Chapitre 9 ~ Un mort comme les autres
« Il ne devrait pas arriver ? »
Cela fait un quart d'heure que j'attends avec Léonie devant la maison du docteur Naëguet. Un quart d'heure que l'indécision torture mon esprit. Ne pas y penser. Parler. Me distraire.
« Tu n'entends pas ? Le voilà. »
Léonie s'est redressée. Dans ses yeux danse cette lueur animale, dangereuse, qui me signale que la lionne est de retour. Un homme tourne au coin de la rue, sa longue silhouette sinistre se fondant dans les ombres.
La lionne s'avance et ils s'observent. L'homme, droit et maigre, arbore de courts cheveux raides, séparés par une raie bien nette, et un visage aux traits tranchés et anguleux. Ses yeux sombres sondent la jeune fille qui se tient face à lui ; ses sourcils réduits à deux fines lignes noires sont haussés en une expression interrogative. Il refuse de se laisser déstabiliser. Léonie lève la tête pour croiser le regard du médecin. La crinière sombre qui tombe sur ses épaules, emmêlée et coupée inégalement, et son regard féroce posé sur sa proie, lui confèrent un air plus... sauvage. Elle n'est pas moins calme que lui, mais derrière son masque de glace se dissimule une rage incandescente – la Leur, pas la sienne.
Devant ces corps qui s'opposent et ces regards qui s'affrontent, je n'arrive plus à croire qu'elle ait pu un jour me sembler vulnérable. Désormais, c'est un roc. Sa victoire est écrite par des forces qui nous dépassent. Je ne pourrai rien y changer. C'est inscrit dans la nuit qui nous englue, dans le silence, dans cet instant pendant lequel ils se dévisagent et se défient avant qu'André Naëguet ne se racle la gorge.
« Excusez-moi, mademoiselle, mais que faites-vous ici ? »
Sa voix est hautaine, mêlant étonnement et condescendance. Léonie sourit.
« Je viens accomplir votre destin, docteur. Votre destin et le mien. J'ai juste besoin que vous m'écoutiez quelques minutes...
— Je ne suis pas psychothérapeute », signale-t-il avec mépris.
Léonie ignore l'allusion.
« Vous, non, murmure-t-elle. Mais elle voulait le devenir... »
Un mouvement de recul, un froncement de sourcils, un tressautement de la bouche, déjà il se reprend. Il m'évoque Sélène Lemercier. Comme elle, il est déterminé à maintenir les apparences, jusqu'au bout, à incarner le personnage qu'il joue tous les jours. Mais cette représentation-là ne lui donne pas le même rôle. Il demeure silencieux, attendant qu'elle poursuive. Mais elle garde le silence, le sondant de ses yeux ambrés. C'est lui qui fait le premier pas.
« Je me moque de vos délires. Vous bloquez ma porte.
— Ne fuyez pas vos souvenirs. C'est ancien, je le sais. Mais rappelez-vous. N'ayez pas peur.
— Soyez plus claire ou écartez-vous. J'aimerais rentrer chez moi, je n'ai pas de temps à perdre avec une aliénée. »
Il a parlé en détachant les syllabes, que ce soit pour insister sur ses paroles ou pour insinuer qu'elle est incapable de les comprendre. Léonie se contente de sourire.
« Où est passée votre curiosité scientifique, docteur ? questionne-t-elle sur un ton léger.
— Elle trouve des objets plus intéressants. Il suffit, maintenant. Laissez-moi passer.
— Je pense surtout qu'elle s'est éteinte, souffle-t-elle sans le lâcher du regard. Qu'elle est morte avec Sandra, comme tout ce qui vous constituait. »
Une nouvelle fois, André Naëguet se raidit, mais retrouve vite une expression impassible.
« Si vous parlez de Sandra Tourin, son décès était certes tragique, mais je vous assure que j'ai su rebondir. Il n'y a pas lieu de vous inquiéter pour moi. Et j'ai beau apprécier discuter du passé avec mes amis, j'ai mieux à faire que de discuter du passé avec une inconnue. Sur ce... »
Il avance d'un pas, espérant sans doute que Léonie se décale ; mais elle reste devant la porte, son regard rivé au sien. Le docteur Naëguet recule. Pour la première fois, ses yeux n'expriment pas la surprise mais la peur.
« Je vais finir par appeler la police », menace-t-il en élevant la voix.
Mais ses yeux fuyants contredisent la dureté de son ton. Il a beau le cacher, il s'inquiète. Il sent bien que ce n'est pas normal, il sent que Léonie est dangereuse. Elle le fixe toujours, sans prononcer un mot, comme une lionne joue avec la terreur de sa proie. Jamais je ne l'ai vue aussi calme à ce stade. Jamais je ne l'ai vue se détacher autant de ce qu'elle ressentait. Jamais je ne l'ai vue conserver une telle maîtrise.
Il y a quelque chose de différent, ce soir.
La lionne observe en silence André Naëguet se débattre avec sa peur. Elle le laisse hésiter, déchiré entre la raison de l'habitude qui voudrait occulter son angoisse, et l'incompréhensible instinct qui lui hurle de fuir avant qu'il ne soit trop tard. Elle l'étudie attentivement jusqu'à ce qu'il prenne sa décision et, d'un geste brusque, tourne les talons et fait demi-tour.
« Il est inutile de fuir, lâche-t-elle alors d'une voix calme, implacable, qui le fige sur place. On n'échappe pas aux fantômes.
— De quoi parlez-vous ? »
La rage a éclaté dans la voix du docteur, la rage incontrôlable qui succède à l'angoisse. Il ne comprend pas, il perd le contrôle. La lionne sourit toujours. Elle attend de voir s'il osera fuir encore. Et, une fois de plus, un étrange pressentiment me serre la gorge.
Oui, ce soir, quelque chose a changé.
Léonie est calme. Froide. Professionnelle, si j'ose dire. Elle transmet Leur colère, mais garde la sienne pour elle. Elle n'est qu'un intermédiaire.
André Naëguet s'est éloigné d'une dizaine de mètres, mais elle ne semble pas s'en inquiéter.
« Vous avez compris. Je vous parle d'elle... Sandra Tourin.
— Si vous voulez discuter de sa mort, le médecin-légiste qui l'a auscultée sera plus à même de répondre à vos questions, affirme-t-il d'un ton qu'il tente de rendre mordant.
— Un médecin-légiste... relève Léonie à voix basse. Pourquoi ?
— C'est le protocole lorsque la mort semble suspecte. »
La voix du docteur est neutre ; il fixe Léonie en retour, comme s'il la mettait au défi de réagir à son insinuation. Elle n'en fait rien, le détaillant toujours avec intérêt. Une nouvelle fois, incommodé par le silence, il finit par poursuivre :
« Sandra s'est suicidée. C'est moi qui ai trouvé son corps. Elle s'était ouvert les veines, mais la scène m'a semblé étrange. J'ai fait appel à un médecin-légiste, pour vérifier.
— "Étrange"... répète Léonie.
— Je ne vais pas vous donner un cours de sciences naturelles, mais les marques m'ont donné l'impression d'avoir été infligées par un tiers. Je savais que Sandra avait une relation... conflictuelle avec son frère aîné. Mes doutes étaient légitimes, mais le médecin m'a confirmé que c'était un suicide. Vous savez ce qu'il vous reste à faire si vous voulez en savoir plus. »
Il semble à nouveau peser le pour et le contre, puis il s'avance vers nous et tente d'écarter Léonie. Elle pose une main sur son bras. Enroule ses doigts autour de ses poignets. Il se fige, comme glacé de l'intérieur. Elle sourit doucement. Sereinement.
Elle n'était jamais sereine, avant.
« Qui était-elle pour vous, Sandra ?
— Lâchez-moi, maintenant. Cela suffit ! »
La panique monte en lui, il la contient à grand-peine. Il tente de dégager son poignet, mais Léonie l'enserre comme une liane. De son autre main, elle tire son couteau de sa poche. Le docteur Naëguet blêmit. Ouvre la bouche, pour menacer probablement. La referme.
« Qui était-elle ? »
Voix froide. Maîtrisée, encore une fois. L'homme se fige, hésite, puis finit par répondre.
« Ma colocataire. Nous étions tous les deux étudiants, elle en psychologie, moi en médecine.
— Juste votre colocataire... C'est pour cela, n'est-ce pas ? »
Le souffle d'André Naëguet résonne entre eux, précipité, sifflant. Léonie esquisse un sourire amer – Leur amertume, pas la sienne.
« "Crime passionnel", comme on dit... » murmure-t-elle.
D'un geste sec, il tente une fois de plus d'arracher son bras à la poigne de Léonie, mais elle lève le couteau et il s'immobilise.
« Je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Sandra était ma colocataire, je l'appréciais mais je n'ai jamais su pourquoi elle a choisi de se donner la mort. Il n'y a ni crime ni passion là-dedans.
— Elle a rejeté vos avances, c'est cela ? insiste Léonie comme s'il n'avait rien dit.
— Il n'y a jamais eu d'avance. Cessez vos enfantillages. »
Mais Léonie se contente de sourire.
« C'était facile, n'est-ce pas ? Profiter de la confiance qu'elle avait en vous... La droguer, probablement, je suppose que ce n'est pas compliqué quand on a des connaissances en médecine... Puis maquiller sa mort en suicide... Crier au meurtre pour qu'on ne vous soupçonne pas...
— Je ne...
— Vous avez trompé votre monde, n'est-ce pas, docteur Naëguet ? Vous vous en êtes bien tiré. Mais on ne Leur ment pas ainsi. Ils savent, Ils savent toujours... »
Elle sourit, prédatrice, calme... détachée.
Il n'y a rien d'elle, là-dedans.
Cela me heurte avec force. Peut-on mettre son âme dans un meurtre ? Son histoire ? Ses peurs, ses hontes ? C'est sordide, certes... mais c'est ce qu'elle faisait. Jusqu'à aujourd'hui.
« Vous avez assassiné Sandra Tourin. »
Lorsqu'elle a tué Sélène Lemercier, c'est la justice de l'État qu'elle attaquait. Ce sont ses failles et sa corruption qu'elle aurait voulu transpercer de sa lame. C'est l'injustice de la condamnation ridicule d'Eugène Ormier qui portait son acte.
« Admettez-le. Ne rendez pas les choses plus difficiles. »
Louis Namur qui a poussé sa mère au suicide... Peut-être est-ce notre père, qui l'a abandonnée à ses démons, peut-être est-ce nous deux qui n'avons pas su la préserver de la chute, après la mort de Gabrielle. Peut-être est-ce moi. Peu avant qu'elle ne tente de se suicider, je m'étais... énervé, je m'en souviens comme si c'était hier. Je n'en pouvais plus de devoir tout gérer, je lui avais dit qu'elle n'était pas une mère, que je la haïssais. Peut-être était-ce moi qu'elle tuait, puisque j'ai laissé notre mère s'éteindre.
« Je ne vois pas...
— Vos mensonges ne servent à rien. Ils savent déjà tout. »
Jean Dubois, c'était l'enfant face à l'adulte, Gabrielle, elle et moi pris dans la tourmente des faiblesses et de la cruauté du reste du monde. Tout comme Diane Rafalen, qui a assassiné son beau-frère par le biais de son fils, qui l'a laissé porter la culpabilité de son propre crime.
« Avouez. Dites les mots. C'est votre seule chance. »
Laëtitia Nocent aussi – sa sœur n'était qu'un bébé lorsqu'elle l'a tuée. L'impuissance de l'enfance, une fois de plus. Mais... il n'y a pas que cela. Je revois Léonie au chevet de la fillette, lui murmurant les berceuses que lui chuchotait maman. Se reconnaissait-elle, d'une façon ou d'une autre, en Laëtitia ?
« Il n'y a rien à dire.
— Ne vous obstinez pas, docteur, cela ne vous mènera nulle part. Je Les entends. J'entends Sandra. Elle vous aimait, avant. Pas comme vous l'auriez voulu. Mais elle vous aimait. »
Laëtitia avait tué sa sœur...
Gabrielle. Toujours Gabrielle. Toujours la culpabilité de Léonie. La peur de l'abandon. C'est elle-même qu'elle a tuée, aussi, cette fois-ci. Et puis, enfin, Christina Ravière, celle qui poussait les autres au meurtre... Elle s'est vengée d'Eux. Elle s'est défendue.
Et maintenant ? Maintenant rien. Il n'y a pas de lien entre l'histoire d'André Naëguet et la nôtre, rien qui puisse pousser l'humaine à s'impliquer. C'est pour cela qu'elle est aussi ferme et détachée. C'est pour cela qu'elle est restée lionne, qu'elle n'a pas flanché.
Alors il faut que l'humaine revienne... Que je la ramène... Mais pourquoi réussirais-je, cette fois, alors que justement elle est moins vulnérable ? Sur quoi jouer ? Tout est déjà perdu. Et je ne sais même pas si je dois intervenir... Ils lui feront du mal. Et cet homme m'effraie. Il a à peine tremblé en découvrant qu'elle sait tout. Il maintient trop bien les apparences. Je ne sais pas si...
Il faut que tu me tues.
Je ne peux plus continuer.
Le souvenir de ces paroles me heurte de plein fouet. Je n'ai pas le choix. Je dois réussir. Je ne peux pas la laisser mourir...
Léonie promène son couteau sur le poignet d'André Naëguet, sans enfoncer la lame. Son sang ne coule pas, mais il est si raide qu'on croirait voir un mort.
« C'est cela que vous lui avez fait, n'est-ce pas ? » susurre la lionne.
Elle joue. Je ne l'ai jamais vue jouer.
« Arrête, coassé-je d'une voix trop faible pour qu'elle m'entende.
— Souvenez-vous d'elle, insiste-t-elle. Souvenez-vous de son visage, avant que vous ne la tuiez... de sa confiance... Pensez à tout cela, s'il vous plaît.
— Léonie, non ! »
Cette fois j'ai crié, et elle relève la tête, surprise.
« Tu n'as pas à faire ça, poursuis-je, improvisant comme je peux. Ça ne te concerne pas, c'est Leur affaire... ça n'a rien à voir avec toi, Léonie, rien... »
Elle sourit. Place le couteau contre le ventre d'André Naëguet.
« Ça n'a jamais rien à voir avec moi, ment-elle. Je ne suis que Leur bras.
— Ne t'obstine pas... »
Elle m'ignore. André Naëguet me fixe avec une indifférence feinte qui me terrifie. Je n'ai pas envie de l'aider, il me fait peur ; je ne comprends pas comment, à quelques secondes de sa mort, il peut tenir encore aux apparences. Pourquoi ne se laisse-t-il pas déstabiliser ?
Mais peu importe qu'il vive ou qu'il meure, je dois aider Léonie. La protéger d'elle-même.
Tu me retiendras ?
« Sois toi-même, Léonie, je t'en supplie... Ne fais pas ce que tu regretteras... »
Elle tourne la tête vers moi et, dans son regard déboussolé, je vois celui de l'humaine. Horrifié, désespéré. Je le vois sur son visage, un bref instant. Puis son expression désarmée est remplacée par une résolution terrible.
Ils guident le bras de la lionne et enfoncent l'arme dans l'abdomen d'André Naëguet.
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