Chapitre XXIII

Anaïs ne s'était pas rendormie. Elle avait admiré le lever du soleil sur la campagne tout en se repassant en mémoire tous les événements de la nuit. Ses pensées retournaient inlassablement sur le rapace de brume qu'elle avait vu dans sa bibliothèque. Excepté Elea, elle n'avait jamais croisé qui ou quoi que ce soit de vivant dans son esprit.

Vers sept heures – elle ne pouvait qu'estimer car la montre qu'elle avait emportée s'était arrêtée quelques heures après leur arrivée à Engamella –, sa sœur et Leira se réveillèrent et les trois jeunes filles repartirent doucement en direction de Ti-Dyyr. Le temps était frais, l'air léger, mais les chevaux fatiguaient.

À midi, elles firent une brève pause afin d'avaler leur déjeuner. Anaïs se porta volontaire pour aller remplir leurs gourdes dans une petite rivière qui coulait à quelques dizaines de mètres de là où elles s'étaient arrêtées. Les pierres bordant le ruisseau roulaient sous ses pieds et elle faillit se retrouver le nez dans la caillasse à plusieurs reprises.

Alors qu'elle atteignait l'eau, une sensation étrange s'empara d'elle, comme un appel, un cri de détresse résonnant dans sa propre tête. La jeune fille posa les gourdes sur une pierre et se dirigea vers ce qu'elle estimait être la source du phénomène, le cœur battant à toute allure. Les herbes hautes gênaient sa vue mais elle finit tout de même par trouver ce qu'elle cherchait : là, dans un parterre de fleurs, gisait une forme sombre et immobile.

Anaïs fit quelques pas et s'agenouilla auprès de ce qui s'avéra être une sorte de buse aux ailes brunes piquetées de tâches blanches. Une de ses pattes était tordue dans un angle effrayant et son poitrail se soulevait faiblement. La jeune fille reconnut aussitôt l'animal, c'était l'oiseau qu'elle avait vu dans son esprit la nuit précédente ! Elle tendit doucement la main vers le rapace qui la regardait d'un œil méfiant mais voilé par la douleur.

Lorsque ses doigts entrèrent en contact avec les plumes de la bête, un violent vertige la prit. Il lui sembla qu'elle tombait la tête la première dans un tourbillon de couleurs, de formes, de sons et de sensations à la fois enivrantes et terrifiantes. Puis elle revint à elle, si soudainement qu'elle en eut le souffle coupé. À ses côtés, l'oiseau avait fermé les yeux et sa poitrine ne se soulevait plus.

– Non... fit Anaïs dans un souffle. Non, non, non !

Elle prit la buse entre ses mains, paniquée, prenant garde à ne pas toucher sa patte blessée, et revint à l'endroit où se trouvaient ses amies.

– Enfin ! s'exclama Leira en la voyant arriver. On commençait à se demander où tu étais passée !

Puis elle avisa l'oiseau dans les mains d'Anaïs et fronça les sourcils.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? demanda-t-elle en se levant, suivie par Léna.

– Il faut le soigner ! s'écria Anaïs, catastrophée. Je ne sais pas quoi faire !

– Attends, fit Leira, je vais voir ce que j'ai.

Elle farfouilla dans ses sacs de selle pendant cinq bonnes minutes puis se releva, triomphante, un petit pot dans la main. Elle demanda à Anaïs de poser le rapace sur l'herbe, ce qu'elle fit à contrecœur, puis l'examina sous tous les angles.

– Patte cassée... marmonna-t-elle, ça m'a l'air sérieux... Mais je ne vois pas d'autres blessures...

Elle ouvrit la petite boîte et étala sur la patte de l'oiseau l'onguent qu'elle contenait. Presque aussitôt, le rapace sembla se détendre et sa respiration reprit, régulière.

– Ça devrait aller comme ça, conclut-elle en se relevant.

Anaïs la fixa avec un mélange d'effarement et d'admiration, se demandant où elle avait bien pu trouver pareille potion magique, puis retourna auprès de l'oiseau endormi. Pendant ce temps, Léna alla récupérer les gourdes que la jeune fille avait laissées près du ruisseau.

– Où l'as-tu trouvé ? demanda Leira en scellant sa jument.

– Pas loin du ruisseau, répondit Anaïs, dans l'herbe.

L'autre lui lança un regard perçant mais elle ne le vit pas.

Quelques minutes plus tard, Léna revint et les trois adolescentes furent prêtes à repartir. Anaïs avait pris la buse devant elle, calée tant bien que mal sur sa selle. L'oiseau ne s'était toujours pas réveillé et la jeune fille prenait garde à qu'il ne tombe pas. Elle ne comprenait pas ce qui avait eu lieu quand elle l'avait trouvé. Cette sorte de vertige qui l'avait pris, sans qu'elle ne comprenne pourquoi. Elle ne comprenait pas plus le fait que l'animal se soit retrouvé dans son esprit la nuit précédente.

Elle ne comprenait rien à rien mais cela n'avait plus aucune importance. Elle laissa ses pensées vagabonder, comme elle aimait tant le faire, et le reste de la journée passa sans qu'elle ne s'en aperçoive. À la nuit tombée, les trois jeunes filles trouvèrent une cavité dans le sol, sorte de grotte qui s'ouvrait dans un rocher immaculé. Il s'était mis à pleuvoir et elles furent bien heureuses d'avoir cet abri à leur disposition. L'espace était réduit, mais elles purent tout de même s'installer à l'aise, ainsi que les chevaux, Atlas, Nyx et la buse, qu'Anaïs préféra garder près d'elle.

La pluie produisait un agréable crépitement au dehors et Anaïs s'endormit vite, roulée en boule, bercée par le bruit régulier de l'averse.

Cette nuit là, la jeune fille fit un rêve étrange.

Le monde se déployait sous ses yeux. Pas à proprement parler, bien sûr, mais elle se trouvait sur un point suffisamment haut pour voir une campagne verdoyante s'étaler au-dessous d'elle. Elle comprit qu'elle se trouvait en réalité au sommet d'un arbre immense. Déployant ses ailes, Anaïs s'élança de l'arbre où elle était perchée et fondit dans les airs. La sensation qu'elle éprouvait était merveilleuse, et même si elle l'avait déjà vécue des centaines de fois, elle ne s'en lassait jamais. Chacune des plumes qui couvraient son corps frémissait au contact de l'air, ses ailes étendues de toute leur longueur réagissaient à la moindre sollicitation de sa part, la faisant virer à droite, à gauche, descendre ou prendre de l'altitude. Ses yeux percevaient le moindre détail du paysage à ses pieds, des hommes qui travaillaient les champs jusqu'aux minuscules mammifères qui se faufilaient entre les hautes herbes.

Anaïs plana, s'engouffra dans un courant d'air chaud qui la fit remonter à toute allure, piqua et tournoya dans le ciel. Ses sens décuplés percevaient le monde d'une manière tout à fait différente de ce qu'elle connaissait., et c'était plus enivrant que tout ce que les mots pouvaient exprimer.

La scène changea brusquement et la jeune fille se retrouva dans un nid où quatre œufs attendaient paisiblement d'éclore. Le soleil se couchait et ses rayons pourpres ensanglantaient la montagne où était perché le nid.

Une fois de plus, le décor se métamorphosa. Anaïs était maintenant au bord d'une rivière, plongeant son bec dans l'eau froide pour boire avidement. Mais alors qu'elle était sans défense, une forme sombre jaillit d'un fourré et se jeta sur elle. Elle se débattit tant qu'elle put mais la bête – sorte de chien noir famélique – attrapa une de ses pattes entre ses crocs puissants et la tordit sans ménagement. Aveuglée par la douleur, la jeune fille parvint tout de même à lui asséner un grand coup de son bec pointu sur le museau avant de sombrer dans l'inconscience.

Anaïs se réveilla en sursaut, trempée de sueur. Paralysée, elle mit quelques minutes à retrouver ses esprits. Par l'ouverture de la grotte, elle voyait le ciel nocturne piqueté d'étoiles et elle sentit un étau lui comprimer la poitrine. Un sanglot la secoua et elle se recroquevilla sur elle-même. Les souvenirs de son rêve lui revinrent et elle comprit ce qu'elle savait déjà, sans pourtant l'accepter.

Elle avait vu les souvenirs de la buse. Buse dont elle connaissait maintenant le nom. Car tout a un nom, des animaux aux végétaux en passant par les étoiles et les gouttes de pluie, même s'il est caché au plus profond de leur cœur.

Crizée.

Anaïs se releva lentement et essuya d'un revers de main les larmes qui coulaient sur ses joues. Elle ne voulait plus penser, car chaque pensée la renvoyait à sa vie passée, à ses parents, à Lucia. Sentant venir de nouvelles larmes, la jeune fille serra les lèvres et se leva sur la pointe des pieds. Elle se glissa silencieusement par l'ouverture de la grotte et escalada le rocher dans lequel elle se trouvait.

La pluie avait cessé et une odeur d'humidité recouvrait la campagne. L'adolescente s'assit sur le sommet plus ou moins plat du rocher et ramena ses genoux contre sa poitrine avant de les entourer de ses bras et de poser son menton dessus. Ses paupières étaient lourdes de fatigue, son esprit à bout de souffle, mais elle ne voulait pas dormir. Elle avait peur de se retrouver dans l'éternelle bibliothèque de son esprit, peur de recroiser Elea. Elle s'en voulait d'avoir chassé la blonde la dernière fois, elle en voulait à la haine d'avoir pris le contrôle d'elle, elle s'en voulait de l'avoir laissé faire.

La nuit était chaude et Anaïs, après réflexion, se dit qu'on devait être le 22 ou 23 juin dans son monde.

Son monde...

Non ! Il ne fallait pas y penser, se reprocha la jeune fille en son for intérieur. Mais c'était déjà trop tard, les larmes avaient recommencé à couler.

– Pourquoi je pleure comme ça, sans arrêt ? sanglota-t-elle à voix haute, en enfouissant son visage dans ses bras. Et en plus je vais réveiller les autres avec tout ce boucan...

Elle se leva en tremblant et tomba plus qu'elle ne descendit, du rocher. Elle eut soudain l'envie inexplicable de courir, de s'enfuir loin, le plus loin qu'elle pouvait. Sa raison avait beau lui répéter que ça ne changerait rien, elle se refusait à l'écouter. Et elle prit ses jambes à son cou, ne cherchant plus à retenir ses larmes, des larmes qui venaient de son cœur plus que de ses yeux.

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