Chapitre XVII

La campagne s'éveillait doucement dans l'aurore, dont les doigts de rose faisaient scintiller les milliers de gouttelettes posées sur les brins d'herbe telles des perles de cristal. Le chant des oiseaux résonnait, parfait et mélodieux, perçant de leur pureté l'air de ce nouveau matin. La rivière gazouillait, bondissant sur son lit de galet et faisant naître dans ses remous des jeux de lumières mouvants. La nature entière semblait pleine d'un émerveillement enfantin à la naissance du jour, comme si l'averse de la veille l'avait débarrassée de toutes ses impuretés, tous ses maux et tracas.

Anaïs ouvrit les yeux lorsque le soleil émergea de l'horizon, déposant sur ses paupières de fins rais dorés. Le ciel était d'une couleur hésitante entre le bleu, le rose, le jaune et le blanc, comme s'il ne savait pas quelle teinte prendre parmi toutes celles à sa disposition. La jeune fille se laissa hypnotiser par le vol des papillons dans l'air frais, les trilles des oiseaux et le bourdonnement des insectes dans les fleurs. Le calme après l'orage, songea-t-elle. Elle avait dormi par intermittences, les cavaliers terrifiants étaient repassés plusieurs fois sur la piste, tantôt lancés à pleine allure, tantôt d'un pas lent qui donnait des frissons – la jeune fille n'avait eu aucune difficulté à les imaginer se penchant sur leur selle en lançant des regards aussi perçants que des rayons lasers par les fentes de leur casque. L'obscurité avait été autant une alliée qu'une ennemie pour les adolescentes, car elle avait beau les dissimuler aux yeux de leurs poursuivants, ceux-ci étaient restés invisibles et seul le pas des chevaux avait pu fournir une indication sur leur position.

Anaïs s'ébroua mentalment, refusant de penser à la nuit qui venait de s'achever. Sa sœur et Leira dormaient toujours, et leurs paupières frémissaient comme si elles étaient en proie à d'invisibles cauchemars. La jeune fille se leva silencieusement, prenant garde à ne pas réveiller ses amies. Elle s'éloigna du campement et marcha jusqu'à la piste de sable qui filait à travers la plaine. Les traces des chevaux de leurs poursuivants étaient imprimées sur le sol, et la jeune fille frémit en imaginant ce qui serait arrivé s'ils les avaient trouvés. La rivière chantonnait doucement et Anaïs réalisa qu'elle ne s'était pas lavée depuis... une éternité. Au bas mot. Elle jeta un regard aux alentours puis se déshabilla et plongea dans l'eau froide, ne gardant que la petite clé dorée autour du cou. Quand son corps fut habitué à la température, elle rinça ses vêtements, regrettant de ne pas avoir de savon sous la main. Elle les mit à sécher dans l'herbe – aucune pierre plate n'était visible dans les parages – et profita de son bain.

Elle sortit au bout de quelques minutes car elle commençait à grelotter et s'allongea dans l'herbe pour se sécher, légèrement gênée à l'idée que Léna ou Leira la découvre ainsi. Elle ne vit pas le temps passer et s'assoupit, bercée par le murmure de l'eau et les rayons de soleil.

La jeune fille se réveilla, inquiète, ne sachant pas combien de temps elle avait dormi. Le ciel était maintenant d'un bleu pâle et le soleil s'élevait de la largeur de trois paumes au-dessus de l'horizon. Il devait être environ neuf heures, estima-t-elle. Elle se rhabilla en hâte et courut d'un pas léger vers le campement. Des voix lui parvinrent, qui discutaient tranquillement. Sans vraiment savoir ce qu'elle faisait, Anaïs se dissimula derrière un rocher et écouta la conversation.

– ...esprits s'assemblent, disait la voix de Leira. On appelle ça une amiliation.

– Et ils restent assemblés pour... toujours ? interrogea Léna, hésitante.

– Jusqu'à ce que l'un de vous deux meure, confirma l'autre.

Anaïs ne savait pas de quoi elles parlaient mais elle sentit un petit frisson lui dévaler la colonne vertébrale. En se décalant légèrement sur la gauche, elle put voir sa sœur, assise en tailleur, la main dans la fourrure d'Atlas, couché près d'elle. Des paroles qu'elle avait prononcées trois jours auparavant – cela semblait tellement loin ! –, lors de leur rencontre avec l'animal, lui revinrent en mémoire : Je crois que nous sommes liés, mais je ne sais pas comment ni pourquoi. C'était donc cela... Sa sœur était liée par un lien indestructible à un animal qui serait certainement son ami le plus fidèle jusqu'à sa mort... Anaïs sentit une solitude immense, accompagnée d'une forte jalousie, étreindre son cœur. Léna avait son loup, Leira son chat – et sa jument –, et elle, tout ce qu'elle avait était un cheval placide complètement désintéressé du monde. D'ailleurs l'animal était si flegmatique qu'il lui arrivait souvent d'oublier sa présence, alors même qu'elle était sur son dos. Et Lucia lui manquait, plus que les mots ne pouvaient le dire. Il y avait dans son cœur un vide glacial que la présence de la rouquine remplissait autrefois et qui maintenant la faisait souffrir de tout son être.

La jeune fille se recula avant d'être vue, avec la sensation qu'elle n'aurait pas dû entendre cette conversation. Mais maintenant que Leira avait fait cette révélation à Léna, Anaïs ne put s'empêcher de penser qu'elles étaient maintenant bien plus complices qu'avant. Et cela ne fit que renforcer cette étau de solitude qui comprimait sa poitrine et sa gorge. Elle sentit des larmes couler sur ses joues malgré elle et les essuya d'un mouvement rageur. Elle n'allait tout de même pas se laisser entraîner par ses émotions, aussi fortes soient-elles ! L'adolescente repensa à sa mère et elle put presque entendre sa voix lui murmurer à l'oreille « C'est bien ma fille, soit courageuse ! Ne te laisse pas dominer par tes sentiments, ne les ignore pas non plus mais apprends à les laisser au fond de ton cœur, c'est là que réside ta force. » En quelques pas, elle retourna à la rivière et plongea son visage dans l'eau. Des myriades de petits poissons argentés s'enfuirent à son approche et elle vit leurs écailles miroiter de toutes les couleurs. Elle se releva et reprit son souffle ; elle allait déjà mieux. Elle aimait l'eau. L'eau la réconfortait et la calmait. La fascinait, aussi. Pas comme le feu, pensa-t-elle avec un rire amer.

Elle revint au bivouac en sifflotant pour annoncer sa présence, un sourire faux mais convaincant aux lèvres. Ses amies vaquaient à diverses tâches, rien ne laissait deviner qu'elles étaient en grande conversation deux minutes plus tôt, mais Anaïs intercepta tout de même un regard de connivence qu'elles échangèrent et son cœur se serra. Elle réussit tout de même à garder le sourire et aida Leira à replier les sacs de couchage.

Les voyageuses, après avoir avalé une tranche de pain, se mirent en selle et repartirent.

– Nous devrions arriver en début d'après-midi à Ti-More, les informa Leira. Que comptez-vous faire une fois là-bas ?

C'était bien la première fois que la jeune fille leur demandait leur avis sur le voyage et les jumelles en furent étonnées.

– Eh bien... chercher la clé qui est là-bas, je suppose... hésita Anaïs.

– Et vous avez une piste ? Un point de départ ?

– Eh bien, c'est-à-dire que... non, fit Léna.

Leira renifla.

– Je connais quelqu'un qui pourrait peut-être nous aider... dit-elle à mi-voix.

Les sœurs échangèrent un regard, la jeune fille n'avait-elle pas dit qu'elle avait passé toute sa vie dans ce petit village où elles l'avaient rencontrée ?

– Quoi qu'il en soit, en route ! s'exclama-t-elle en talonnant sa jument.

Les jumelles l'imitèrent et les trois adolescentes se lancèrent dans une course effrénée. Anaïs sentait le vent qui faisait voler ses cheveux, le tonnerre des sabots des chevaux sur la piste, le sifflement de l'air à ses oreilles, les muscles de sa monture entre ses jambes... Toutes ces sensations enivrantes faisaient battre son cœur et fuir ses pensées maussades.

✰✰✰

Comme prévu, le trio atteignit Ti-More peu après que le soleil ait commencé à décliner vers l'Ouest. Elles avaient fait une brève pause déjeuner car Leira préférait passer le moins temps possible dans la ville, puis s'étaient remises en route et, au détour d'un bosquet, la métropole était apparue sous leurs yeux.

La ville ne ressemblait en rien à ce qu'Anaïs s'était imaginé. Ce qu'elle avait pris de loin pour des tours étaient en réalité d'immenses cheminées torsadées qui s'élançaient à plusieurs dizaines de mètres au-dessus du sol et dont s'échappait une épaisse fumée grise. Un bâtiment imposant en constituait le centre, d'où s'élevaient les cheminées. Les Forges, leur expliqua Leira. Le reste des habitations était assez sommaire : des maisons basses, de deux étages maximum, aux murs gris et au toit de chaume. Et au-delà, la mer. Leur guide expliqua aux jumelles que Ti-More était une ville principalement ouvrière, et que contrairement aux autres grandes cités, elle n'était pas dirigée par un seigneur mais par le maître des Forges en personne. Les habitants travaillaient tous dans cet atelier, aussi bien les hommes que les femmes.

Les jeunes filles avancèrent au pas vers la ville. La rivière qu'elles suivaient jusque là – maintenant aussi large qu'un fleuve – passait au nord de l'agglomération et se jetaient ensuite dans la mer en une grande cascade. Une multitude de ponts l'enjambaient, partant des habitations et menant à la plaine de l'autre côté. À l'entrée, un garde surveillait passivement les allées et venues en pianotant avec ses doigts sur la garde de son épée, ce qui produisait un tintement métallique assez peu agréable.

Leira les fit prendre plusieurs rues et ruelles jusqu'à arriver devant une sorte de cabanon miteux, coincé entre deux maisons et un mur grisâtre, dans lequel s'ouvrait une porte bancale portant la mention «bibliothèque» en lettres majuscules. Visiblement, la jeune fille affectionnait les endroits délabrés. Les jumelles échangèrent un regard dubitatif puis haussèrent les épaules. Il était parfaitement impossible qu'une bibliothèque se situe dans ce cabanon en ruine, à moins d'être composée de trois livres, au maximum. Elles descendirent de cheval et attachèrent les animaux à un anneau fixé dans un mur. Leira ouvrit la porte et les jumelles ne purent retenir un hoquet de surprise : au lieu de la petite pièce poussiéreuse qu'elles avaient imaginée se trouver là, un escalier en bois vermoulu s'enfonçait dans les profondeurs de la Terre, si loin qu'on en voyait pas le bout.

Leira s'empara d'une torche fixée à l'un des murs et l'enflamma avant de refermer la porte du cabanon. Anaïs eut un sursaut quand la flamme rougeoyante s'éleva dans l'air ; Atlas se pressa contre la jambe de Léna et le chat noir apparut aux pieds de sa maîtresse, faisant – une fois de plus – sursauter la brune. Les cinq compagnons, Leira en tête, descendirent l'escalier qui craquait sinistrement sous leurs pas, éclairés par la lueur vacillante de la torche.

– Mais quel genre de bibliothèque est cet endroit ? glissa Anaïs à sa sœur, frissonnante.

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