être assis pour en découvrir le contenu. Il commence ainsi par la lettre rédigée par Eliott où le ton, bien que se voulant sérieux et effrayant, est plutôt comique et attendrissant. Harold imagine son auteur à l'image d'un ours. Se voulant dur et distant, impressionnant mais en réalité se trouvant pourvu d'une fourrure douce et câline, d'un instinct protecteur que certain définirait comme maternel.

Il trouve que ce petit jeune est bien mignon dans sa façon de s'inquiéter pour Maëlle et il va, bien entendu, le rassurer. D'une certaine manière, il se sent mieux. Il sait que quelqu'un se préoccupe de la jeune fille et que si cette lettre était tombée entre de mauvaises mains, Eliott aurait été là pour défendre son amie. Il est bien vrai qu'il est attristé de voir que la méfiance est de plus en plus présente aujourd'hui, au vu de certaines circonstances. Il ne peut concevoir qu'une jeune adolescente se fasse violer et perde ainsi une grande partie de son innocence mais le pire dans tout cela, c'est que cette Lily n'est pas un cas à part. Les femmes, les filles sont désormais sur leurs gardes et leurs proches, enfin certains, les protègent du mieux possible. Mais cela ne suffit pas toujours. Cela suffit même rarement.

Il s'attèle donc à l'écriture de sa réponse dont le but est, bien entendu, de rassurer Eliott, et ceci sans avoir encore ouvert la missive de Maëlle. L'envie de correspondre avec le jeune homme, le besoin de l'apaiser passe au premier plan et accapare ses pensées.

19 octobre 2022

6 rue Garat, 64310, Ascain

Cher Eliott,

Je ne te demanderai pas de me faire confiance car la confiance de nos jours s'échange et s'oublie en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, nouvelle monnaie de ce siècle. On la troque contre des espoirs, on se bat en son nom, on tente en vain de la reprendre.

Ainsi donc, mon but est de te montrer que tu n'as aucune raison de t'en faire pour Maëlle et que je ne suis pas un de ces « détraqués » comme tu le dis si bien. Permets-moi de te tutoyer, j'ai commencé ma lettre dans ce sens et l'envie de la réécrire n'est pas présente. Je souffre de rhumatismes à cause de la pluie qui s'est frayée son chemin depuis deux ou trois jours et il est dur de tenir mon stylo sans grincer des dents (ou du dentier).

Mon unique souhait est d'aider ta jeune amie dans son projet qui me semble autant rocambolesque qu'il est impressionnant et intéressant.

Je te trouve courageux de prendre ainsi sa défense, de la protéger de cette manière. Mais, si je puis me permettre, je voudrais te prodiguer un conseil : tu devrais la prévenir et lui dire que tu m'as écrit. J'ai parlé précédemment de confiance. Tu cherches à savoir si elle peut me l'accorder, mais saches qu'elle doit aussi pouvoir te l'offrir, sans jamais douter de l'intelligence de ce don. Si tu lui caches un élément qui, à ses yeux, est important, tu gâches cette confiance qu'elle a pu placer en toi. Crois-en mon expérience, le moindre secret, même bénin en apparence peut, au moment où il est révélé au grand jour, mettre fin à une relation, qu'elle soit amicale, amoureuse ou familiale.

Pour en revenir au sujet principal, je t'invite à taper sur ce magnifique réseau qu'est Internet mon nom : Harold Berckley. De là, tu pourras trouver à la fois des informations sur mon parcours professionnel et tu auras même accès à mon mail et numéro de téléphone si tu ressens le besoin de me contacter pour t'assurer de la véracité de mes propos. Je ne dirai pas que je suis célèbre sur la toile, ce serait te mentir, mais j'ai rédigé quelques articles qui, à ma plus grande fierté, ont été publiés. Qu'il est loin, le temps de ma jeunesse...

Excuse-moi de ne pas palabrer plus mais mes doigts tremblotent et je ne rêve que d'une chose, prendre un doliprane et me poser dans un fauteuil plus confortable que la chaise de la salle à manger d'où je t'écris.

Peut-être à bientôt,

Harold Berckley

Il masse longuement ses mains engourdies et réprime une grimace, assailli par la violence de l'élancement soudain qui le frappe.

« C'est moche de vieillir »se dit-il. « Le corps part en vrac, les neurones se mettent au repos et on se retrouve seul dans une grande maison avec pour unique compagnie celle d'un perroquet »

Il lance un regard peu amène à Juliette, perruche verte ondulée -qui de ce fait parle sans se faire prier-, et non perroquet qui partage sa vie depuis la mort d'Héloïse. Il ne lui en veut pas, ce n'est pas de sa faute. Mais parfois, même lui a envie de se fâcher contre quelqu'un, de pouvoir exprimer son ressentiment. Pourtant, comme à chaque fois que ce besoin se fait sentir, il ne cède pas ou sinon peu et préfère se plonger dans un roman. Au moins quand il lit, il oublie qui il est, il oublie ce monde farfelu, cette existence décousue et se construit, avec les mots pour briques, un nouveau lieu où vivre et où se sentir bien.

Il aime ses vieux jours, il le dit souvent. Cependant, certains sont plus durs que d'autres. C'est la vie bobby, lui répète souvent son petit-fils.

Oui Bobby, soupire-t-il, c'est ça la vie.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Une bonne sieste plus tard, revoilà un Harold de meilleure humeur et moins contrarié qui s'empresse de répondre à la petite Maëlle. C'est l'excitation procurée par ce projet qui l'a tiré de son sommeil. Lui qui habituellement ne dort que peu de temps et ne supporte pas les siestes pseudo régénératrices, a plongé avec délice dans l'univers magique du repos et de l'abandon, a vogué sur les terres de Morphée pour trouver un semblant de calme et de paix.

Les mains toujours grippées, bien que moins douloureuses, il se lance dans la rédaction de sa lettre.

19 octobre 2022

6 rue Garat,64310, Ascain

Mademoiselle Maëlle,

Puis-je vous appeler Maëlle ?

Je me tiens à votre entière disposition pour répondre à vos interrogations et ainsi vous aider.

Commençons : en lisant votre lettre, j'ai été surpris et amusé. Je n'ai jamais pensé qu'il puisse s'agir d'une blague (mais peut-être aurais-je dû). Il en va de même pour le canular. Vous savez, mon petit-fils a un jour voulu me faire croire, en se faisant passer pour un pizzaiolo et en utilisant le téléphone de son père que j'avais commandé trois grandes pizzas aux anchois et aux câpres (pizzas bien entendu que je n'apprécie nullement) et que le livreur allait bientôt arriver. Mais ce petit coquin avait oublié de masquer le numéro. J'ai marché quelques minutes pour lui faire plaisir, ne voulant en aucun cas briser son instant de joie.

Excusez-moi, je m'égare. Il est vrai que je suis une véritable pipelette et que j'ai la fâcheuse tendance de raconter des histoires jugées « personnelles » par mes interlocuteurs à des personnes inconnues ou tout simplement désintéressées. Il n'est pas rare de me voir, ou plutôt m'entendre discuter sur des sujets divers ou encore sur ma famille ou mes passions auprès d'étrangers. Je sais que certains trouvent cela déplacé ou encore agaçant et je ne leur en porte en aucun cas de jugement ; je les comprends même. Pourtant, j'aime créer un contact, partager et découvrir de nouvelles têtes - comme le disait si bien ma tante qui était autant, voir plus sociable que moi .

Continuons ; je l'ai lue afin de retrouver son destinataire et lui rendre son bien. Cependant, il faut bien le dire, il n'y avait pas de destinataire précis.

Si je vous ai répondu, c'est tout d'abord pour vous aider bien qu'une partie de moi espérait égoïstement tromper mon ennui.

Il est vrai que ma vie n'est pas trépidante. Je passe mes journées à lire, à me promener. Mes seules occupations sont la cuisine, les sorties au marché (où je papote avec le fleuriste et la maraîchère) et les quelques films que je vais voir au cinéma. Même si, je vous l'avoue, j'ai la fâcheuse tendance à m'endormir en pleine séance.

Mes enfants veulent me protéger et refusent que je parte en voyage. Mais je vais vous confier un secret : j'ai déjà réservé une croisière et j'irai explorer le monde. Une croisière, c'est un peu vieux jeu mais je sais que cela rassurera ma famille. Je suis un filou mais je tiens à eux.

J'ai deux enfants. Mon fils, Charly, qui est l'aîné, et Alizée. Pas un jour ne passe sans que je m'émerveille de leurs différences. Déjà toute petite, Alizée explorait les mondes de la salle à manger et du salon. Elle partait à la découverte des escaliers et aimait plus que tout déguster des asticots, qui étaient pour elle un mets des plus raffinés. Elle adorait escalader, expérimenter et trouvait toujours un moyen pour convaincre son frère de l'accompagner dans de folles aventures. Elle nous en a fait voir de toutes les couleurs et avec elle, mon épouse et moi avons appris comment calmer cette petite tornade et surtout, elle nous a inculqué la patience. Elle brillait à l'école mais elle s'ennuyait tant qu'elle revenait chaque jour avec un mot dans son carnet. En grandissant, elle a gardé ce caractère aventureux et fougueux. Elle est partie voir le monde et s'est engagée dans une association humanitaire. Je ne la vois que rarement et je comptais sur son appui pour convaincre Charly de me laisser partir. Mais elle a pris son parti, arguant qu'après la mort d'Héloïse, je me devais de me reposer. Cela me révolte ! Je crois sincèrement qu'elle s'en veut de ne pas avoir été là à la mort de sa mère et qu'elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour se rattraper et combler le vide de son cœur, ce gouffre sans fin qu'on appelle communément culpabilité.

Avec Charly, c'est une tout autre histoire. Réservé face aux inconnus mais un rayon de soleil avec nous lorsqu'il était enfant, il a toujours rêvé de travailler dans le domaine de l'écriture. Toujours prudent, il essayait de raisonner sa petite sœur. Je crois qu'il s'était attribué le rôle de protecteur et il s'est forgé au fil des ans une trousse de secours à la fois mentale et physique. Soutien indéfectible et prudence étaient ses maîtres-mots. Je ne fus guère étonné quand il me recommanda de rester sagement à la maison, à tricoter un petit pull. Je ne suis pas un modèle d'habileté dans tout ce qui concerne, de près ou de loin, les aiguilles et le tricot. Je pense qu'il serait bien plus dangereux de me laisser y toucher que de me permettre de partir en croisière. Il y a moins de chances que le bateau coule que je me plante une aiguille dans l'œil ou que je m'étale sur le sol après m'être emmêlé les pieds dans les fils de laine.

Sa femme est un amour et je l'apprécie énormément bien qu'elle aussi me traite comme un vieillard. Je m'estime chanceux de ne pas avoir été mis en maison de retraite et j'espère qu'ils ne m'y mettront jamais. Je préfère rejoindre Héloïse dès maintenant plutôt que d'aller dans cet...asile. Il est bien méchant de critiquer et je sais pertinemment que le personnel peut être adorable mais, voyez-vous, je tiens trop à ma liberté, à mon indépendance. Je refuse catégoriquement de rester enfermée jusqu'à la fin de mes jours dans un lieu autre que mon chez-moi. J'y conserve tous mes souvenirs et c'est là que ma famille se réunit. Notre maison est un temple dédié aux souvenirs et à la nature. Héloïse était férue de botanique et chaque coin de la maison garde encore sa trace. Les jardinières sur les balcons, les plantes exotiques en plein milieu du salon et la quantité astronomique d'arrosoirs dans le garage témoignent de sa passion.

Suis-je bête, je vous parle de ma femme depuis quelques lignes déjà et je ne vous l'ai pas présentée ! Quel incorrigible bavard je suis. De plus, je vous ennuie peut-être avec mes radotages. Je vais sans doute m'arrêter ici avant de vous endormir complètement. Je réponds à votre dernière question et vous laisse reprendre le temps que je vous ai volé. Il est traître alors, si je puis me permettre de vous prodiguer un conseil, ne laissez personne ne valant pas la peine vous voler votre bien le plus précieux. On peut bien dire que nous avons besoin d'argent, d'un toit, d'habits, mais sans secondes, sans heures ou sans jours, nous ne sommes rien. Le temps est un trésor qu'il faut chérir.

J'ai également répondu dans le but de me faire une amie même si cela peut vous paraître ridicule. J'aimerais en effet que nous poursuivions cet échange mais je ne vous oblige à rien. Si vous le souhaitez, nos chemins peuvent se séparer ici.

Une jeune fille a plus à faire que de s'occuper d'un vieil inconnu.

Cordialement,

Harold Berckley

Les mains délicates de Maëlle se sont renfermées sur la feuille contenant les souvenirs d'Harold. Plus jeunes, moins usées par la vie, elles sont le symbole de son âge. De ses ongles légèrement manucurés aux petits dessins griffonnés au stylo sur sa paume, stigmates de ses heures d'ennui au lycée, elles sont la preuve de sa jeunesse.

Sa peau effleure doucement le papier telle une brise de jouvence, rajeunissant la lettre. Cette dernière semble se redresser, ses mots à l'encre délavée paraissent plus vifs, plus ardents. Petit à petit, au contact de la jeune fille, elle retrouve de la vitalité.

Elle la jette dans son sac de cours, se saisit du cahier qu'elle avait oublié et dont elle compte relire les cours avant d'arriver et fonce dans la voiture. Elle sent le coup foireux de loin et parierait que Monsieur Gerland va leur donner un contrôle surprise. C'est tout à fait son genre.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Alors qu'Eliott et Eglantine sortent de l'appartement, leur mère sur les talons, Eliott fait un détour à la réception de l'immeuble. Il salue Miss Verdien, une jeune demoiselle aussi ambitieuse que timide. Elle lui sourit gentiment et lui tend un paquet d'enveloppes. Chacun de ses gestes est emprunt de délicatesse et de grâce. Elle lui fait parfois penser à un cygne ; avec son cou élancé, ses fins cheveux blonds et sa peau diaphane.

Il en feuillette rapidement le contenu. Factures, relances, lettres de la mutuelle et... Et réponse d'Harold Berckley. Le nom semble le narguer sur le papier. Sa poitrine se serre, ses membres se figent. Alors que des étoiles commencent à étinceler dans son champ de vision, il secoue violemment de la tête. Hors de question de se laisser déstabiliser de cette façon. Il a vécu des choses bien pires que ça, il s'est battu contre des adversaires bien plus redoutables qu'un postier égoïste et menteur.

« Eliott dépêche-toi ! Vous allez être en retard.»

Il court vers sa mère et sa sœur qui l'attendent, main dans la main.

« Oui Eliott, dépêche enfin ! se moque la petite chipie en collant bleu.

- Eglantine tais-toi, lui assène sa mère, lasse.

Eliott la contemple quelques instants. Ces dernières années n'ont pas été faciles pour elle. Des cheveux argentés parsèment maintenant sa chevelure blonde et des rides se sont creusées dans le coin de ses yeux. Pourtant, elle ne lui a jamais semblé aussi belle. Aussi forte. Après le divorce, elle a repris ses études, a mis en vente la maison familiale, leur a créé un nouveau foyer. Elle a été leur roc.

Bien sûr, il l'aide du mieux qu'il peut, il ne sort pas, ne fume pas, ne cherche pas les problèmes ou confrontations avec ses parents.

Il a essayé d'inciter Maëlle à faire comme lui. A ne pas élever la voix lorsque les choses ne vont pas, lorsqu'elle est en désaccord avec sa famille. Après qu'il l'ait retrouvée en larmes au lycée parce que sa mère l'avait forcé à faire tout le trajet de la maison à l'établissement à pieds, sous la pluie de surcroît sans manteau ni parapluie, pour une raison qu'il avait oublié. Elle avait répondu à Ambre, c'était une certitude. Elle avait certes refusé de plier mais menaçait de se rompre. Il se souvient qu'il l'avait prise dans ses bras, cherchant à la réchauffer. Ils étaient passés aux objets trouvés pour tenter d'y prendre un tee-shirt ou au moins un vêtement sec. Mais ce n'était pas comme dans les films ou séries, où les héros trouvent des habits miraculeusement propres et à leur taille dans un tas de vieux tissus sentant l'humidité. Maëlle s'était donc retrouvée affublée d'un pull dix fois trop long aux couleurs du lycée, d'un jean troué qui avait pour seul mérite de ne pas être composé à quatre-vingt-dix pourcents de boue, et d'une sorte de bonnet informe violet qu'elle avait tenu à tout prix à porter. Quitte à être ridicule, autant l'être jusqu'au bout, avait-elle argué en riant. Ils avaient même trouvé des chaussettes de sport mais Maëlle avait ses limites. Il se souviendrait toujours de son air de dégoût en voyant les traces noirâtres sur le tissu et de son rire quand elle avait croisé son reflet dans une vitre. Maëlle est comme ça, un rayon de soleil qui, malgré la tempête, force toujours un chemin pour percer à travers les nuages.

Avec un peu de chance, elle aura suivi ses conseils et évité une nouvelle averse.

« Ça va mon loulou ? Tu n'as pas parlé du trajet. Tu te sens mal ? lui demande sa mère, inquiète de voir son bavard de fil muet et complètement absorbé par ses réflexions.

A côté, la petite dernière cesse pendant un instant de tirer sur sa main, comme si ce simple geste pouvait faire avancer sa mère plus vite.

-Bah oui Loulou. Tu l'as caché où ta langue ? »

Eglantine se bidonne, autant ravie de jouer au perroquet que d'embêter son frère. Il lui tire la langue et elle le suit, fronçant au passage ses sourcils arqués, noirs comme du charbon. Une vraie petite crapule, pense sa maman devant sa figure ronde. Adorable certes, mais vraie chipie galette. Elle sait qu'elle devrait la réprimander, lui dire de ranger sa langue. Mais face à cet instant de joie insouciante, elle ne cherche pas à la gronder. Son cœur de maman fond. Ils ont tous mérité une bonne dose de rigolade, un moment de détente loin des tracas quotidiens et des cases dans lesquelles elle doit faire rentrer ses enfants. Case de la politesse, incluant justement l'interdiction de tirer la langue, de parler la bouche pleine ou de chanter (voire simplement fredonner) à table. Case sympathie, où l'on demande aux enfants de s'inquiéter pour les autres, de se forcer à sourire même lorsqu'ils n'en ont pas envie. Il y en a tellement des cases à cocher. Tellement à remplir.

Eliott éclate de rire et pendant un temps, elle a du mal à reconnaître son petit garçon. Il a tellement grandi cette année. Il la dépasse d'une tête maintenant, des muscles se dessinent sous ses tee-shirts et ses cheveux lui tombent devant les yeux. Elle ne rêve que d'une chose, les couper. Pourtant quand elle le revoit incliner la tête sur le côté, quand elle suit les contours de sa tache de naissance, celle sur sa joue droite, quand elle sent la chaleur de sa peau, elle le revoit étant gamin. Il n'a pas tant changé. A vrai dire, seule l'enveloppe a été modifiée. Il est toujours aussi câlin, toujours aussi attentionné. Elle est fière de lui. Et elle espère que lui aussi, est fier de lui.

Le moment de se souhaiter une bonne journée arrive trop tôt. Chaque matin, ils se rendent à l'arrêt de bus ensemble et s'y disent au revoir. Chaque jour, elle sent son cœur se fendiller en les voyant s'en aller. Elle les aime d'un amour inconditionnel. Elle les aime plus que tout au monde, même si cela peut sembler niais.

Elle embrasse Eliott sur le front, lui décoiffe les cheveux. Elle enlace Eglantine qui se débat. Elle préfère les bisous papillons que les câlins. Comme son père. Elle leur adresse un dernier salut et se dirige vers l'immeuble. Plus que quelques heures et elle retrouvera l'agitation d'un amphithéâtre et le bourdonnement continu des cerveaux en pleine réflexion. Mais pour l'instant, elle est seule. Magnifiquement et terriblement seule.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Complètement déconnecté, Eliott n'écoute qu'un mot sur trois du cours qui se déroule sous ses yeux. Il a beau tenter de se concentrer, rien n'y fait. Ses pensées se tournent inlassablement vers Maëlle et la lettre dont il doit lui parler. Harold a raison, cela ne sert à rien de la lui cacher. A quoi bon. Il est incapable de mentir à qui que se soit et il refuse de gâcher leur amitié en ne lui expliquant pas la situation bien gênante dans laquelle il s'est fourré.

Il sait qu'elle ne se fâchera pas, qu'elle ne le traitera pas de tous les noms. Elle réserve ce sort à son frère et aux autres élèves. Pas à ses amis. Il sait qu'elle sera déçue de ne pas avoir été tenue au courant dès le début. Déçue de voir que son ami n'avait pas autant confiance en elle qu'elle avait confiance en lui.

Il soupire. Vraiment, il s'est mis dans de beaux draps. Il sait bien qu'une fois son acte avoué, une fois la gêne dissipée, tout repartira comme en quarante. Mais ce qui l'inquiète pour l'instant, ce n'est pas le futur mais bel et bien le présent.

Son professeur passe devant lui, continuant son incessant monologue. Plus que quelques heures, pense-t-il. Plus que quelques heures et je lui dirai tout.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

A l'inverse de son fils, Madeline suit avec passion son cours, posant des questions et discutant avec les autres étudiants. Sa différence d'âge n'est pas un problème, elle se fond dans la masse.

Ce cours est particulier. Différents étudiants de différents cursus s'investissent de concert pour réaliser une œuvre multidisciplinaire. Ce n'est plus la sage mère de famille qui dirige son équipe de travail mais une femme pleine de fougue et d'entrain évaluant les idées et compétences de chacun, distribuant les tâches et missions de tous les membres du groupe. C'est sans peine qu'elle a endossé le rôle de chef de projet et les autres en sont ravis. Sa capacité d'adaptation et son sérieux sans faille sont des qualités dont ils sont majoritairement dépourvus.

Une d'entre eux soulève une idée intéressante qui retient son attention : la rencontre avec autrui et la vision évolutive que l'on peut avoir d'une personne, passant du statut d'inconnue à ami proche. Ce thème les inspire tous, d'une façon ou d'une autre. Que ce soit pour Joëlle avec la peinture, Madeline pour le design et la mise en page ou encore Jo, la jeune femme dont vient l'idée, avec la littérature.

A la fin de l'heure, Eliott se précipite dehors, l'inquiétude lui donne des ailes. Il doit parler à Maëlle d'Harold, d'Oihan, de la lettre. Il flippe mais il le fera. Pour elle. Lorsqu'il la voit de dos, discutant avec une autre fille, il ralentit son pas, calme sa respiration et se racle la gorge.

°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

Les étudiants ramassent leurs affaires et quittent la salle en un brouhaha. Cependant, Madeline et Jo restent plongées dans leur travail. Madeline ne pense plus à ce qui l'attend à la maison, aux courses dont elle doit s'occuper. Ici, elle est une étudiante ordinaire au même titre que la jeune femme à ses côtés.

Jo. Surnom plutôt cool comme dirait son fils. Elle se demande pourquoi elle l'utilise. N'apprécie-t-elle pas son vrai prénom ?

Mais elle ne le lui demande pas et continue d'avancer sur sa maquette. Un pied après l'autre, des dizaines d'idées à la fois. Élaguer, couper, améliorer. Elle adore ça.

Soudain, une sonnerie de portable les tire de leur bulle studieuse. Jo se lève alors et s'excuse auprès de sa coéquipière :

« Mon pote m'attend dehors ; je dois y aller. A la prochaine »

Elles se sourient et alors que Madeline allait lui répondre, un extrait d'ACDC retentit.

« Oui Oihan je sais, je me dépêche. Non je ne vais pas faire détour pour aller m'assurer que ma voiture va bien, je ne suis pas une psychopathe non plus. »

Bien que toujours au téléphone, elle lance à Madeline un tonitruant

« Ahlala les hommes, j'vous jure. Pas fichus d'attendre quinze secondes ! »

Cette dernière éclate d'un rire qui continue de résonner bien après qu'Oihan et Johanna aient quitté le campus.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top