Chapitre XXIV

Anaïs se réveilla en sursaut et ne reconnut rien autour d'elle. Le petit matin pointait son nez et la jeune fille paniqua.

Tremblant de tous ses membres, elle se leva et parcourut fébrilement les environs du regard. Elle était allongée dans l'herbe et le paysage ne lui disait rien. Tentant de se rappeler d'où elle était venue et qu'est-ce qui s'était passé cette nuit-là, elle fit quelques pas vers le soleil levant. Mais elle changea soudainement d'avis et retourna sur ses pas pour partir dans une autre direction.

Après une demie-heure à marcher en changeant de direction tous les cents mètres, la jeune fille s'assit dans l'herbe et l'évidence s'imposa à elle : elle était perdue. À vrai dire, elle n'avait même jamais été aussi perdue qu'en cet instant. Mais, étrangement, elle ne ressentait pas la moindre peur. Elle était vide, complètement vide. Elle n'avait pas la force de penser aux conséquences de sa situation, elle n'avait pas la force d'appeler à l'aide, elle n'avait même plus la force de se lever.

Les minutes passèrent, Anaïs ne bougeait pas d'un poil. C'était comme si son corps et son cerveau avaient été mis en pause. C'était une impression à la fois étrange plutôt agréable, car elle n'avait plus à se soucier de quoi que ce soit. Sentant pointer une crampe dans son dos, la jeune fille se laissa tomber en arrière. Ce fut certainement ce qui la sauva, car à peine fut-elle allongée qu'un sifflement retentit et une flèche passa à toute vitesse à l'endroit exact où se trouvait son cœur une seconde plus tôt.

Soudain beaucoup plus réveillée – il fallait remercier l'instinct de survie –, Anaïs se releva vivement et parcourut rapidement les environs du regard. Rien. Tout était calme, silencieux, immobile. La jeune fille eut beau tendre l'oreille, elle ne percevait aucun bruit.

Alors qu'elle relâchait sa vigilance, pensant que toute menace, quelle qu'elle fut, s'était éloignée, un second sifflement retentit et une douleur atroce saisit la jeune fille à l'épaule. Baissant les yeux vers l'origine de la douleur, Anaïs fut prise de vertiges en découvrant une longue hampe noire donc l'extrémité était profondément enfoncée dans sa chair.

Un mince filet de sang s'échappait de la blessure, mais le principal devait être retenu par la flèche. Titubante, Anaïs se surprit à penser qu'elle avait de la chance car elle aurait bien pû se vider de son fluide vital et avoir un pied dans la tombe à l'heure qu'il était.

Comme elle l'avait lu dans les nombreux romans de fantaisie qu'elle avait lus, la jeune fille tenta de briser la hampe de la flèche de sorte à qu'elle ne la gène pas.

Malheureusement, les romans et la vraie vie n'étaient pas la même chose et Anaïs poussa un grognement de douleur – elle n'avait plus la force nécessaire pour hurler – quand la pression qu'elle mit sur la flèche ne fit que faire remuer celle-ci dans la plaie. Se laissant tomber au sol, elle s'aperçut que les coins de sa vision se floutaient, elle se rappela qu'elle avait lu quelque part – même si elle aurait été bien incapable de dire où – que les neurones de la vision et de la douleur étaient les mêmes et qu'en se concentrant sur ce qu'on voyait, on pouvait atténuer la douleur.

Elle s'allongea donc dans l'herbe et fixa les nuages qui parcouraient paresseusement le ciel. Effectivement, quelques minutes plus tard, sa vision redevint nette et la douleur refoula un peu. La jeune fille se força à garder les yeux ouverts et à scruter le moindre détail des formes cotonneuses qui défilaient au-dessus d'elle, imperturbables.

La douleur laissa bientôt place à l'absence totale de sensations. Un vide que la jeune fille commençait à bien trop connaître. Mais un petit point noir dans le ciel attira son attention, la sortant de sa transe. En se concentrant, elle se rendit compte que la chose était un oiseau, un grand oiseau, probablement une buse ou quelque chose comme ça. Anaïs, ne pouvant pas distinguer les couleurs exactes de la bête, rabroua l'espoir né dans son esprit que ce soit Crizée. Pourtant, le temps lui donna tort car l'oiseau se rapprocha de plus en plus, tandis que le cœur de la jeune fille accélérait et il finit par se poser à ses côtés.

Anaïs leva la main pour la poser sur le plumage de l'animal, se rendant compte à ce simple geste qu'elle tremblait beaucoup plus qu'elle ne l'avait cru. Elle tenta un faible sourire mais ce simple geste raviva la douleur et tout son corps se cambra dans un ultime effort avant de retomber, inerte, quand elle sombra dans le noir. Mais juste avant de perdre connaissance, elle entendit une voix murmurer dans son esprit.

Je te sauverai !

Anaïs pensa qu'elle hallucinait et ne chercha pas plus loin. À vrai dire, elle ne chercha plus rien du tout.

✰✰✰

Anaïs reprit connaissance une poignée de minutes plus tard, ou du moins ce fut ce qu'il lui sembla. Elle sentait son corps être bringuebalé dans tous les sens, sa tête se cogner contre quelque chose de dur, comme si elle était assise sur quelque chose qui courait très vite. La douleur dans son épaule se diffusait par vagues dans le reste de son corps, et bien qu'elle ne sentit plus la pointe de la flèche dans sa chair, elle avait l'impression que son sang avait complètement déserté son corps. Ses paupières étaient trop lourdes pour qu'elle ouvre les yeux et elle retomba rapidement dans les limbes, n'ayant pas la force de se maintenir en vie.

La jeune fille se réveilla encore trois ou quatre autres fois dans les mêmes conditions. Elle sentait ses forces la quitter, petit à petit, ses sens se faire de plus en plus ténus, sa conscience s'éloigner de son corps. Elle en vint même à se demander comment il se faisait qu'elle ne soit pas encore morte.

Cependant, quand elle émergea une énième fois de la noirceur veloutée de l'inconscience, elle se retrouva dans un endroit bien familier. Elle eut un pincement au cœur en voyant les étagères de sa bibliothèque recouvertes de poussière, les livres partir en panaches de fumée, le sol couvert de petits bouts de papier déchirés, les carreaux en ogives dont la transparence laissait habituellement passer la lumière cristalline du jour se couvrir de toiles d'araignée, permettant à peine de distinguer un ciel noir et nuageux au-dehors, le calme qui était normalement apaisant devenir lourd et inquiétant.

C'est à ça que ressemble l'esprit de quelqu'un qui meurt, réalisa-t-elle avec horreur.

Une larme coula sur sa joue, elle était profondément dévastée par la dégradation lente de ce lieu qui avait toujours été une place à part. Le dernier endroit où elle pouvait se réfugier, sa dernière accroche au monde, devenait sous ses yeux un cimetière macabre de son passé.

Désespérée, elle se laissa glisser au sol, cherchant vainement à fuir la réalité de sa propre mort. Comment une simple flèche pouvait-elle l'avoir tuée ? Comment avait-elle pu perdre tout son sang si rapidement ?

Un livre tombant d'une haute étagère la fit sursauter. Machinalement, elle le prit du bout des doigts et l'ouvrit à une page au hasard. Le papier s'effrita sous ses doigts, mais elle put voir de l'encre baver sur la surface jaunie, sortie de l'intérieur même du papier, comme du sang coulant d'une plaie.

Laissant tomber le livre à terre comme s'il s'était agi d'une chose abjecte et répugnante, Anaïs recula et enserra sa poitrine de ses bras. Un froid abyssal, un froid de mort, prit naissance dans son cœur et se propagea au reste de son corps. Haletante, elle prit appui sur ses mains pour reculer jusqu'au mur le plus proche, laissant une trace brillante dans la poussière qui couvrait le sol en une couche de plus en plus épaisse.

Là, encore une fois, elle ramena ses genoux contre elle et les enserra dans ses bras avec la force du désespoir. Elle ferma les yeux et laissa sa tête tomber contre le mur. Du bout des lèvres, elle se mit alors à fredonner une chanson qu'elle n'avait pas entendue depuis longtemps, mais qui se prêtait pourtant si bien à la situation. Une chanson qui lui fit monter les larmes aux yeux tant elle correspondait à l'instant présent.

Take me... to the rooftop, commença-t-elle dans un souffle à peine perceptible, puis elle prit de l'assurance, s'arrêta et recommença. Toujours dans un souffle mais avec la force de la conviction.

Take me to the rooftop,

[Emmène-moi sur le toit]

I wanna see the world when I stop... breathing

[Je veux voir le monde quand j'arrêterai de respirer]

Turning blue

[Devenir bleue]

Tell me, love is endless,

[Dis-moi que l'amour est sans fin]

Don't be so pretentious

[Ne soit pas si prétentieux]

Leave me, like you do

[Laisse-moi, comme tu le fais]

If you need me

[Si tu as besoin de moi]

Wanna see me

[Tu veux me voir]

Better hurry

[Tu ferais mieux de te dépêcher]

'Cause I'm leaving soon

[Parce que je m'en vais bientôt]

Sorry, can't save me now

[Désolée, je ne peux pas me sauver maintenant]

Sorry, I don't know how

[Désolée, je ne sais pas maintenant]

Sorry, there's no way out

[Désolée, je n'ai pas d'autre choix]

Sorry

[Désolée]

But down, mm down

[Mais en bas, mm en bas]

Taste me, the salty tears on my cheek

[Goûte-moi, les larmes salées sur ma joue]

That's what a year-long headache... does to you

[C'est ce qu'un an de mal de tête... te fait]

I'm not okay, I feel so scattered

[Je ne vais pas bien, je me sens si dispersée]

Don't say I'm all that matters... leave me

[Ne dis pas que je suis tout ce qui compte... laisse-moi]

Déjà vu

[Déjà-vu]

If you need me

[Si tu as besoin de moi]

Wanna see me

[Tu veux me voir]

Better hurry

[Tu ferais mieux de te dépêcher]

'Cause I'm leaving soon

[Parce que je m'en vais bientôt]

Sorry, can't save me now

[Désolée, je ne peux pas me sauver maintenant]

Sorry, I don't know how

[Désolée, je ne sais pas maintenant]

Sorry, there's no way out

[Désolée, je n'ai pas d'autre choix]

Sorry

[Désolée]

But down, mm down

[Mais en bas, mm en bas]

Call my friends and tell

[Appelle mes amis et dis-]

Them that I love them

[Leur que je les aime]

And I'll miss them

[Et qu'ils vont me manquer]

But I'm not sorry

[Mais je ne suis pas désolée]

Call my friends and tell them that I love them

[Appelle mes amis et dis-leur que je les aime]

And I'll miss them

[Et qu'ils vont me manquer]

Sorry

[Pardon]

Le silence retomba sur la bibliothèque. On aurait dit que le monde entier retenait son souffle dans l'attente de la suite. Les livres avaient arrêté de tomber au sol, le bois de pourrir. On entendait plus que le souffle irrégulier de la jeune fille, et un peu son cœur affolé.

Un sifflement persistant naquit dans ses oreilles et augmenta en intensité. Le bruit du silence, songea l'adolescente.

Comme si cette simple pensée avait été un signal, le sifflement devint hurlement en une milliseconde et Anaïs tomba au sol en se bouchant les oreilles, bien inutilement, et en hurlant elle aussi. La douleur que provoquait ce son était insoutenable, elle était sûre que sa tête allait exploser d'une seconde à l'autre s'il ne s'arrêtait pas.

Une phrase s'imposa alors à son esprit, une phrase tirée d'un film qu'elle affectionnait particulièrement :

N'entre pas docilement dans cette douce nuit ; rage rage contre la mort de la lumière.

Et elle comprit.

Elle comprit que ce hurlement était son dernier rempart contre la mort, c'était son refus même de mourir, un refus brut, net, sans fioritures, le refus d'une âme qui passait à trépas et lançait un dernier appel à l'aide. Alors Anaïs ne chercha plus à le combattre, au contraire, elle le fit sien, l'apprivoisa, hurla de concert avec lui, se déchirant la gorge dans une vaine tentative de se maintenir parmi les vivants.

Vaine car une seconde plus tard, elle vit une légère fumée s'élever de sa main. Ou plutôt, elle vit sa main commencer à partir en fumée. C'était une fumée légère, douce, presque transparente. Ses doigts, sa paume devenaient doucement incertains dans la lumière glauque de la bibliothèque mourante. Peu à peu, la fumée se propagea à ses poignets, puis à ses bras. Le hurlement s'était tu, un silence lourd régnait dans la pièce. Anaïs se recroquevilla sur le sol, serra contre elle ses mains qui ne furent bientôt plus qu'un souvenir. Elle ferma les yeux quand le décor autour d'elle se fit lui aussi transparent, signe que c'était la fin et qu'aucun retour en arrière n'était possible. Des larmes silencieuses coulèrent sur son visage, visage qui commençait lui aussi à disparaître.

Non, non... supplia-t-elle en silence, des larmes de fumée coulant de plus belle sur ses joues impalpables. Je ne veux pas mourir !

Elle se fit encore plus petite sur le parquet poussiéreux de la bibliothèque de son esprit, tellement petite qu'elle s'y noya. Le sol l'aspira et elle n'eut même pas le temps de jeter un dernier regard à ses souvenirs que la Mort l'accueillit dans ses bras gelés.

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