Chapitre 10

Depuis quelque temps déjà, elle court avec sa mère. Au début, c'était un véritable supplice, un calvaire sans nom. Elle aurait encore préféré écouter Liam réciter ses livres de médecine plutôt que de se lever aux aurores et courir sans but. Pourtant, au fur et à mesure, la course et elle se sont apprivoisées. Maëlle a fait des efforts, à suer à grosses gouttes et à tant bien que mal suivi sa mère qui galopait devant elle comme une gazelle. Jamais elle ne l'avait vu tant dans son élément.

D'une certaine manière, la course les a réunies. Elles ont désormais des sujets de conversation autres que les cours et les notes, peuvent se féliciter mutuellement et s'énerver contre leurs courbatures. Elles ont même ri ensemble de l'imitation de Maëlle d'un couple de joggeurs un peu trop enthousiastes et portés sur les couleurs fluo. Elles ont enfin l'occasion de partager quelque chose, de se sentir liées.

Puis, Maëlle est tombée.

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C'était hier soir et elles avaient décidé d'aller se dégourdir les pattes, comme l'avait si bien dit Ambre à son mari qui râlait de les voir partir sans avoir préalablement cuisiné son repas du soir. Bonjour la misogynie, avait fortement pensé Maëlle. Mais au lieu de lui adresser de telles paroles, elle lui avait dit :

« T'inquiète, au pire tu pourras commander des pizzas. C'est bon et facile à faire ! »

Avec un large sourire angélique et un battement de paupières innocent, le commentaire était passé sans accroche. Elle avait eu de la chance.

Une fois sorties, elles s'élancèrent. Si au début, Maëlle se mouvait à la vitesse d'une tortue à trois pattes, elle arrivait dorénavant à suivre le rythme de sa mère sans peine. C'était sa grande fierté.

Elles ne pensaient plus à rien, leur esprit totalement absorbé par l'effort et la sensation de bonheur produite par les endorphines. Une foulée après l'autre. Un inspiration, une expiration. Un et deux. Maëlle et Ambre.

Maëlle se sentait bien. Vraiment bien. Elle se sentait à l'aise avec son corps, sa respiration était fluide et ses bras ne se baladaient pas dans tous les sens. Elle jeta un coup d'œil à sa mère, espérant secrètement avoir autant de classe qu'elle quand elle courait. Avec ses cheveux blonds attachés en une haute queue de cheval, ses vêtements de sport moulants et sa foulée régulière, Ambre avait l'air d'une marathonienne new-yorkaise.

Elle ne sentit pas tout de suite qu'elle tombait. Elle se retrouva au sol, sans en avoir véritablement conscience. Sa mère poursuivit sa route et mit quelques secondes avant de se rendre compte que la jeune fille ne la suivait plus. Elle s'arrêta brusquement et regarda Maëlle, affalée dans l'herbe, incapable de se relever :

« Mais qu'est-ce que tu fabriques ? Ce n'est pas l'heure de faire une pause, elle consulta sa montre, Ça ne fait qu'une dizaine de minutes qu'on court. Allez, relève-toi moussaillon et hauts les cœurs ! »

Son enthousiasme vacilla lorsqu'elle s'aperçut que sa fille était au bord des larmes. Cela faisait si longtemps qu'elle ne l'avait pas vu pleurer qu'elle avait presque oublié qu'elle en était capable. Elle s'approcha lentement de Maëlle, comme on le ferait d'un animal blessé.

« Ça va, ma puce ? »

Et là, Maëlle éclata en sanglots, laissant à l'eau salée la possibilité de dévaler par vagues son visage crispé de douleur. Le fait que sa mère lui ai donné du « ma puce », chose qu'elle n'avait pas faite depuis des années mêlé au feu qui irradiait dans tout son pied, avait eu raison de ses barrages.

Le reste est plus flou. Maëlle se souvient être rentrée à la maison, le bras de sa mère la soutenant. Elle se rappelle le froid de la poche de glace et la voix, encore plus glaciale de son père qui répétait sans s'arrêter, tel un perroquet :

« Je vous avais bien dit que c'était une mauvaise idée. Elle n'a rien de grave, il faut juste qu'elle se calme. C'est un petit œdème du pied. Demain elle n'aura plus rien »

Rien. Ce n'est rien. Ce n'est jamais rien de toute façon, s'était dit la jeune fille, l'esprit encore tout embrumé par la douleur.

Elle revoit Liam, lui tendant un doliprane, sa main si chaude comparée à la glace qui lui donnait la chair de poule. Elle entend sa mère, lui murmurer « je suis désolée », avant d'aller préparer le dîner.

« Ce n'est rien », avait-elle murmuré lorsque sa famille l'avait laissée seule.

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Ce matin, elle est restée à la maison, sa cheville étant tellement gonflée qu'elle ne pouvait poser le pied à terre. Si Philippe et Liam ont jugé qu'elle en rajoutait et jouait la comédie, Ambre a appelé le lycée et s'est occupée de sa fille. Jusqu'à il y a quelques heures.

Au vu de l'état aggravant de son pied, Philippe a daigné appeler l'hôpital et y amener Maëlle pour une visite de contrôle.

Il est vert de rage de ne pouvoir rien faire, de ne pas savoir exactement ce qu'elle a. Un œdème du pied, ça passe avec de la glace et du repos. Ça dégonfle progressivement. Ca n'enfle pas d'heure en heure et ne conduit pas à des évanouissements. Lui, le médecin de la famille se retrouve sur la touche. Et ce n'est que le début.

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Philippe sourit à chacun, encourage les infirmiers qui passent devant lui. Il est dans son élément. A l'hôpital, il devient chaleureux et précis, concentré sur autre chose que lui-même. Là, il oublie ce qui ne va pas, repousse la mort et parfois, sauve des vies. Enfin ça, c'est ce qu'il faisait avant. Il a tout sacrifié pour Ambre. Il a renoncé à son poste à l'hôpital, à sa vocation, pour être généraliste et occuper un cabinet près de la maison, pour avoir des horaires compatibles avec ceux de sa famille. Il l'a fait à la naissance de Maëlle, dans l'optique de préserver leur couple. Pourtant, cela n'a rien changé et il fait de son possible pour rentrer le plus tard possible du travail.

Il inspire un grand coup, prenant à plein nez les effluves de détergent et de désinfectant. Autour de lui, l'air vibre de la frénésie constante qui règne sur les cliniques, de ce désir de vaincre un ennemi commun: la mort. Pourtant pour Philippe, lorsqu'il y travaillait encore, la mort n'était pas un adversaire redoutable mais une compagne. D'une certaine façon, elle aussi sauvait les humains en leur évitant parfois de trop souffrir.

Ses mains frétillent, tapotant la chaise sur laquelle il est assis. Maëlle le regarde avec effarement, se demandant sans doute quelle mouche le pique. C'est une des rares fois où elle le voit si excité, si enthousiaste. Un léger doute la chatouille. Est-ce parce qu'ils se trouvent à l'hôpital ou parce que ELLE est à l'hôpital ?

Elle n'arrive pas à se défaire de l'idée que, si cela avait été son frère à sa place, son père n'aurait pas témoigné d'autant de bonheur.

Elle sait bien qu'elle est ridicule à toujours penser que Liam est le favori, l'enfant adoré. Elle sait que c'est mal de ressentir à son égard de la jalousie. Que ce sentiment n'a pas lieu d'être. Mais parfois, elle se pose la question.

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A l'autre bout du couloir, un vieil homme vient récupérer les résultats de ses analyses. La doctoresse est surprise. A son âge, il se porte comme un charme et tout est en ordre. Il n'a aucun problèmes, pas de cholestérol, pas de déficiences cardiaques bénignes. Rien.

Lorsqu'elle lui remet le dossier, il lui sourit gentiment pourtant, elle voit bien qu'il n'est pas véritablement sincère. Elle avait sa femme comme patiente et elle sait bien ce à quoi il pense : Héloïse n'a pas eu sa chance. Héloïse avait une santé bien plus fragile et cela ne s'est pas arrangé avec le temps. Elle lui serre la main avec chaleur et il quitte la pièce.

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Bien qu'elle soit pourvue d'un bureau en acajou et de grandes et hautes bibliothèques remplies de livres de médecine, Harold ne supporte pas la froideur blanche et étouffante des murs nus ni les néons clignotants. Ce lieu est impersonnel, sans identité. Ce n'est que le bureau d'une médecin pour les vieux. Il soupire. C'est si dommage que tout soit si blanc, monochrome. Dans un lieu comme celui-ci, la couleur devrait être obligatoire. Bien sûr, le blanc c'est lumineux mais ici, il parait terne et même sinistre. Le noir pour les cimetières, le blanc pour les hôpitaux. Entre eux, il n'y a qu'une mince frontière.

Il s'en veut d'être aussi pessimiste, de se voir se transformer en un bon gros râleur. Mais il associe les hôpitaux à Héloïse, au diagnostic qui a bouleversé leur vie à deux. Et il ne peut s'empêcher d'être en colère. Il est humain après tout, il ne peut pas être juste à chaque instant.

Il traverse l'hôpital sur la pointe des pieds, soucieux de se faire aussi discret qu'une souris. Il n'a rien à faire là, il n'est pas malade, pas mourant. Il se sent gêné et encore une fois, en colère. Il se sent mal d'être en aussi bonne forme tandis que d'autres doivent lutter pour survivre.

Il se dirige donc vers la sortie, esquivant tour à tour civières et personnel pressés. Arrivé vers les portes, quelques personnes attendent leur tour. Certains se tiennent le poignet, comme cette petite fille d'à peine cinq ans qui vient visiblement de remporter une bagarre. Malgré la morve dégoulinant le long de son nez et les traces de morsures sur son bras gauche, dans ses yeux brille un éclat victorieux. Sa maman se tient à ses côtés, les mains nerveusement agrippées à son sac à main. La petite croise le regard d'Harold et lui tire la langue. Au lieu de s'en offusquer, le vieil homme la salue et lui retourne le compliment, laissant son côté juvénile ressortir. La fillette rayonne, ravie d'avoir trouvé en cet inconnu fripé un complice. Avant que sa mère n'ait pu la rattraper, elle saute de sa chaise et se rue sur lui, toute douleur oubliée. Elle lui tapote la main, de ses doigts crasseux.

« B'jour monsieur ! s'exclame-t-elle, ses deux couettes se balançant en même temps que son buste, s'inclinant dans tous les sens pour tenter d'atteindre la taille d'Harold. Ce dernier se baisse gentiment pour être à sa hauteur et peut plonger ses yeux dans les siens, d'un noir nocturne et envoutant.

- Bonjour ma petite demoiselle, répond-il de sa voix pour enfant, celle qu'il employait avec ses enfants et qu'il emploie avec son petit-fils.

- Vous avez vu ? elle désigne son bras. Le petit Peyo il a essayé de me manger. Mais moi, je me suis pas laissée faire ducoup je l'ai frappé et après et ben il m'a poussé. Et après vous savez quoi ? Et ben je me suis relevée comme une grande, sans pleurer même si j'avais super mal et je lui ai donné un gros gros coup dans le tibia. Il a pleuré comme un bébé, ce nul ! »

Elle gesticule, s'agite dans tous les sens, toute joyeuse à l'idée d'avoir un auditoire à qui raconter ses exploits. Elle s'interrompt pourtant, lorsque sa mère l'appelle et se dirige vers elle, ses baskets claquant bruyamment sur le sol de l'hôpital.

« Eglantine, enfin ! Arrête d'embêter ce pauvre monsieur. Va t'asseoir pour l'amour du ciel et arrête de te tortiller sans arrêt. Tu as un bras cassé, pas une petite coupure ! »

Elle laisse l'enfant regagner son siège, traînant les pieds tel un condamné. Elle se retourne vers le vieillard d'un mouvement brusque, faisant voleter ses cheveux dorés.

« Je suis vraiment désolée monsieur. Ma fille est tout excitée à l'idée d'avoir un plâtre et elle est ingérable. Au lieu de pleurer de douleur elle préfère courir partout et exhiber sa blessure de guerre à chaque personne ayant le malheur de croiser son chemin.

Elle retient un petit rire, se faisant retroussant son nez aquilin,

- Je crois qu'elle tient ça de moi. »

Elle fixe l'inconnu, s'attendant certainement à une réprimande de sa part. Elle a déjà eu le droit à un sermon de son ex-mari et cela lui suffit amplement.

« Ne vous faites pas de soucis, madame. Votre fille est adorable, vous avez une chance folle. Profitez de cet élan qu'elle a pour la vie. Une fois grand, il a tôt fait de s'amenuiser. »

Il lui adresse un clin d'œil complice,

« Mais ne vous inquiétez pas pour elle. Si vous voulez mon avis, elle sera bientôt une championne de lutte ou de karaté, allez savoir !

Il se tait un instant, le temps seulement de jeter un regard à la petite fripouille

« Vous m'excuserez mais je dois m'en aller. Je n'ai pas mis assez de pièces dans le parcmètre et j'ai déjà dépassé l'heure permise. Je n'ai pas forcément envie d'avoir une contravention aujourd'hui.

-Oui, bien sûr. Je ne vous retiens pas plus longtemps, acquiesce-t-elle d'un signe de tête. Encore merci pour Eglantine, certaines personnes ne supportent pas de voir une enfant aussi... vive. »

Harold lui sourit, lui signifiant qu'il n'y a aucun problème. Cette enfant est un amour et ceux qui disent le contraire sont des gens dont l'esprit est bien trop étriqué et étroit. Tandis qu'il passe la porte, il lance à la mère et à sa fille:

« Vous ne trouvez pas que les parcmètres font penser à la bonne fée dans Cendrillon ? »

Si l'une éclate d'un rire sonore et bat des pieds, l'autre le contemple, interloquée, s'éloigner les mains dans les poches de son sweat à capuche.

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4 Décembre 2022

6 rue Garat, 64310, Ascain

Maëlle,

Je suis allé à l'hôpital aujourd'hui, pour des analyses de routine. Tout va bien, je pète la forme, comme disent si bien les jeunes. La doctoresse a même semblé surprise de voir un vieux grabataire tel que moi en si bon état. Contrairement à ses autres patients, tous plus vieux et rabougris les uns que les autres, je me trouve tout fringuant.

Les hôpitaux, ce n'est vraiment pas ma tasse de thé. Il y a trop de blanc partout. Pourtant, j'y ai fait une rencontre toute en couleur. Celle d'une petite fille d'environ cinq ans qui s'est cassé le poignet dans une bagarre. Une vraie petite brute, n'est-ce-pas ? Moi, je l'ai trouvée adorable. Un caractère bien trempé et une bonne dose de courage ; existe-t-il un meilleur mélange ?

Je dois bien t'avouer que pendant quelques secondes, j'ai cru faire face à Alizée. Elle aussi revenait de l'école pleine de bleus et de blessures. Pour elle, école ne rimait pas avec travail mais avec champs de bataille. Un drôle de phénomène ma petite. Elle se débrouillait comme une cheffe, mettant des déculottées spectaculaires aux plus grands qui l'embêtaient. Mais j'étais toujours terriblement inquiet à l'idée qu'elle puisse se blesser, bien qu'une part de moi trouvait cela quelque peu étrange. Comment diable une enfant de 1m20 pouvait-elle gagner face à des molosses ? J'ai eu ma réponse, bien des années après.

Héloïse était l'entraîneur d'Alizée. Elle lui a appris à se battre pour elle, et surtout par elle-même. Elle l'a formée comme l'aurait fait maître Yoda ou Obi-Wan Kenobi (Jules est passionné de Star Wars en ce moment).

Un jour, je les ai surprises en train de s'entraîner. J'ai vu ma femme porter à un sac un coup de pied littéralement renversant et ma fille faire de même, avec une force moins considérable. Mais tout de même.

Je trouvais ma femme belle mais ce jour-là, essoufflée, tremblante sous l'effort et couverte de sueur, je l'ai trouvé stupéfiante. Je n'avais jusqu'alors qu'entraperçu cette facette là, je n'en avais que deviné les contours...

Quand elle s'est retournée, qu'elle a croisé mon regard, j'y ai lu de la peur, de l'inquiétude. Mais aussi une pointe de colère. Et je te mentirais si je te disais que cela ne m'avait pas blessé.

Héloïse était fougueuse, courageuse. Elle était forte et têtue. Elle se battait pour ses droits et celui de sa fille. Quand j'ai voulu lui en parler, discuter de ce que j'avais vu dans la chambre d'Alizée, j'ai véritablement cru qu'elle allait me jeter une carafe d'eau à la tête. Elle pensait que je n'approuverais pas, que je la jugerais et que pire, je cesserais de l'aimer.

On pense connaître nos amis, notre famille, la personne que l'on aime plus que tout. Mais ceci est un tissu de mensonges. L'on ne découvre parfois jamais, les fissures qui parsèment leur corps.

Héloïse ne m'a pas tout dit ce jour-là, ni aucun autre jour d'ailleurs. Je me suis résigné à la laisser taire ce qui semblait la gêner et l'avoir brisée. J'ai voulu avant tout respecter son choix et j'espère, de mon côté, avoir fait le bon.

Je t'avouerai qu'au début, je n'ai pas compris. Pas compris pourquoi elle m'avait caché ces cours clandestins, pourquoi elle avait tenu avec tant de véhémence à ce que notre fille apprenne à se battre. Qu'elle soit capable d'assommer un homme.

Alors un jour, j'ai pris mon courage à deux mains et malgré la menace de la carafe, je lui ai fait part de mon incompréhension. Et sa réponse est restée gravée dans ma mémoire :

« Tu es homme, c'est normal que tu ne comprennes pas ».

Ah bon, ai-je pensé. Est-il normal que je ne comprenne pas les problèmes que traversent ma femme, ma fille, les amours de ma vie ? Est-il normal qu'un tel écart nous sépare alors que nous sommes tous deux semblables ?

Tu sais, je viens d'une famille où la place de la femme est à la cuisine et avec les enfants. Ma mère se taisait, acceptait tout ce que mon géniteur disait ou pensait. A ma grande honte, je n'avais jamais cherché plus loin. Elle devait acquiescer sans mot dire, préparer le dîner tout comme mon père devait aller au travail, boire son verre de brandy et fumer un cigare. C'était notre vie, notre quotidien. Il me paraissait normal ; mais il ne l'était pas.

C'est en rencontrant Héloïse que mon regard a changé. Elle m'a appris ce qu'est l'égalité des genres, le sexisme et les coups d'œil appréciateurs que certains jettent aux femmes. Elle m'a appris toutes ces choses que l'on n'enseigne malheureusement pas à l'école. Je lui dois mon esprit critique, ma perception de la société inégalitaire et parfaitement injuste dans laquelle nous évoluons.

Mon Héloïse s'est battue pour ses droits, tout au long de sa vie. Elle a tenu à prouver qu'être une femme n'était pas un fardeau mais une bénédiction. Certains la critiquaient, la trouvaient givrée ou même trop progressiste. A mes yeux, elle était admirable, forte et indépendante. L'on m'a d'ailleurs souvent demandé :

« Qui tient le rôle de l'homme dans cette maison ? »

Et invariablement, je répondais :

« Y a-t-il un rôle spécifique à l'homme ? »

Ils se trouvaient bêtes, ne savaient plus sur quel pied danser et souriaient d'un air gêné.

Nous avons perdu de nombreux amis « à cause » de nos idéaux. Moi, je dirai plutôt « grâce ». Ces imbéciles sont partis, avec leurs bagages emplis de haine et de déni laissant de la place pour des personnes charmantes, des manifestants comme nous. Des femmes et des hommes qui se sont démenés pour faire entendre leur voix. Cela a été les plus belles années de ma vie. L'on ne se sent jamais plus vivant que lorsque l'on se bat pour une cause qui nous tient à cœur.

Excuse-moi si je me suis laissé emporter. Une fois les souvenirs évoqués, ma plume glisse, véritable cygne de mes pensées sur ce lac qu'est le papier.

En espérant que tu te portes bien,

Harold Berckley

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Eglantine saute partout, véritable petit marsupilami. Ses déboires ne l'empêchent pas de s'agiter dans tous les sens et elle a déjà réussi à exténuer son frère qui arrive tout juste d'un entraînement. Alors qu'il va pour s'installer sur le canapé, malgré sa peau moite et ses chaussettes pleines de terre, la chipie se met à chanter la sérénade, de sa voix la plus mélodieuse. S'ensuit un délicat numéro de claquette, vite arrêté par une violente douleur au bras. Des larmes pointent et illuminent son visage. Son frère n'a pas le temps de se lever pour la rejoindre qu'elle s'est déjà assise, à même le sol, et le martèle de ses pieds avec toute sa force. Des piques s'enfoncent dans sa chair, malmènent ses os et tendons. Elle grimace, tente de repousser l'assaut. Sous son plâtre, ça la gratte. Ah ! Si seulement elle pouvait le retirer pour soulager les fourmis. Elle glisse son petit doigt dans la fente, essaie de trouver le coin à gratouiller. Toujours reniflante, elle continue son exploration.

Mais son frère le remarque, et dans une tentative désespérée, passe un bras protecteur autour de ses épaules et la tient serrée contre lui. Même si elle n'apprécie pas les contacts trop prolongés, elle se laisse bercer et ses sanglots se tarissent peu à peu. Il faut bien l'avouer, il est rassuré de ne pas s'être fait mordre...

« Bon, mon p'tit gland, ça te branche un concours de dessin de la main gauche ? Je parie que je vais t'exploser ! »

Il ne lui en faut pas plus pour se relever pleine d'entrain et se ruer à l'étage tout en se bidonnant,

« Tu vas voir ma pauvre Lucette, c'est toi qui va souffrir... »

Quelques heures et quelques crayons cassés plus tard, deux sublimes œuvres d'art voient le jour, à la plus grande fierté de leurs auteurs.

Un jardin, emplis de fleurs, d'oiseaux et de trolls pour Eglantine et une sorte d'éléphant doré à plusieurs cornes pour Eliott. Sa sœur a beau se moquer de lui, il trouve son dessin incroyable. Enfin, incroyable s'il avait été réalisé par un enfant d'un an avec un sérieux problème de vue.

Tandis qu'il se lève pour chercher du scotch et afficher les dessins sur le fameux « Mur des œuvres Eglantiniennes », regroupant les tableaux et autres peintures datant déjà de plusieurs années, Eglantine s'arme d'un stylo et de sa main malhabile, commence à écrire :

Maëlle

Ces six lettres lui demandent un effort considérable et elle souffle avec véhémence signifiant clairement à son frère qu'un peu d'aide ne serait pas de refus.

Et c'est ainsi qu'à vingt heure, en pyjama Bugs Bunny et Daffy Duck, les deux compères descendent les escaliers et déposent à Miss Verdien une enveloppe bariolée et saturée d'autocollants.

Cette dernière, plongée dans un roman, ne les avait pas entendu arriver jusqu'à ce qu'Eglantine la salue :

« Bonsoir Miss Verdien, s'exclame-t-elle en insistant bien sur le « miss », comme s'il s'agissait d'un titre honorifique, On vient vous déposer une lettre à poster ! C'est pour Maëlle. Y'a marqué là. »

La jeune femme suit du regard le doigt de la petiote, comme hypnotisée. Elle relève lentement le regard, ses yeux ambrés croisant tour à tour ceux d'Eglantine et d'Eliott. Elle les aime bien, ces deux-là, ils la changent des petits-vieux qui lui râlent dessus à la moindre contrariété. La pitchoune est rigolote. Elle se souvient d'Halloween dernier où elle est descendue habillée en père Noël parce qu'elle avait hâte que ce soit Noël. Et aussi parce que connaître tout sur tout le monde et rentrer par effraction chez les gens, ça fait peur. Chaque fois qu'elles se parlent, elle oublie qu'elle n'a que cinq ans. En elle règne une certaine maturité. Bien sûr, elle est une enfant avec des réactions d'enfant mais... elle est différente. Plus profonde. Leurs conversations lui font plaisir et il a l'impression de reparler à sa petite sœur. Elle aimerait bien la prendre dans ses bras parfois mais, ça ne se ferait pas.

Elle lui sourit gentiment et se saisit de la lettre pour la déposer sur la pile de courrier à amener à la poste. Il est rare de trouver une concierge dans un immeuble du Pays Basque. Certains disent qu'elle ferait mieux de partir et que comme ça, leur loyer serait moins cher. Mais elle n'a nul part où aller. Aucun endroit où se poser, où s'enraciner pour grandir. Alors, elle reste. Même si on a essayé de la déloger, elle s'agrippe à ce poste comme une abeille à sa rose. Son travail est doux mais la retient prisonnière. Elle refuse de se l'avouer.

« Elle est bien jolie, ta lettre. Maëlle va être contente »

L'enfant se regorge. Elle roucoule, véritable rossignol. Soudain, une sonnerie de téléphone brise le silence du hall de l'immeuble. Miss Verdien décroche. Pour lui laisser de l'intimité, Eliott prend sa sœur par la main et la ramène à l'appartement.

Alors qu'elle gravit les marches en bois, Eglantine sent quelque chose. Une sorte d'odeur de neuf dans cet immeuble qui parfois, embaume l'aigre. Elle tourne la tête et a juste le temps d'apercevoir Miss Verdien illuminer la pièce de son rire avant qu'elle ne soit dissimulée de son regard.

Les murs tapissés de gris semblent rayonner. Les luminaires, distribuant une lumière parfois jugée fadasse, semblent revigorer. Derrière son comptoir en bois, juste à coté des escaliers, Miss Verdien raccroche avec douceur. Son amie, Alizée, qu'elle n'a pas vu depuis des années, va venir la voir. Elle rentre d'un voyage humanitaire où elle a rencontré des personnes géniales. Elle doit passer embrasser son père et son frère mais elle compte leur faire la surprise. Alors, elle compte sur elle pour ne rien dire et l'accueillir quelques jours, le temps de se préparer à les voir, de s'habituer à la civilisation, comme elle le dit si bien. A cette civilisation trop marquée, à ce manque de contact et de sincérité qui l'attriste. Elle a hâte, évidemment, de voir son père adoré, d'apprendre des sottises à Juliette et de taquiner son neveu. Mais elle a peur aussi. Et c'est normal. Cependant, Elodie sait que tout se passera bien. Elle sait que leur amitié est intacte, peu importe le nombre de mois où elles ne se sont pas vues, où elles n'ont pas pu discuter. Cette certitude ancrée dans son cœur, la réchauffe tout entière. Elle jette un dernier coup d'œil à la lettre d'Eglantine et ne peut s'empêcher de penser : « Décidément, cette enfant est ma bonne étoile »

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Tandis qu'Elodie Verdien quitte son comptoir, ses yeux tombent sur la lettre colorée d'Eglantine. Attirée par elle, elle s'en rapproche. Elle pose ses doigts fins sur les stickers rêches de paillettes et peut presque humer l'odeur enfantine qui s'en dégage...

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Une ombre dehors. Une ombre qui se dirige devant chez elle. Une ombre qui l'effraie, bien sûr. Elle ne serait pas Maëlle si ce n'était pas le cas. Choupette, le roquet de la voisine n'a pas aboyé. Même pas fichu de faire son job, pense-t-elle amèrement. Il l'a réveillée hier à deux heures du matin en aboyant comme un fou mais là, non. Môsieur refuse de défendre le quartier.

Elle se saisit de sa brosse à cheveux, objet le plus proche d'elle à cet instant précis et se dirige à pas mesurés au plus près de sa fenêtre. De là, cachée derrière ses rideaux, elle observe l'ombre.

Se mouvant avec grâce et se fondant parfaitement dans l'obscurité, la seule chose qu'elle peut distinguer est un bout de blanc, tiré de son manteau. Maëlle sursaute. C'est peut-être un couteau ! Mais lorsqu'elle place l'objet dans la boîte aux lettres, la jeune fille pousse un soupir de soulagement. Vraiment, son expérience avec son père aurait dû lui servir de leçon. Mais on ne change pas ses habitudes, ni ses émotions, même si l'on sait pertinemment qu'elles n'ont pas lieu d'être.

Sa curiosité écrase maintenant sa peur. Elle a grandi et pris toute la place, lui donnant l'énergie nécessaire pour se lever, dévaler l'escalier, sortir et arrêter l'inconnu qui s'en allait, les mains dans les poches :

« Hé ! Vous ! »

Il ne se retourne pas. Probablement perdu dans ses pensées ou ayant chaussé une paire d'écouteurs.

Maëlle réessaie, plus fort encore mais ne réussit qu'à faire criser ses parents, toujours dans la maison. Son père lui fait signe de rappliquer illico et sa mère la regarde, une lueur d'agacement dans les yeux. Elle les salue avec grâce et laisse son inconnu s'en aller. Avant de rentrer, elle ouvre la boîte aux lettres et en sort une enveloppe pailletée.

Une lettre ! Elle a reçu une lettre !

Une fois au chaud, elle la déplie avec empressement et ne s'assied même pas pour s'atteler à sa lecture :

Maëlle

Coucou, c'est nous.

C'est Eliott qui écrit ce que je lui dicte. Il est pas assez doué en rédaction pour que ça rende bien (ô que j'aime ma sœur, c'est Eliott, je précise)

Bien, je me suis cassée le bras, tu sais ? j'ai dégommé un mioche ! A ce qui parait, c'est malpoli de dire ça... tant pis. J'espère qu'Eliott note bien tout ce que je dis. Où j'en étais déjà ? Ah oui, le gamin. Il a pleuré comme un bébé. Et pas moi. Je suis trop forte (elle prend la confiance la petite un peu, non ?)

Et après, on a fait un concours de dessin avec mon frère. Bien sûr, j'ai gagné (quelle mytho !). Et j'ai eu la méga-super-idée de t'envoyer nos chefs-d'œuvre ! Il a bien mis le point d'exclamation, hein ? (oui, je dois écrire ça aussi) ? Le mien c'est le plus beau, tu le reconnaîtras c'est obligé. Celui d'Eliott c'est celui avec l'animal trop zarby. (parce que maintenant zarby c'est un mot français, oui oui oui)

A plus !

Eglantine et Eliott (son esclave, clairement)

Les notes d'Eliott la font rire aux éclats. Elle reconnaît la facétie de son ami, cette façon bien à lui qu'il a de la faire sourire même lorsqu'ils ne sont pas ensemble. Sa poitrine est gonflée de lumières, plus vives et chaleureuses les unes que les autres. Elle retourne l'enveloppe et deux dessins en sortent. En effet, l'un est bien plus joli que l'autre, pourvu de couleurs éclatantes et drôles de petits bonhommes verts avec de drôles de chapeaux bariolés. Pas besoin de lire la signature au dos pour savoir qu'il s'agit là de l'œuvre d'Eglantine. Si la petite est parfois trop sûre d'elle, elle a bien raison. Ses traits sont justes et... bien plus réussis que ceux d'Eliott. Il a débordé, ça lui réchauffe le cœur. Elle se souvient de la conversation qu'ils ont déjà eu à propos de ses talents artistiques. Et il faut bien dire qu'il n'avait pas menti. Il dessine comme une patate.

Avec entrain, elle décide que ces chefs-d'œuvre ne doivent pas rester enfermés dans la malle où elle range ses lettres. Elle ne pourrait supporter l'idée de leur refuser la lumière à laquelle ils ont le droit. Elle déambule alors dans sa chambre, cherchant un endroit où les afficher. Elle finit par se décider pour un le coin supérieur de son miroir. Pas trop visible pour ne pas que sa mère fasse une crise cardiaque et assez pour qu'elle puisse les regarder, peu importe où elle se trouve. Après s'être saisie de la patafix, elle se lève sur demi-pointes. Cependant, elle a beau se grandir et s'étirer, elle n'atteint pas son but. Elle saute, échoue encore. Soupire un grand coup, retente sa chance. Encore loupé. Résignée, elle se rend dans le garage pour aller chercher l'escabeau qu'elle trouve caché entre des décorations de Noël et des cartons emplis de papiers administratifs. Sentant déjà le plan traquenard arriver, c'est avec une extrême prudence qu'elle attrape la poignée de l'objet. Mais ces efforts sont vains et c'est avec dégoût qu'elle sent une matière visqueuse se faufiler entre ses doigts. Grimaçante, elle continue pourtant à le dégager.

Les cheveux en pagaille, elle parvient enfin à le sortir de son coin, après avoir fait chuter pas mal de cartons.

« Papa ! hurle-t-elle à pleins poumons, toujours dans ce même état de fébrilité qui l'habite depuis la lecture de la lettre d'Eliott et Eglantine,

- Tu peux venir m'aider à chercher l'escabeau ? Je n'arrive pas à le porter toute seule !

Dans sa bulle de bonheur, elle n'entend pas Philippe râler, se plaindre et ronchonner. Il est vingt-deux heure, il a autre chose à foutre que d'aller chercher un stupide escabeau pour une autre de ses lubies. Franchement, elle pourrait le faire toute seule, il n'est pas lourd. Même un gosse de six ans pourrait le monter à l'étage.

Il met sur pause son match de foot, celui qu'il regarde tous les soirs avec son verre de whisky à la main. Empêtré dans ses habitudes, il peut rester prostré là des heures durant. Cela agace d'ailleurs Maëlle. Il passe plus de temps qu'elle dans son fichu fauteuil alors pourquoi lui reproche-t-on toujours à elle de ne rien faire d'autre de sa vie ?

« Maëlle !Tu as vu dans quel état est mon garage ? »

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