Chapitre XXI

– Une nuit entière ?! s'étrangla Anaïs, assise avec ses deux acolytes sur une pierre plate. Nous sommes restées emprisonnées aux mains de ces sales traîtres pendant une nuit entière ?!

– Hm-mmm, acquiesça Leira.

La jeune fille sentit un frisson remonter le long de son dos. Elle était restée toute la nuit entre les mains de ces malfaiteurs... Elle ferma violemment les yeux, refusant de penser à ce qui aurait pu se passer.

Sa sœur et Leira n'avaient pas remarqué son trouble, et elle s'en rassura. Cependant, la voix de leur nouvelle amie lui glaça le sang :

– J'aurais aimé ne pas en arriver là, mais cela devient inévitable. Dès ce soir, je commencerai à vous apprendre les bases du combat rapproché, puis vous suivrez une formation plus poussée à Ti-Dyyr, où nous devrions arriver dans trois ou quatre jours.

– Est-ce vraiment nécessaire ? grimaça Anaïs, réticente à l'idée de faire couler le sang d'autrui.

L'adolescente la fixa dans les yeux, d'un regard à la fois dur et doux et murmura :

– Oui, Solem, c'est vraiment nécessaire.

Solem... Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas entendu ce nom. D'ailleurs, elle ne se souvenait pas l'avoir révélé à Leira.

– Comment se fait-il que tu connaisse ce nom ? interrogea-t-elle en fronçant les sourcils. Il ne me semble pas te l'avoir déjà dit.

Pour toute réponse, la jeune fille fit un mouvement de tête en désignant Léna. Cette dernière haussa les épaules d'un air vaguement désolé.

Le cœur d'Anaïs se serra et ses pensées se dirigèrent vers Elea. Elle avait complètement négligé l'objectif qu'elle lui avait donné, à savoir parvenir à ouvrir l'un de ces fichus bouquins qui emplissaient la bibliothèque de son âme. Elle se promit d'essayer à nouveau dès la nuit suivante, tandis qu'une idée pernicieuse se glissait dans son esprit. En ayant accès à ses pensées, Elea avait dit qu'elle aurait accès à celles des autres... et la jeune fille aurait donné cher pour découvrir ce qui se passait sous le visage de sa sœur fraîchement découverte.

– Soit... fit Leira. Je vous propose de repartir dès maintenant.

Les trois jeunes filles, le loup et le chat se mirent en route sous le soleil de midi. Les cinq compagnons avaient quitté depuis la veille la rivière qu'ils suivaient jusque-là et marchaient à présent dans la plaine. Des champs de céréales, des enclos où paissaient ces étranges herbivores au pelage brun et ras, dotés de cornes recourbés sur les côtés de la tête – que Leira leur dit s'appeler des "ventflous" –, des terrains trop rocailleux pour faire des semences, ou tout simplement en jachère, des bois et des prairies en fleurs se succédaient sur les bords du chemin. De temps en temps, un petit lac ou une mare se dessinaient entre les herbes et les jeunes filles faisaient des provisions d'eau.

Lorsque le soleil fut bas sur l'horizon, le petit groupe s'arrêta en pleine campagne. Il n'y avait ni bosquet ni rochers à proximité et elles durent camper parmi les fleurs. Anaïs s'était habituée à dormir à la belle étoile, cela lui plaisait, même, mais jusque-là elle avait toujours eu quelque part où s'abriter et c'était une sensation étrange d'installer leur campement en plein champ.

N'ayant nulle part où attacher les chevaux, Leira les laissa brouter en haussant les épaules. Il y avait peu de chances qu'ils partent, dit-elle aux sœurs.

– Bien ! s'exclama-t-elle joyeusement lorsqu'elles furent prêtes. J'ai dit que je commencerai à vous apprendre les bases du combat, il est grand temps de commencer.

Anaïs soupira de frustration. Elle pouvait parfois admirer des armes, ou s'émerveiller devant la lame effilée de couteaux, mais elle rechignait sincèrement à s'en servir.

Les adolescentes travaillèrent d'abord le corps-à-corps puis la jeune fille leur montra comment utiliser un poignard. La séance se solda par un lamentable échec des sœurs, qui n'avaient vraisemblablement aucune prédisposition à la bagarre.

– Pfff... soupira Léna en se laissant tomber dans l'herbe. À quoi bon tout cela alors qu'on a nos pouvoirs ?

Leira se retourna vivement vers elle et siffla furieusement :

– D'abord, parce que la science des armes est essentielle à notre survie. Ensuite, parce que vos pouvoirs sont tout sauf prévisibles et que vous n'êtes pas aptes à les contrôler. Chut ! fit-elle alors que son interlocutrice ouvrait la bouche pour protester. Et enfin, parce qu'il vaut mieux pour votre survie que vous ne les utilisiez pas. Ils sont beaucoup trop voyants et s'il vous arrivait par malheur que des Sarhaliens vous repèrent, ce serait la fin.

Léna soupira encore mais ne répondit pas. Les trois jeunes filles mangèrent des galettes fourrées à la viande hachée que Leira avait sorti d'on-ne-sait-trop-où sans échanger un mot.

Elles se couchèrent quand les premières étoiles apparurent dans le ciel et que la température fraîchit. Anaïs se roula en boule, fatiguée et triste, elle se sentait de plus en plus seule et sa famille commençait sérieusement à lui manquer. Alors que les souvenirs noyaient ses yeux grands ouverts, une forme sombre se glissa jusqu'à elle et se pelotonna contre sa tête. Surprise, la jeune fille reconnut le chat de Leira, qui s'était pourtant montré tout sauf amical depuis qu'elle le connaissait. Peut-être a-t-il été gentil avec Léna aussi ? se demanda-t-elle amèrement. Le chat ronronna et elle sombra rapidement dans le sommeil.

Pour se réveiller aussitôt.

Le paysage avait changé autour d'elle, l'air était plus vif et le soleil flamboyait encore dans le ciel.

Mais que s'est-il donc passé ? se murmura la jeune fille.

Soudain, ses yeux tombèrent sur quelque chose au sol. Un corps.

Mort.

C'était une vieille femme au visage ridé et à la peau mate. Ses cheveux argentés étaient étendus autour de sa tête, lui faisant une couronne lumineuse. Ses mains étaient croisées sur son ventre, dans une attitude de paix. Un bandeau ornait son front, serti d'une pierre argentée aux reflets mouvants qui perdait en éclat à chaque instant.

– Elaia... non ! s'entendit dire l'adolescente.

Ce n'était pas sa voix mais celle d'une fillette, qui avait pourtant quelque chose de familier aux oreilles d'Anaïs. Cette dernière n'avait aucun contrôle sur son corps – était-ce seulement le sien ? – ni sur ses paroles ou ses sentiments. Elle était spectatrice de l'intérieur.

La fillette sanglota de plus belle sur le corps de la vieille femme, Anaïs estima qu'elle de devait pas avoir beaucoup plus de cinq ans. Ses longs cheveux noirs se mêlaient à ceux du cadavre, ses poings serrés étaient pressés contre son visage.

– Elaia... murmura encore l'enfant, et Anaïs fut envahie par l'immense chagrin que ressentait la pauvre créature.

Elle finit par se lever et marcha en titubant jusqu'à une petite maison à quelques mètres de là. Elle y entra, la parcourut sans lever les yeux, si bien qu'Anaïs ne put voir que le sol, entra dans une pièce qui semblait être une chambre et s'empara d'un sac à dos en toile. Elle le fourra de différentes affaires – vêtements, objets utiles et inutiles... – puis parcourut une dernière fois la pièce du regard avant d'en sortir en fermant la porte derrière elle. Une larme roula sur sa joue quand elle aperçut l'inscription sur le bois :

★ Leira ★

Leira ! C'était donc elle ! Anaïs était éberluée, comment pouvait-elle se retrouver dans ce qui semblait être les souvenirs de Leira alors qu'elle s'était tranquillement endormie quelque part entre Ti-More et Ti-Dyyr ? À moins que ce ne soit juste un rêve normal ? Pourtant, elle n'en avait jamais fait d'aussi clair, aussi net, aux émotions si présentes.

Elle se reconcentra sur ce qui se passait autour d'elle et se promit d'élucider ce mystère plus tard.

Leira avait récupéré à manger dans la cuisine et était retournée auprès d'Elaia – pouvait-il s'agit de cette vieille femme dont la jeune fille leur avait parlé ? – puis elle s'était accroupie et avait pris à la ceinture de la défunte un poignard à la lame argentée effilée et au manche de métal sombre gravé d'étranges symboles. Elle l'avait passé à sa propre ceinture puis avait doucement caressé le visage de la morte.

– Au revoir, Elaia... chuchota-t-elle. Pense à moi dans l'après-vie.

Elle se releva et retira délicatement le bandeau du front de la femme. Elle le considéra de nombreuses secondes puis le saisit fermement entre ses mains et, d'un coup sec, le brisa en deux.

La scène changea brusquement. Disparus, la maisonnette, le cadavre d'Elaia, la belle campagne. Anaïs se trouvait dans une ville d'un style moyenâgeux, plus exactement dans une ruelle sombre où des individus louches la regardaient passer, une lueur torve dans l'œil. La fillette frissonna mais continua à avancer, la tête haute, la main discrètement posée sur la lame de son poignard. Mais ce qui dut arriver arriva et ce fut un gamin en guenilles qui lança la première pierre.

– Eh, bichette ! fit-il, hautain, faisant rire ses camarades. Où tu vas comme ça ? T'es perdue ?

Leira lui lança un regard sombre qui ne fit qu'augmenter leur rire, à ses acolytes et lui. Il se leva, téméraire, et s'approcha d'elle, menaçant. La fillette trembla de plus belle. Elle était prise au piège. Mais alors qu'il n'était plus qu'à deux pas d'elle et tendait sa main crasseuse vers son visage, un événement inattendu survint.

Un chat famélique, noir comme la nuit, se précipita toute griffes dehors vers le gamin et lui sauta dessus, griffant et mordant tant qu'il pouvait. En hurlant, le garçon réussit à arracher l'animal de ses habits et le tint à bout de bras pendant une seconde avant de le projeter contre un mur. Sans vraiment savoir ce qu'elle faisait, Leira attrapa le corps famélique du félin assommé puis s'enfuit à toutes jambes.

Après de longues minutes à zigzaguer dans la ville, la fillette s'arrêta, essoufflée, et déposa le chat au sol. L'animal était mal en point mais elle savait quoi faire. Elle sortit de son sac de petits pots d'onguents et de pommades et en appliqua sur les blessures du chat. Au bout de quelques minutes, il ouvrit enfin les yeux et Leira soupira de soulagement. Elle le caressa doucement entre les oreilles, et soudain, le monde se mit à tourner devant ses yeux. Ses sens étaient bouleversés, mélangés, inconnus pour certains, incertains pour ceux connus.

Le tourbillon s'arrêta enfin et la fillette ouvrit les yeux. Le chat la fixait de ses yeux noirs comme la nuit.

– Nyx... souffla doucement Leira de sa voix fluette.

Le félin ronronna et l'enfant sentit une certitude nouvelle, une force d'amour pur et inébranlable, naître au fond de son cœur.

Elles étaient liées, pour l'éternité.

À nouveau, Anaïs fut emportée dans un tourbillon de lumières, de sons et de bruits confus. Elle se retrouva dans une bibliothèque qui lui était désormais bien familière.

– Anaïs, fit une voix derrière elle.

– Dame Elea, répondit la jeune fille sans prendre la peine de se retourner.

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