Chapitre 13

Oihan est dépité. C'est la première fois que ça lui arrive. Il avait perdu une lettre ! Cela fait déjà un mois qu'il aurait dû la livrer. Ou peut-être moins. Il ne sait plus ! Tout ce qu'il sait, c'est que cette lettre se trouve dans la poche de son jean depuis quelque temps. Il se souvient que sa sacoche avait lâché sur le parking du Leclerc, alors qu'il allait chercher les lettres qui se trouvaient dans la boîte jaune juste à l'entrée. Il se revoit courir après les bouts de papiers volants, sous le regard amusé et parfois dédaigneux des conducteurs. Un couple l'avait gentiment aidé. Ils n'étaient pas d'ici mais venaient d'arriver de Tahiti. Il s'est tout de suite douté qu'ils étaient étrangers. Personne d'autre n'avait levé le petit doigt pour l'aider. Les Basques ont bien des qualités mais venir en aide à un inconnu, surtout quand il ressemble à un petit jeune typé racaille, ce n'est pas vraiment leur truc.

Solaires, ils en avaient ramassé un bon tas et étaient ensuite partis bras dessus bras dessous en lui souhaitant bonne chance et une bonne journée. Cette rencontre lui avait fait un bien fou, il faut l'admettre. Contrairement à ce qu'il aurait pensé, cet événement n'avait pas été un désastre et ne s'était pas soldé par une fin de journée catastrophique. Comme quoi, une main tendue, un sourire, un élan de gentillesse et votre journée s'en trouve chamboulée.

Il avait donc fourré les lettres un peu n'importe comment, dans sa veste, dans ses poches. Il était même allé acheter un sac de course pour finir de les ranger. Mais, il faut croire qu'il en avait oublié une dans ses poches. Et pas des moindres. Car oui, le hasard faisant bien les choses, il s'agissait d'une lettre de Maëlle.

Etrangement, il ne ressentit pas l'envie de l'ouvrir, quand il découvrit qu'elle venait d'elle. Cette pulsion d'il y a quelques mois avait disparu. Peut-être parce que, maintenant, il n'est plus seul. Il a avancé, il s'est ouvert. Il n'a plus besoin de la vie de quelqu'un d'autre pour vivre la sienne.

Et il l'a laissé là, dans la poche de son manteau. Complètement occupé par autre chose, plongé dans son existence. Il se sent... un peu stupide, il doit bien se l'avouer. Mais aussi, étonnamment perplexe. Car, quelle était la probabilité que la lettre oubliée, la seule qu'il n'ait jamais perdue, soit celle de la jeune fille qui l'a amené à changer ?

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« Bonjour Monsieur Berckley ! Belle journée, n'est-ce pas ?

-Ah, ça oui mon petit.

Le vieil homme se tait un instant puis, reprend désignant du bout de son doigt un oiseau :

« Regardez, un aigle royal. Cela faisait bien longtemps que je n'en avais pas vu. Saviez-vous qu'il en reste bien peu aujourd'hui ? Et tout ça à cause de nous, déplore-t-il, tant d'animaux massacrés pour la simple satisfaction de ressentir au fond de son être ce que l'on nomme « la loi du plus fort ». Quel gâchis !

Est-ce que vous saviez que nous menaçons cet aigle de toutes parts ? Un jour, il n'aura plus de maison. Plus d'endroit où se réfugier. Et il disparaîtra, comme d'autres avant lui. »

Le pessimisme du vieil homme inquiète le postier. Ce n'est pas dans son habitude de se montrer si fataliste. C'est est même aux antipodes de sa personnalité.

« Eh bien alors, monsieur Berckley, qu'est-ce qui vous arrive aujourd'hui ?

Le vieil homme lui adresse un regard peiné, comme s'il s'était déçu lui-même,

« Vous allez me trouver ridicule... ma petite fille est rentrée en France pour quelques jours mais elle est repartie hier. Cela faisait bien longtemps qu'elle était partie. En Afrique d'abord, puis en Asie. Mais maintenant, elle a trouvé un travail en Italie.

- Mais, c'est génial ça ! L'Italie c'est toujours plus près que L'Asie non ? Je ne suis pas très doué en géographie mais ça au moins, je le sais !

Oihan tente de le dérider, inquiet pour cet homme qu'il porte véritablement dans son cœur.

- Et puis, pensez à toutes les choses qu'elle aura à vous raconter la prochaine fois. Peut-être aura-t-elle-même appris à cuisiner des pâtes carbonara comme il se doit ! »

Harold esquisse un sourire, se souvenant d'une conversation qu'il avait eue avec Oihan il y a de cela quelques années. Il se souvient d'avoir laissé ses fenêtres ouvertes pour laisser passer la fumée lorsque sa cuisinière de fille avait tenu à lui préparer un plat de spaghetti bolognaise comme il le faisait quand elle était enfant. Malheureusement, la casserole avait brûlé et tout le quartier s'était gaussé de cet incident pendant trois mois ; c'est-à-dire le temps nécessaire pour que la moitié du sourcil droit d'Harold repousse. Car oui, le feu... ça brûle !

Si l'on demandait à Juliette ce qui s'était passé ce jour-là, elle se moquerait sans compassion de ces deux drôles de compères et de leur mine ahurie au moment où le détecteur de fumée s'était allumé. Une belle partie de plaisir.

« Il est bien vrai que cela ne lui ferait pas de mal, dit-il en contenant à grand peine un sourire amusé, savoir cuisiner ou tout du moins, ne pas détruire une maison en essayant est quand même un plus. Quand j'ai appris, je me suis rendu compte à quel point se préparer ses propres plats était plus économique que de manger au bistrot du coin. Mon salaire d'étudiant m'en a remercié ! »

Ils continuent à plaisanter ainsi un petit moment jusqu'à ce qu'Oihan sorte de sa poche la fameuse lettre égarée.

« Tenez, je suis absolument navré.

Il lui tend l'enveloppe qui frémit au contact de l'air,

« Je devais vous la remettre depuis un petit moment déjà mais elle a glissé et je n'arrivais plus à la retrouver. J'espère que vous ne m'en voulez pas...

-Bien sûr que non ! Il n'y a pas de soucis... Ma femme avait tendance à être assez bordélique alors il n'était pas rare que l'on égare aussi des bons de commande ou des cadeaux d'anniversaire. Et puis, cela me fera de la lecture en attendant la prochaine !

Il ponctue sa phrase d'un clin d'œil qui a tôt fait de rassurer le jeune homme. Tout va bien. Harold semble aller mieux et lui aussi se sent soulagé. Il repart alors, enfourche son vélo et continue sa tournée, un sourire ravi sur les lèvres. Quant à Harold, il s'installe dehors, profitant des rayons de soleil perçant à travers les nuages et se met à lire.

9 Décembre 2022

366 Arroïlabaita bidea, 64500 Urrugne

Harold,

Le hasard fait bien les choses. Figure-toi que je connais la petite Eglantine, tu sais la petite qui a le bras cassé ? Et bien il s'agit de la sœur d'Eliott. Le monde est petit, c'est incroyable ! En parlant d'Eliott, nous nous sommes réconciliés et cela, entièrement grâce à toi et à tes conseils. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Tu es un puits de sagesse sans fond et je te dois beaucoup.

C'est drôle, à mon sens, que tu aies rencontré un membre de « ma vie » si l'on puit dire ça comme ça. Eglantine est la sœur de mon meilleur ami et je la connais depuis bientôt deux ans. C'est un peu comme si elle était ma petite sœur, à moi aussi. J'accompagne Eliott pour aller la chercher, je lui achète des chocolats. Je suis géniale en fait ! J'aurais pu avoir un petit frère ou une petite sœur.

Mais, savoir que tu l'as rencontrée me fait bizarre. Comme si tu passais de l'image vague du correspondant, pourtant très présent dans mon quotidien, à celui plus tangible de l'homme sympathique qui est devenu en cinq minutes le nouvel ami d'Eglantine. ( oui, elle ne connaît pas ton prénom mais elle clame haut et fort que le vieux papy tout mimi est son meilleur ami. Coup dur pour Lissandra, personne ne fait le poids contre Super Harold !)

Je suis en train de me dire que je t'ai peut-être loupé de peu à l'hôpital. (même s'il y en a plusieurs, on ne sait jamais). J'y étais moi aussi. Rien de grave bien sûr, juste un œdème du pied assez gonflant (c'est le cas de le dire).

Vraiment, le sport et moi, ça fait 4 !

Finalement, Eliott avait peut-être raison... Ça me tue de l'avouer, si tu savais.

Excuse-moi, cette lettre est d'une courtesse (est-ce que ce mot existe ?) extrême mais je suis absolument éreintée et je peine à trouver mes mots ; je pense que ça s'est remarqué.

Je te fais de grosses bises,

Ta Maëlle, pas sportive pour deux sous

PS: la lettre que je t'ai envoyée il y a deux ou trois jours est plus longue... comme quoi, les choses sont bien faites

Harold pose sa lettre avec un sourire. Elle est arrivée à point nommé. Exactement au moment où il avait besoin d'un peu de facéties. Comme l'a dit sa correspondante, le hasard fait bien les choses !

Il lui a suffi d'une lettre pour aller mieux et pour sortir de sa torpeur. Il sait bien que se lamenter sur son sort n'est pas très glorieux et qu'il ferait mieux de se réjouir pour sa fille. Mais il reste humain et les humains sont souvent égoïstes.

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Son père lui tend son courrier, l'air désapprobateur. Tout ce que la jeune fille fait est pour lui une source continuelle de mécontentement. Cependant, il n'en laisse rien paraître et fait mine de ne pas s'occuper de cette dernière. La dernière chose à laquelle il veut penser, c'est bien Maëlle. Cette enfant qu'il a accepté dans sa vie, plutôt par pitié que par réel désir. Il la tient responsable de tous ces malheurs et a décidé de lui prêter attention le moins possible. Il laisse à sa femme le loisir de la réprimander. Tout ce qu'il faut, c'est qu'elle s'en aille. Il a cru exploser de joie quand elle a obtenu une bourse pour un lycée spécialisé en psychologie qui se trouve à l'autre bout de monde et qu'elle leur a annoncé son envie de quitter la maison. Mais sa femme l'a retenue, arguant qu'elle n'était pas prête. Il y a alors eu une forte dispute entre le mari et la femme, des joutes verbales et des nuits passées sur le canapé. Pourtant, Ambre a eu gain de cause.

Maëlle est pour lui le rappel constant de la traîtrise de sa femme. De l'autre. De cet homme qu'il n'est pas et qu'il ne sera jamais. De cet homme qu'elle appréciait. Il en a été jaloux. Il a voulu que cette femme soit la sienne et n'a pas accepté qu'on lui vole son « dû » comme il l'appelai chaque fois qu'il se rendait au pub, avant ça. Avant l'arrivée de Maëlle. La fille de l'autre.

Il paraît certes, être un médecin respectable et aimant mais la réalité est tout autre. On pense connaître les gens mais en réalité, on ne peut voir que ce qu'ils décident de nous montrer.
De fureur, il a voulu la laisser à la rue, seule avec l'enfant. Mais le quand dira-t-on des gens l'a freiné dans ses projets.

Ils ont ainsi joué le jeu et Philippe tolère la mère et la fille pour préserver les apparences. Voilà pourquoi Ambre est si dure. A chaque problème, à chaque écart de la jeune fille, il menace de les mettre à la porte. De garder Liam, qui lui, est véritablement son fils, et de les abandonner à leur triste sort.

Ambre ne put annoncer l'illégitimité de sa fille à ses amis. Plutôt mourir que d'accepter qu'elle eut fauté. Qu'elle, la sage mère de famille a découché et donné la vie à un enfant dont le père n'est pas son mari. Elle vit chaque jour avec ce poids sur les épaules, avec cette peur que Maëlle découvre la sombre vérité. Alors oui, elle semble dure, sans cœur mais malgré tout, elle aime sa fille. Le fruit d'un amour véritable. Elle n'a qu'elle pour se souvenir de cet homme qui jadis, l'a tenue dans ses bras. Elle le lui rappelle par son petit grain de folie, par sa fierté et elle le retrouve jusqu'à sa petite manie de vouloir tout contrôler. Elle n'est pas Maëlle Lordfort mais Maëlle Peyrony. Elle devrait porter le nom de jeune fille de sa mère et non pas celui d'un homme qui ne mérite pas le titre de père.

Dans le salon, ce dernier repense à cette fameuse lettre. S'il s'agit d'un petit-ami, il serait aisé de se débarrasser d'elle en la faisant vivre avec lui. Il ferait en sorte qu'Ambre accepte et il pourrait enfin l'oublier. Oublier l'horreur de ces dix-sept dernières années. Certes, dix-sept ans c'est jeune pour vivre avec quelqu'un mais... ô quel bonheur de ne plus voir sa tête tous les matins!

Pourtant, il se trompe. Non, cette lettre ne vient pas d'un garçon épris d'elle mais d'un gentil vieil homme pour qui Maëlle compte énormément.

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Une fois seule, elle se met à lire, sans se douter un seul instant des pensées et états d'âme de son père.

27 décembre 2022

6 rue Garat, 64310, Ascain

Maëlle,

Ta voisine a l'air d'être... intéressante. Oui, c'est le bon mot. Une vraie plaie. Celle qui gratte et qui refuse de cicatriser et, quand elle part enfin, te laisse une jolie marque sur la peau.

Elle me fait penser à une personne que je connaissais : mon oncle. Il vivait avec nous et surveillait toute ma vie. Ne sachant pas quoi faire de la sienne, il regardait avec fascination la mienne se dérouler devant ses yeux. Il avait l'air de croire que mon existence était un feuilleton dans lequel il pouvait jouer un rôle. Marius Berckley, le frère de mon père. Aussi différent mentalement qu'ils se ressemblaient physiquement. Même tignasse auburn, même fossette au menton mais mon père avait les yeux gris comme un ciel nuageux et mon oncle bleus, comme la mer ondulant au soleil. Il n'avait pas un caractère facile. Il se plaignait de tout, buvait souvent et sortait peu. Le stéréotype parfait de l'homme largué et désespéré qui retourne vivre chez son frère après avoir sombré.

Quand j'étais en seconde, alors que j'avais mon premier rendez-vous, il m'a enfermé dans ma voiture et s'est rendu à ma place au restaurant avec mon "amie" en prétextant que j'étais incapable de sortir avec une « gente demoiselle » et que je ne me comportais pas comme un parfait « gentleman ». Je crois qu'il était sérieusement amoché et qu'il avait un peu abusé sur la bouteille. Ma mère ne le supportait pas mais l'acceptait pour faire plaisir à mon père. Elle le regardait souvent en esquissant la petite moue navrée de celles qui se retiennent de faire un commentaire. Je l'ai toujours admirée pour son tact et sa patience. Des vertus que j'étais loin de posséder à cette époque.

Marius est donc parti au restaurant à ma place, vêtu de sa chemise à flanelle bleue et son pantalon bien trop grand. Une barbe de trois jours dévorait ses joues. À la manière dont la jeune fille m'a ignoré le lendemain, j'ai donc supposé que cela ne s'était pas très bien passé. Mon oncle n'a rien voulu me raconter et à garder le silence. Il n'a jamais plus été question de prendre ma place ou de m'enfermer dans une voiture après ça. Je crois que mon père s'est fortement énervé après lui. Des années après, j'ai enfin eu le fin mot de l'histoire.

Histoire cocasse que je vais te raconter, non pas pour t'ennuyer mais plutôt pour te faire sourire.

Alors voilà : tandis que je tambourinais comme un fou dans ma voiture pour appeler à l'aide, usant de toute ma puissance vocale pour me faire entendre, mon oncle adoré a questionné la jeune fille, Pauli, et lui a fait des réflexions peu flatteuses quant à son physique. Selon lui, elle était bien trop maigre et manquait de formes. Quand on m'a dit ça, j'ai voulu l'étrangler. Qui, qui peut dire ça à une jeune fille ?

Il lui a tenu la jambe pendant quatre heures en lui dressant la liste de mes qualités et de mes défauts. Il lui a raconté absolument toute ma vie, y compris les histoires bien gênantes de mon enfance. Tout y est passé : de ma peur bleue des chauves-souris, de mon appareil dentaire cassé jusqu'à mon premier mot, il n'a rien laissé au hasard.

Il a poussé le vice jusqu'à laisser Pauli payer le repas pour lui car, je cite " Ce n'était pas lui qui l'avait invitée à la base ». Bien entendu, il avait bu, beaucoup et avait choisi les plats les plus onéreux. Un malin l'oncle Marius.

Maëlle s'esclaffe devant la facétie de son oncle et compatit avec la jeune fille ; tu parles d'un premier rendez-vous !

Cela lui fait penser à Eliott. Il faut absolument qu'elle l'appelle ! Une fille de sa classe l'a invité au cinéma et une chose est sûre, Maëlle veut savoir ce qui s'est passé. Pourquoi a-t-il fallu que cela se passe quand elle devait rester à la maison ? Elle n'a qu'une envie, se cogner la tête contre un mur. Devoir rester seule toute la journée est déjà assez dur, pas besoin d'en rajouter.

Rien à voir avec ce petit pincement qu'elle a au cœur quand elle les imagine ensemble. Non, elle est juste déçue, en tant que meilleure amie, de ne pas avoir été présente à ce « date ». Cela ne méritait pas le nom de rendez-vous. Si ?

Elle secoue sa tête, chassant ses idées noires et sans lieu d'être pour se reconcentrer sur l'histoire d'Harold. Tout pour penser à autre chose, par pitié.

Depuis ce jour, elle est devenue distante et sans que je sache pourquoi m'a giflé en me traitant de goujat, tout en m'accusant de sortir avec plusieurs filles à la fois. Quelle sottise est allée raconter mon oncle ? Je ne le sais. Il a emporté ce secret avec lui dans sa tombe.

Je l'aimais bien mais il pouvait parfois être terriblement agaçant. Il a été mon ami, mon confident mais aussi mon ennemi. Nous avions le même caractère (quand il n'était pas saoul) et ensemble, nous faisions des étincelles.

Il ne s'est jamais marié. La femme qu'il aimait en a épousé un autre. Quand il a reçu le faire-part de sa « meilleure amie », il a tout simplement fermé à clé la porte de son bonheur. Il est allé au mariage, il l'a laissée s'en aller loin de lui, au bras d'un américain. Je lui en ai voulu, de ne pas s'être battu, d'avoir baissé les bras si facilement. Il aurait pu, il aurait dû lui dire la vérité. Même si cela n'aurait rien changé, il aurait été en paix avec lui-même. Marius ne souffrait pas la comparaison. Il ne se sentait pas assez bien pour elle. Mais qui est à la hauteur ? Personne. Nous faisons toujours de notre mieux, et c'est cela le plus important.

Et si Eliott se mariait avec cette fille ? Et si elle était sa témoin ? Est-ce qu'au moins il la choisirait comme témoin ? Peut-être pas, il sait que les mariages, ce n'est pas trop son truc. Mais quand-même ?

Elle essaie de stopper le cours de ses pensées mais n'y parvient pas. Elles sont plus puissantes que la mer déchaînée, plus inaccessibles que la mousse rejetée sur le rivage. Elle a beau tout faire, se morigéner tant qu'elle peut, impossible. Cette vision d'horreur s'est imprimée dans son esprit et refuse de partir.

Maëlle se sent coupable de ne pas se réjouir pour son ami. A vrai dire, elle ne comprend pas ce qui lui arrive. Ses joues sont rouge pivoine, son cœur s'est lancé dans une course folle. Pourvue que ce ne soit pas d'autres symptômes, souhaite-t-elle.

Ce jour-là, je l'ai vu pleurer pour la première fois. J'aurais dû l'aider mais à ce moment-là mais je me suis contenté de le regarder de loin. De m'agacer contre son inactivité et contre sa tristesse. J'étais persuadé que s'il l'aimait vraiment, il l'aurait retenue. Mais plus tard, j'ai appris que quand on aime une personne, on la laisse s'en aller si elle en ressent le besoin. Alors, j'étais là, spectateur immobile du film de sa vie qui se détériorait petit à petit.

Je ne t'en veux en aucun cas de ne pas me demander comment je vais; j'ai tendance à oublier de te questionner également sur ta santé, tes sentiments du jour. Si jamais tu veux m'en parler à cœur ouvert, je suis là.

Je te l'ai sans doute déjà dit mais c'est important pour moi que tu saches que tu n'es pas seule. Que je suis là.

Je te considère comme un membre de ma famille, la petite-fille que je n'ai jamais eue. Bien entendu, je suis fou de mes petits-enfants mais tu as une place toute particulière dans mon cœur. Tu m'as redonné l'espoir et le goût de la vie. Je me suis rendu compte que j'avais encore à faire découvrir, que je pouvais encore enseigner, correspondre et échanger. Tu es un petit rayon de soleil qui a réchauffé ma vie.

Bien à toi,

Harold

PS: Je te souhaite un joyeux Noël un peu en retard ainsi qu'une bonne année en avance.

La dernière phrase de son correspondant la fait sourire, chassant les nuages noirs au-dessus de sa tête. Elle se saisit de son sempiternel stylo et rédige sa réponse d'une traite, toujours souriante.

4 Janvier 2023

366 Arroïlabaita bidea, 64500, Urrugne

Harold,

Je me vois parfaitement t'appeler « papy Harold » ; aussi bizarre que cela puisse paraître. Nous n'avons aucun lien de parenté mais nous nous sommes accrochés l'un à l'autre comme deux naufragés au cœur d'une tempête. La tempête de la vie, dans la houle infernale des problèmes et le ciel orageux de la tristesse. Nos lettres sont notre radeau, celui auquel on s'agrippe désespérément pour ne pas couler.

Je n'ai jamais connu mes grands-parents paternels, ils sont morts avant ma naissance. Papa n'en parle pas, je crois que ça lui fait trop de peine de parler d'eux. Ou alors il est totalement insensible, va savoir. Il voulait tellement les impressionner quand il était plus jeune. Il est devenu médecin pour leur faire plaisir et s'est marié avec une respectable demoiselle, à savoir : ma mère.

Je me demande parfois s'il est heureux. S'il avait eu le choix qu'aurait-il fait de sa vie ? Aurait-il réellement épousé ma mère ? S'aiment-ils seulement ? Aurait-il voulu être astronaute, philosophe ? J'aimerais lui poser la question mais seul le silence me répondrait. Il n'est pas loquace, contrairement à moi. Nous sommes les deux opposés de cette famille mais je suis persuadée qu'au fond, nous nous ressemblons plus que nous l'imaginons. Certes, je n'ai pas sa manie de faire des remarques acerbes en public (oui, je lui en veux encore) mais il possède un tempérament complexe et je n'ai pas fini d'en découvrir toutes les facettes.

Je sais qu'il travaille énormément et je m'inquiète pour lui. Il est tellement perfectionniste, il cherche toujours des défauts là où il n'y en a pas. Il est comme mon frère : Liam.

Je crois que je t'ai à peine parlé de lui. Sans doute par peur qu'il passe encore une fois au premier plan et qu'il accapare toute l'attention. Il est vrai qu'il est, comme me le disent si bien mes amies, charismatique.

Il est roux, grand, les yeux bordés de longs cils. Mais je ne sais pas si je pourrais le qualifier de "beau". La beauté est tellement subjective de toute manière. Chacun ses goûts. Tant mieux s'il plaît mais si seulement Clara pouvait oublier son « charme ». Je ne peux pas la supporter celle-là. Toujours collée aux basques de mon frère et si... mielleuse. Mais plutôt dans le genre lèche-bottes avec mes parents et passive-agressive avec moi. Nous ne nous aimons guère. Elle se sait belle, avec ses longues jambes, sa peau noire d'ébène et ses cheveux crépus. A côté, je ressemble à un pantin désarticulé ayant mangé trop de gâteaux. Elle est très maniérée et faussement attentionnée. Une de ces filles qui vous plantent un couteau dans le dos quand vous n'y prêtez pas attention. Le style de personnes que j'évite.

J'ai pourtant cru que nous nous supportions mieux depuis quelque temps mais j'ai eu tort. Tort de lui accorder une parcelle de ma confiance. J'ai appris par mon frère qu'elle faisait semblant de m'apprécier, qu'elle se jouait de moi et qu'elle se moquait de ma naïveté dans mon dos. A croire qu'elle n'a que ça à faire de sa vie, cette pestouille !

Ca fait un coup au moral tout de même, de découvrir qu'une personne avec qui vous pensiez avoir évolué s'est fichue de vous. Lorsqu'elle vient à la maison, je l'ignore ou prépare ma vengeance. Je suis un diable mais je n'en ai cure désormais. Je dirais même que c'est de bonne guerre. Elle a commencé, je continue. Et je ne céderai pas. Jamais.

De ce que mon frère m'a dit, elle a raconté à toute sa promo mon incapacité flagrante à faire du sport, mon talent inégalé pour me prendre les pieds dans le tapis de course et même la fois où je me suis explosée par terre après avoir mal placé mon pied dans les sangles des pédales d'un vélo elliptique (drôle d'histoire mais la chute était violente). Elle a ri de moi, a parlé dans mon dos. Et moi, comme une sotte, je riais avec elle de certaines de mes déconvenues !

J'ai l'impression d'être stupide, si tu savais. Ah ! Comme elle doit bien se moquer de moi et de mon ignorance. Si je le pouvais, je l'enchaînerais à un tapis de course (le fameux) que je pousserais sur vitesse maximale. Cela la ferait ravaler son sourire vicieux. Mais c'est impossible alors je le rêve et je dois bien admettre que c'est assez jouissif, de voir la fatigue imprégner son visage si parfait.

Je m'en veux, de formuler de telles pensées. Je suis horrible, je suis un monstre. Mais de la culpabilité ou de la haine, je ne sais qui est la plus forte.

En tout cas, pour en revenir à Liam, il a décidé de faire médecine, plus pour le titre de médecin que par réelle vocation. Pour être comme son père, pour être appelé « docteur » chaque fois qu'il sort.

Moi, je ne pouvais pas. J'ai peur du sang et des responsabilités. Je ne supporte pas que tout dépende de moi. J'ai tellement peur de me louper, de me planter. J'ai peur des conséquences de mes actes, de mes mots. Je n'aime pas prendre de décisions, je n'aime pas l'imprévu. J'aime ma zone de confort mais je voudrais avoir l'audace d'en sortir.

Pardonne moi d'avoir été si longue à t'écrire, le temps m'a manqué.

Je passe mes journées à travailler, effectuer des recherches et harceler mes coéquipiers pour qu'ils m'aident à finir nos projets. Je suis en pleine période d'examens et je dois à tout prix réussir.

On peut dire que j'ai mon ego à satisfaire mais aussi celui de mes parents. Pour eux, tout doit être parfait. Mais vraiment parfait. Parfois j'aimerais crier, mettre du désordre dans cette petite vie bien rangée. J'aimerais qu'ils comprennent que la perfection n'est pas synonyme du bonheur. Qu'on puisse être heureux même si les choses vont de travers, même si rien ne semble aller.

Au dernier trimestre, je n'ai « pas excellé » selon eux alors ils attendent de moi que je me rattrape. Que je devienne la meilleure. La fille modèle et parfaite pour satisfaire leurs désirs. Que ma « petite spécialité en psychologie et sociologie » me fasse devenir quelqu'un. Quelqu'un doit ils seraient fiers et surtout, dont ils pourraient se vanter auprès de leurs amis.

Une coccinelle vient d'attérir sur mon bras ! Je suis toute contente. J'ai toujours rêvé qu'un papillon se pose sur mon doigt... cela aurait voulu dire que j'étais une fée ! Que j'avais des pouvoirs magiques et des ailes qui me permettraient de m'envoler. De sentir le vent sur mon visage, les nuages au creux de ma main et d'accompagner les oiseaux. Mais bon, je crois que je suis humaine à cent pour cent. De toute façon, les papillons c'est surfait et mon chien les mangeait alors...

Tu m'avais manqué Harold.

Au fait, j'aurais eu une faveur à te demander....

En lisant la requête de Maëlle, le vieil homme sourit. La jeune fille a ainsi mené son enquête et découvert qu'il était ce que l'on pourrait qualifier « d'artiste », ou tout du moins, de peintre quelque peu reconnu.

Il tapote du bout de ses doigts la photo glissée avec la lettre. Elle respire le bonheur, une senteur qui lui tient particulièrement à cœur. Il devine les nuances, les ombres qu'il va placer sur la toile. Il imagine le cadre, visualise la texture.

Avec un frisson d'excitation, il se dirige vers le garage et en sort avec nostalgie des couleurs et des pinceaux.

Maëlle a le nom de réveiller les souvenirs, d'ôter la couche poussière pouvant les recouvrir et cela avec un souffle tant léger que puissant, tant délicat qu'assommant. Elle est la bourrasque, la tornade qui a fait remonter à la surface des choses qu'il pensait enfouies jusqu'alors...

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Juliette fixe le travail de son compagnon. Depuis plusieurs heures déjà, il aligne sur la toile blanche des touches de peinture. Par mouvements vifs et précis, il y dispose des sentiments et des impressions. La force du soleil, la symphonie du vent mêlée à celle des éclats de rire, le carillon d'un clocher dans le lointain...

Perdu dans ce monde au loin, Harold semble revivre.

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