Chapitre XXII

Anaïs se retourna lentement.

Dame Elea se tenait debout, à quelques mètres d'elle, les mains croisées, dans cette attitude légèrement supérieure qui lui était propre. Elle portait une longue robe turquoise qui faisait ressortir ses yeux bleus.

– Alors comme ça tu as enfin réussi à rentrer dans l'esprit de quelqu'un, fit la femme, de sa voix doucereuse. Je te félicite.

Anaïs se contenta d'un vague hochement de tête pour toute réponse. Elle ne pouvait s'empêcher de la détester, pour la seule raison que cette femme avait détruit l'espoir qu'elle avait de revoir ses parents biologiques, le seul qui l'avait jusque là aidé à tenir, alors que toute son existence s'était effondrée. Et cela, elle ne lui pardonnerait jamais.

– Je suis désolée de ne pas être venue te voir avant aujourd'hui, reprit Elea. J'avais... beaucoup de choses à faire.

– Ce n'est rien, répondit la jeune fille, amère. Je n'ai pas besoin de vous.

Elle était consciente qu'elle faisait preuve de plus d'inimitié à l'égard de la blonde qu'elle n'en méritait, mais elle ne pouvait s'en empêcher. Une émotion dont elle n'avait pas conscience auparavant s'était allumée en elle : la haine.

Elle avait fait confiance à cette femme, et elle l'avait trahie. Une haine pure et froide emplissait maintenant tout son être, la jeune fille lui laissa prendre le contrôle total de son corps.

– Partez, siffla-t-elle, glaciale.

Elea eut un mouvement de recul en voyant la lueur sombre dans son œil.

– Je ne le répéterai pas, murmura encore Anaïs sans vraiment savoir ce qu'elle disait. Partez.

La blonde hésita encore une seconde puis disparut. Son sourire incertain et ses yeux peinés restèrent gravés sur la rétine de la jeune fille pendant quelques secondes, mais sa haine les effaça aussitôt.

– Maintenant, laisse-moi reprendre le contrôle, souffla la brunette.

À regrets, la haine se retira dans le fond de son cœur et la jeune fille put reprendre son souffle. Qu'avait-elle fait ? Elle avait besoin d'Elea ! Elle sentit les larmes lui piquer les yeux, pourquoi – pourquoi ? – avait-elle prononcé ces mots ?! Au fond de son être, la haine remua, cria, geint. Elle voulait sortir, elle voulait haïr. La jeune fille était en proie à elle-même, elle se débattait avec cette haine qui l'habitait, essayant à tout prix de l'empêcher de reprendre le contrôle. La haine voulait la mort d'Elea, son sang et ses larmes. Elle n'était qu'un sentiment brut, comme un diamant inopinément trouvé par le plus grand des hasards. Un sentiment si fort, si puissant, si pur, que la pauvre Anaïs avait grand mal à lui résister.

Enfin, le combat cessa. La jeune fille, trop faible, laissa tomber les armes.

La haine, triomphante, s'appropria ce corps qui exaucerait ses vœux les plus chers. Détruire. Venger. Elle voulait du sang, elle voulait de la peur. Elle voulait de la force, elle voulait du pouvoir. Anaïs, faible et désespérée, ne fit rien et se contenta d'observer avec amertume ce qui allait arriver.

La haine, jubilante, s'approcha d'une étagère et en sortit – sans la moindre difficulté – un livre de belle taille. Elle l'ouvrit, mais poussa un grognement de mécontentement quand elle découvrit que l'ouvrage était entièrement vide. Elle tenta d'en arracher une page, désireuse de causer le plus de mal possible, sans prendre en compte le fait qu'elle se trouvait dans son propre esprit, mais n'y parvint pas. Non seulement, le papier résistait, mais en plus, sa tentative de déchirure avait fait naître une telle douleur dans le corps et l'esprit d'Anaïs que même elle, la haine imbattable, en trembla de frayeur. Elle reposa le livre, fébrile, et, perdant du terrain sur son hôte, se mit à déambuler entre les étagères. Avec un sursaut de force inconnu, Anaïs reprit le contrôle de son corps.

Elle explora la bibliothèque de ses souvenirs, ne sachant si elle y avait passé des heures ou une minute car la perception du temps était si abstraite, si mouvante, qu'elle aurait été bien incapable de la comprendre. Elle tomba finalement sur une petite salle à part. Au prix de nombreux efforts, tant physiques que mentaux, elle réussit à ouvrir la porte.

Il y avait une petite table en bois sombre en guise de mobilier. Ni chaise, ni rien d'autre que cet unique meuble. Même la lumière qui régnait sur l'endroit, une lumière douce, tamisée, émanait des murs eux-mêmes. Sur le plateau de la table, un livre était ouvert. Une plume à la provenance indéterminée griffonnait furieusement sur le papier. En s'approchant, Anaïs s'aperçut qu'aussitôt tracés, les mots étaient comme aspirés par les pages, il n'en restait plus la moindre trace.

La jeune fille fit encore quelques pas, prudemment. Elle se retrouva à côté du livre et y jeta un coup d'œil. La plume courait trop vite sur le papier, et la jeune fille ne parvint pas à en déchiffrer un seul avant qu'il ne disparaisse.

Elle resta de longues minutes, immobiles, la tête penchée sur le côté, à regarder cette plume virevolter sur le papier. Perdue dans ses pensées, elle ne se rendit pas compte que la plume était tombée à côté du livre, inerte, et qu'une phrase apparaissait maintenant sur le papier immaculé :

Tu n'es pas seule.

Anaïs cligna des yeux et se redressa. Elle grimaça quand les os de sa nuque craquèrent en retrouvant leur position originale, mais elle n'y fit pas plus attention. Les quatre mots tracés sur le papier commençaient déjà à s'évanouir. Tu n'es pas seule. Elle sourit. C'était comme si un poids invisible venait de se lever de ses épaules. La haine avait définitivement rendu les armes. Pour le moment.

La jeune fille recula et sortit de la petite pièce en refermant la porte. En collant l'oreille contre le battant, elle put entendre le grattement régulier d'une plume sur le papier.

Alors qu'elle se demandait comment elle allait pouvoir retourner dans le monde réel, un mouvement attira son attention. Intriguée, elle se glissa silencieusement entre les étagères, ses pas ne faisant aucun bruit sur le parquet ciré. La chose s'enfuit à son approche, mais la jeune fille distingua une aile blanche, vaporeuse, avant qu'elle ne disparaisse. Après quelques secondes, son œil capta à nouveau quelque chose sur sa gauche. Elle se colla contre un rayonnage et s'avança furtivement.

Et là, sur une étagère, entre deux épais volumes de cuir, elle le vit.

C'était un rapace, probablement une buse, intégralement composé de brume. Ses ailes étaient repliées contre son corps, son cou dressé et ses yeux perçants regardaient Anaïs sans broncher.

La jeune fille s'avança encore, prudemment, et tendit la main. Le rapace ferma à moitié les yeux, prenant un air digne et hautain. Anaïs fit quelques pas de plus et sa main ne fut plus qu'à quelques centimètres du plumage de l'oiseau. Elle déplia les doigts et l'animal se désintégra dans l'air. En une seconde, il ne restait plus aucune trace de lui.

Déçue, l'adolescente retira sa main et la contempla sous toutes ses coutures. Une infime pellicule argentée couvrait le bout de son index.

Soudain, sans prévenir, elle fut aspirée par le noir et se réveilla dans son sac de couchage, au milieu du champ où elle s'était endormie la veille. Le chat de Leira, Nyx, avait disparu aussi et le soleil faisait rougeoyer l'horizon.

La jeune fille se tourna sur le dos et croisa les mains derrière sa tête.

Tu n'es pas seule.

Un sourire se dessina sur ses lèvres tandis qu'elle voyait le ciel se parer de rose et d'or, annonçant la venue du jour.

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