Chapitre 18

Dans sa tenue de schtroumpf, Harold arrose son jardin. L'air est plutôt frais ce matin et il sent ses joues se parer de rouge. Il sourit au vent qui est la cause de ce soudain refroidissement et lui adresse un petit signe de la main.

De l'autre côté de l'allée, le couple Barjavel le fixe avec effarement. Ce drôle de bonhomme, ils ne le comprennent pas. Il paraît taré, totalement arriéré. Des fois sérieux et philosophe. Ils l'ont entendu, à la réunion de l'association du quartier, défendre des petits jeunes qui s'occupaient d'entretenir les allées alors que la moitié des résidents voulaient les faire virer car ils les soupçonnaient d'être des dealeurs. Il s'était exprimé avec une éloquence certaine et avait démantelé chaque accusation, les faisant paraître plus ridicules les unes que les autres. Cela les avait fortement surpris, eux qui s'étaient fait à l'idée que Monsieur Berckley avait « perdu les pédales » depuis de nombreuses années.

Mais en ce beau matin, où le froid règne en maître, ils ne peuvent s'empêcher de se dire que leur voisin est bel et bien devenu gâteau. Il fait froid, on dirait que l'eau va geler. Alors pourquoi donc s'acharne-t-il à arroser ses plantes ? Elles ne risquent pas de mourir de soif !

La femme et le mari se regardent, une lueur de connivence dans les yeux. C'est à leur tour d'entrer en scène...

Considérés comme les commères du quartier, ils prennent leur rôle très au sérieux et ne manquent jamais l'occasion de donner leur point de vue et de critiquer les moindres faits et gestes de leur voisin. Et le plus souvent, ils le font devant les principaux intéressés. C'est pourquoi Harold n'est guère surpris de voir débarquer ces deux oiseaux de mauvais augure. Cela faisait déjà dix bonnes minutes qu'il se sentait observé et se demandait à quel moment il recevrait la visite du couple.

« Monsieur Berckley, bonjour ! s'égosille la bonne femme; de sa voix de goret.

- Ma chère Amaia, bonjour. Comment allez-vous ?

- Bien ma foi. Mais il faut un froid de canard, vous ne trouvez pas ?

- Il est vrai que nous avons connu des matinées plus chaudes.

- Comment se portent vos plantes ? s'enquiert son mari.

- À merveille, à merveille merci. Je les arrosais juste avant que vous n'arriviez, leur asséna-t-il, espérant que ses enquiquinants voisins s'en iraient peu après, conscients du dérangement occasionné. Mais c'était sans compter leur caractère de fouine et leur ténacité de sangsue.

- Par ce temps ? Mais enfin, elles ne risquent pas de prendre un coup de chaud ! il lance une œillade complice à son épouse. Vous vous en rendez compte n'est-ce pas ? N'allez pas vous fatiguer pour rien...

- Je vous remercie de votre sollicitude, réplique-t-il, d'un ton soutenant le contraire. Mais cela ne me fatigue en aucun cas et même, me fait infiniment plaisir.

- Grands dieux ! Nous ne voulions pas vous vexer mon bon monsieur, s'exclame l'épouse avec voix contrite. Mais entre voisins, il est de bon ton de s'entraider. Et nous avions peur que, vous savez, avec votre âge assez avancé...

Elle pouffe, plaçant devant sa bouche une main gantée

- Vous auriez, oh vous allez rire, perdu un peu les pédales.

- Je me porte à merveille, merci.

- Comme vos plantes monsieur, vous vous répétez. Il faudrait mieux que vous vous ménagiez. Vous savez, lui dit-il comme une confidence, à notre âge, le canapé est notre meilleur allié.

- Tant mieux pour vous ! Je me réjouis de ne pas être aussi âgé.

- Mais enfin, vous divaguez ! Je n'ai que 69 ans et mon mari 79.

- Ah bon ? Je n'aurais pas cru.

Le couple se lance un regard empli de sous-entendus: leur voisin a bel et bien perdu la tête.

- Ce n'est pas vous qui, à l'instant, disiez qu'il fallait nous ménager à notre âge ? A moins que vous n'ayez, en plus de vos problèmes d'auditions, des problèmes de mémoire.

- Ne restons pas plus longtemps importuner monsieur Berckley. Tu vois bien que nous le dérangeons. Adieu monsieur !

Ils s'en vont, marmonnant et riant de concert, ce qui exaspère Harold tout en le peinant par la même occasion.

Il rentre chez lui mais n'éprouve aucune envie d'y rester. Il a besoin d'espace, il a besoin d'air. Alors, il attrape chevalet et pinceaux qu'il place consciencieusement dans le coffre, installe Juliette et sa cage de transport sur le siège passager et démarre la voiture. Il aurait aimé se rendre à la plage à pied, mais il sait que ce ne serait pas raisonnable. Rien que ce mot lui fait dresser les poils sur la tête, pourtant, une fois n'est pas coutume, il se range de l'avis de la raison.

Ses affaires déballées et Juliette libérée, il s'attèle au portrait de la mer. La lumière est douce, les vagues sont calmes, lisses, propres. Pas d'anarchie ni d'écume voletant de gauche à droite. Etonnamment bien rangée, la mer parvient tout de même à faire entendre sa voix à travers son roulement régulier. Des embruns volètent dans l'air, viennent se poser sur sa toile.

Harold s'imprègne de son énergie, de sa quiétude. De bout de son pinceau, il happe sa délicatesse et sa force pour les retranscrire avec le plus de justesse possible. Il peint les émotions, les sensations. Il ne peint pas ce qu'il voit, tout le monde en est capable. Et puis, personne ne voit jamais la même chose.

Petit à petit, une foule se dessine à ses côtés. Des badauds attirés par le bavardage de Juliette qui commente parfois les coups de pinceaux de son ami, des qui, se trouvent subjugués par la beauté des traits, par la sincérité de l'image renvoyée. Il leur adresse à peine un regard mais, à chaque bonjour, à chaque compliment ou souhait de bonne journée, il répond cordialement. Peu se souviennent de lui ou le reconnaissent. Peintre talentueux et exposé, il était dans les années 70 un ce que l'on peut qualifier d'expert dans le domaine. Mais cette époque est derrière lui maintenant. Il s'est concentré sur sa famille, sur l'éducation de ces enfants. Certes, il n'était pas comme un chanteur de rock, adulé et en tournée mondiale tous les quatre matins. Mais il avait des obligations, des salons, des visites à l'autre bout du monde. Il a alors arrêté. Pour ne pas qu'Héloïse ait à s'occuper seule des enfants, pour qu'elle puisse vivre son rêve, elle aussi.

Il ne regrette pas cette période, loin de là. Il se sent reconnaissant pour ce qu'il a vécu et heureux d'avoir freiné à temps. Car, une fois trop loin, comment rebrousser chemin ?

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31 mars 2023

6 rue Garat, 64310, Ascain

Maëlle,

Cette impression d'être différent, de ne pas être à sa place, c'est également un ressenti qui m'est familier. On a l'impression d'être épié, jugé constamment. Quand l'on entend les gens rirent, l'on ne peut s'empêcher de se demander s'ils se moquent de nous. On porte une telle importance au regard que les autres peuvent poser sur nous qu'on ne se focalise que sur ça. Les bras ballants, pas à sa place. La poitrine enserrée d'une cage de peur. D'attentes. Ligotée par les chaînes de la honte. Car oui, nous sommes honteux de ce qui nous rend différent. Nous voulons le cacher, l'oublier. Mais à quoi bon ? Nous sommes nous et c'est la seule chose à retenir. Nous sommes nous. Nous sommes vrais. Nous vivons avec nos peurs, nos joies, nos rêves. Nous vivons tous d'une manière aléatoire. Nous sommes uniques. Nous sommes, un point c'est tout.

Non, être différent, unique ou particulier ne signifie pas être fou. De toute façon, ce monde est déraisonné. Quoi que l'on en dise, la folie est partout et la folie est belle. C'est elle qui nous fait demander la femme que l'on aime en mariage. C'est elle qui nous pousse et nous aide à dévaler la pente des rêves et des espoirs. Il n'y a jamais trop de folie, seulement des personnes fermées et trop protocolaires.Si je le pouvais, je t'emmènerais sur mon nuage. Là où se chevauche toute la beauté du monde, toute celle de l'univers et un arc-en-ciel de couleurs.

La société de nos jours nous colle dans des cases qui nous étriquent, nous enserrent. Elles sont supposées définir qui nous sommes mais elles révèlent uniquement une infime partie de nous. Derrière le sourire du malicieux, se cache un esprit affûté. Sous le masque de frustration d'un petit garçon qui sera qualifié de colérique se trouve en vérité une solitude immense. Qui prétendons-nous être pour juger autrui ? Nous ne sommes pas des divinités et même elles n'ont pas le droit de nous entraver.

Vivons ! Aimons. Cassons les codes de ce monde et battons-nous contre les étiquettes qui nous collent à la peau. Ne soyons plus effrayés. Pitié, arrêtons de nous empêcher de vivre de nouvelles aventures pour plaire ou satisfaire les autres. Les autres. Ce qui ne savent rien de votre vie, de vos envies. Les autres. Il faut parfois les décevoir pour nous satisfaire. Pour faire ce que l'on veut, ce qui nous rend heureux. Car, à la fin, ce ne sont pas les autres qui vivent notre existence mais nous. Nos fautes nous appartiennent, nos plus grands succès aussi. Un jour, vient le moment de faire les comptes. Et là, tu comprends que quand tu t'es décidé à écouter les avis de ceux qui pensaient agir pour ton bien, ta vie a dévié. Attention, je ne dis pas que nous ne devons jamais écouter les conseils de nos amis ou de notre famille. Mais garde toujours un œil sur leurs intentions. Certains verront les avantages qu'il y a à te « contrôler ». Ils t'orienteront dans la voie où ils seront avantagés. Cependant, un jour tu les démasqueras. Certes, tu auras perdu du temps mais tu y verras plus clair.

Tu sais, je vois chaque jour des vieux croûtons qui râlent à propos de la jeunesse. Il faut croire qu'ils ont oublié ce que c'était. Ils ont oublié comment sourire, comment être insouciants. Ils ont oublié que le bruit ne les gênait pas et que vivre était notre seule priorité. Être jeune est un privilège. Un moment de ta vie où tu n'as pas besoin de te demander constamment qui sera là quand tu tomberas. Tu as tes parents pour te rattraper quand tu tombes. Ton seul pilier et le seul qui compte véritablement.

Pourquoi je pense à ça ? Tout simplement parce que ma voisine et son mari sont de vieux schnocks et que leur passe-temps favori (le seul, il faut le reconnaître) est de passer la journée à la fenêtre pour critiquer les enfants ou les jeunes. Ils ont voulu me faire signer une pétition pour que les enfants soient interdits dans la résidence ! Où va le monde ? Il fonce droit dans le mur. Il va s'écraser en millier de paillettes noires; le désespoir envahissant chacun.

Je suis cynique, c'est mal. Mais à quoi bon s'échiner ? Ces gens-là sont irrécupérables, j'ai abandonné l'idée de les décoincer.

Je ne suis cependant pas d'accord avec toi. Être hypersensible n'est pas un fardeau. Je pense qu'il s'agit en réalité d'un présent, d'un outil dont tu peux tirer profit. Chaque chose qui nous arrive, chaque diagnostic ou phobie a une raison d'être. Nous tirons des leçons, non pas de la vie en particulier mais de nous-même. Nous sommes nos propres professeurs. Nous nous forçons toujours à vivre, à respirer, à nous relever. Même si tu tombes un milliard de fois, tu continueras à te battre. Pourquoi ? Parce que tu es forte, Maëlle. Tu l'es plus que tu ne l'imagines. Tu auras beau être brisée par les flots, refoulée par l'océan, tu braveras la tempête.

Tu es un roc et t'effondrer de temps à autre, pleurer ou te sentir mal n'est pas un aveu de faiblesse. Tu as ce droit. Le droit d'être une enfant et tu n'as pas à te soucier de comment vont réagir tes parents si tu te laisses aller. Tu es une enfant. C'est tout simplement merveilleux d'être un enfant.

Toute découverte est une source d'émerveillement constant. Même si tu tombes et que tu pleures, tu gardes le sourire aux lèvres. Pourquoi ? Tout simplement parce que tu es persuadée qu'une petite fée va venir te souffler sur ton bobo.

En tout cas, je suis très fier de toi. Tu as défendu et sauvé des vies (aussi petites soient-elles). Tu n'as pas réfléchi aux conséquences mais seulement à ce qui te semblait juste.

Si ton amie ne te parle plus, c'est qu'elle n'en valait pas la peine. Qu'elle ne comprend pas ce qui se joue. Qu'elle ne voit pas que les actions pour défendre et protéger sont importantes ; qu'elles te tiennent à cœur. Un vrai ami comprendrait. Un vrai ami t'aurait aidée. Alors elle n'en est pas une. Ce n'est qu'une enfant malheureuse et jalouse qui voudrait avoir ton courage. Sortir de l'ombre des autres et se définir. Pourtant elle a peur. Elle reste dans les ténèbres de peur de se dévoiler complètement. Mais toi, Maëlle, tu es un trésor. Tu as grandi, tu as osé t'imposer. Faire ce qui était juste. Plus je t'écris, plus je te lis, plus je prends conscience de ton évolution. Certes, tu dois encore accepter certaines parties de toi que tu préfères laisser, oublier. Mais tu es sur la bonne voie, sur ton chemin.

Tu es cette lumière qui réchauffe mon quotidien et me fait rire aux éclats. Mais tu dois savoir que tu n'es pas obligée. Tu n'es pas obligée de cacher tes émotions et de sourire comme un brave petit soldat uniquement pour remonter le moral d'autrui. Tu dois penser à toi, même si c'est dur. Tu es importante; ne l'oublie jamais. Tu as ta place dans ce monde qui ne tourne pas rond et même si tu la cherches encore, elle est là à t'attendre. Et je t'aiderai à la trouver.

Harold.

On lui a dit tellement de fois qu'il était illogique. Tantôt sérieux, tantôt humoriste. Tantôt fou, tantôt vieux sage. Le monde lui refuse sa dualité. Pourquoi devrait-il se cantonner à un seul trait de caractère ? Cela n'a aucun sens. Alors, hors de question de suggérer à la petite Maëlle ce que les autres lui ont suggéré lorsqu'il a enfin décidé de tomber le masque.

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