Chapitre 9 ~ Le coupable idéal

« Alors, Théo ? Ton essai ?

— Bof, soupiré-je en me laissant tomber à côté d'Octave. Parle-moi plutôt de ta petite amie, là, Sasha...

— Sarah, rectifie-t-il en fronçant les sourcils, et elle n'est pas... Laisse tomber, je me laisserai pas avoir. Qu'est-ce qu'il se passe ?

— Rien, mens-je d'un ton faussement agacé, et toi, qu'est-ce qu'il t'arrive ? »

Il se montre rarement aussi intrusif. Il promène un regard distrait sur l'amphithéâtre, visiblement soucieux.

« Tout va bien ? »

Il me fixe en secouant la tête, exaspéré. Mal à l'aise, je détourne les yeux.

« C'est... c'est chez toi, ça ? » finit par me demander Octave en sortant une feuille de son sac.

Il regroupe sous l'expression chez toi tout ce qui concerne mon histoire familiale. Un euphémisme qui sert de nom de code et nous évite de prononcer certains mots qui gagnent à se dissimuler dans le silence. Je baisse les yeux sur sa feuille, qui se révèle être un article découpé dans un journal. Quelques lignes sur la mort d'Eugène Ormier. Il est inutile de nier ; je hoche doucement la tête.

« Mec, c'est pas toi qui l'as buté, quand même ? s'inquiète Octave en écarquillant les yeux.

— T'as d'autres théories fumeuses comme ça ? Bien sûr que non.

— Allez, Théo. Je le dirai pas...

— Tu parles de couvrir un meurtre, là, Octave. Tu es fou ? On n'est pas dans un film.

— C'est un aveu ?

— Absolument pas. Si tu veux en discuter, je te propose d'attendre qu'il y ait moins de monde. »

Il hausse les épaules et, pendant les deux heures qui suivent, nous nous taisons pour assister au cours. Je n'y prête pas beaucoup d'attention, occupé à ressasser l'étrange ultimatum imposé par ma sœur. Quatre mois. Et ensuite ? Elle partira sans moi ? Elle ne partira pas ? Elle est tellement... imprévisible.

À la fin du cours, Octave tente de me forcer à lui expliquer ce qu'il se passe. Je lui répète que je n'ai pas tué Eugène Ormier. Il s'inquiète du fait que Léonie ou moi puissions être soupçonnés et je hausse les épaules, feignant l'indifférence.

« Tu peux me le dire, tu sais ? Je vais pas...

— Pourquoi tu tiens absolument à vivre un truc sordide ?

— J'y tiens pas, mec, arrête. Je me pose juste des questions et vu la situation, je pense que je fais bien.

— Vraiment, parle-moi de Sarah à la place », soupiré-je, ayant échoué à trouver un moyen subtil de détourner la conversation.

Il me jette un regard agacé, mais n'insiste pas, comprenant que je ne tiens pas à approfondir le sujet.

« Attends, je te montre une photo... »

Octave tire son téléphone de sa poche et s'empresse de faire défiler des images d'une jeune fille assez éméchée. Je feins de la trouver superbe – enfin, pas trop superbe, quand même – mais je regarde à peine les clichés. Quatre mois. Ils te donnent quatre mois. Je ne comprends pas le sens de ce délai – quatre mois, et ensuite ?

Je me souviens soudain de Léonie m'expliquant qu'elle innocenterait le probable suspect, Éric Valiaux, lorsqu'elle partirait. Lorsque nous partirions. Quand ils s'apercevront de leur erreur, nous serons introuvables. Autrement dit, tant que nous ne nous enfuyons pas – tant que je n'accepte pas de m'enfuir –, un innocent demeure suspect.

Au milieu du brouhaha de la cour de l'université, je prends lentement conscience de l'insidieux chantage que ma sœur, peut-être sans le vouloir, a fait peser sur moi.


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Dire que je passe ensuite une mauvaise journée serait un euphémisme. J'écoute vaguement Octave discourir sur nos professeurs, sur Sarah, sur ses parents, sur Sarah, sur une fête avant les vacances, sur Sarah, et les professeurs m'entretenir de divers sujets qui ne retiennent pas mon attention. Je ne pense qu'à Éric Valiaux.

Il n'a pas la tête d'un innocent. Des cheveux gris, des traits grossiers, un front bas, de petits yeux rapprochés et un sourire qui lui donne des allures de pervers. J'ai vu sa photo hier, en faisant des recherches sur Internet pour vérifier les dires de Léonie.

Elle avait raison. Totalement raison. C'est certain, il sera le premier accusé. Le coupable idéal. Un homme de soixante-deux ans fait un meilleur suspect qu'une jeune fille de quinze, surtout quand l'homme en question a un tel passif. De plus, les médias doivent être friands de ce genre d'affaire, un meurtrier assassiné, l'arroseur arrosé... La police ne voudra pas faire traîner l'affaire.

Les quatre mois que me donne Léonie – enfin, que ces mystérieuses personnes m'accordent – sont un grand maximum. Au-delà, si la culpabilité d'Éric Valiaux n'a pas été prouvée, ils iront chercher ailleurs. C'est-à-dire nous suspecter, Léonie et moi. Je suis coincé. Condamner un innocent, ou bien fuir avec elle.

Lorsque je rentre à la maison, Victor m'attend dans notre chambre, assis sur sa chaise de bureau, le visage fermé. Il m'apostrophe dès que je rentre.

« T'étais au courant ?

— De quoi ? réponds-je stupidement.

— Du mariage de la reine d'Angleterre, me réplique-t-il en levant les yeux au ciel. Sérieux, Théo. T'étais au courant ? »

Je hoche la tête.

« Il est possible qu'il s'agisse d'une vengeance, cite mon cousin d'un ton badin, selon les policiers. Qu'est-ce que t'en dis ?

— Qu'est-ce que je dois en dire ? »

Il lève ses yeux inquiets vers moi.

« Léonie n'était pas là, vendredi soir. »

Je le fixe, sans savoir quoi dire. La vérité est-elle si évidente, ou Victor est-il particulièrement perspicace ? Nous n'avons jamais eu de discussion vraiment sérieuse, je ne saurais le dire.

« Lé... Léonie ?

— Ouais.

— Elle était chez son amie, Leïla...

— C'est ce qu'elle a dit, ça. »

Je tressaille. L'inquiétude dans le regard inquisiteur de mon cousin est réelle, je le comprends bien, mais lui dire la vérité est inenvisageable.

« Tu es en train d'accuser ma sœur, Victor ? »

Ma voix est plus agressive que ce que j'aurais voulu.

« Tu sais... je comprendrais. Sérieux. Je sais ce qu'il vous a fait. Ce mec méritait de crever, Théo.

— À quoi tu joues ? protesté-je, feignant d'être choqué.

— Je me pose des questions, c'est normal, se défend-il. Tu ne t'en poses pas, toi ?

— Non, affirmé-je d'un ton que je voudrais plus catégorique. Je lui fais confiance. Elle ne ferait pas un truc pareil, elle est trop... »

J'hésite, ne sachant pas quel qualificatif pourrait l'innocenter. Les yeux bruns de Victor sont rivés sur moi.

« ... sensible, finis-je par achever. Mais j'appellerai Leïla, si tu veux.

— J'ai rien dit à mes parents, ajoute-t-il subitement. Ils trouvent ta sœur assez bizarre comme ça. Mais quand ils sauront, ils se poseront des questions. »

Sur ces paroles, il se tourne vers le mur et ouvre son livre de mathématiques. Je me laisse tomber face à mon propre bureau, pensif. Il n'est pas dans les habitudes de mon cousin de parler aussi sérieusement, mais je ne peux pas lui donner tort. Marie aura vite des soupçons. Jusqu'où peut-elle aller ? Dénoncer Léonie ? La mettre à la porte ? Non, elle a beau râler sans cesse contre ma sœur, elle s'occupe de nous sans faillir depuis bientôt huit ans. Elle fera ce qu'elle considère comme étant le mieux pour nous deux. Seulement, sa conception du mieux diffère de la mienne. Raphaël, quant à lui, suivra les directives de sa femme.

Je reste assis sans rien faire jusqu'à entendre l'appel de ma tante. Le dîner se déroule sans anicroche ; Léonie ne me regarde ni ne me parle et personne ne fait allusion à Eugène Ormier. Marie s'inquiète simplement de ses résultats scolaires, qu'elle suit avec attention sur le site du collège. Victor détourne la conversation sur ses propres notes, ce qui est un acte d'héroïsme – ses performances scolaires sont un terrain particulièrement glissant. Pendant le reste du dîner, il subit les reproches de sa mère en protestant pour la forme. Je me demande quel rôle il a décidé de jouer dans cette affaire sordide. Un allié, de toute évidence, mais de Léonie ou de moi ? La question a son importance...

Ma sœur et moi ne nous adressons pas la parole après le repas. Nous remontons dans nos chambres respectives. Que fait-elle à l'abri de la sienne ? Je repense à la carte que j'ai vue sur la porte. Une unique épingle, sur Lyon. Eugène Ormier habitait à Lyon. Je pensais qu'elle marquait les étapes d'un éventuel tour du monde.

Mais, et si...

Tu délires.

Et si elle marquait en réalité...

Non, c'est impossible. Tu délires, Théo, tu délires !

Et pourtant. Une liste, une carte ; cruelle logique.

Mais à quoi cela lui servirait-il ? Elle ne peut pas prendre ce risque, elle n'est pas stupide et cette carte constituerait un indice flagrant. Alors pourquoi ? Peut-être est-ce un appel à l'aide. Peut-être qu'elle cherche juste à attirer l'attention. Cela expliquerait cette mise en scène, oui. Cela expliquerait tout, sauf qu'Eugène Ormier est vraiment mort. Elle n'aurait pas pu décider de tout cela après coup, j'ai découvert la carte et le dossier avant les faits et l'article du Monde a été publié après qu'elle m'a avoué le crime.

Alors quoi ?

Ma sœur a-t-elle vraiment tué un homme ? Ma petite sœur ?

Toutes les questions que je me pose me conduisent à cette interrogation. Avant de pouvoir régler quoi que ce soit, je dois y répondre. Mais le oui me paralyse, et la part rationnelle de mon esprit trouve le non irréaliste.

Je passe le reste de la soirée, et une bonne partie de ma nuit, à débattre ainsi avec moi-même, sans vouloir accepter les réponses.

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